dimanche 19 mai 2013

Du temps de cerveau pour ... Une nouvelle 3

Jules de Gertilly se regarda dans la vitrine. Il était incontestablement beau et distingué. Il respirait l'aristocratie, la délicatesse. Tout était parfait chez lui, de l'intérieur du corps à la fleur à sa boutonnière. Il faisait toujours bonne impression et cela lui donnait un avantage dans toutes les négociations.

Ce matin, un dimanche, il se trouvait même trop parfait pour son rendez-vous. Il ne s'agissait pas d'un prince ou d'un émir, d'un richissime parvenu ou même d'un politique fameux. Ce n'était pas non plus une belle héritière a séduire ou une vieille milliardaire légèrement gaga, ses préférées. C'était juste un rendez-vous avec un anonyme sans pedigree qui lui promettait une relique hautement désirable. Des affaires, juste des affaires, dans un lieu public évidemment. On ne sait jamais sur qui on tombe dans son métier, et en professionnel de la négociation, il se méfiait des crapules qui croyaient l'être plus que lui. Jules n'était pas modeste. Il n'avait pas ce défaut. Il connaissait sa supériorité et en usait à son seul profit.

Il décida soudain d'enlever sa fleur. Elle faisait trop honneur à son interlocuteur. Son costume, parfait comme toujours, serait certainement suffisant pour un anonyme sans distinction. Il se retourna, après un dernier sourire à son profil aquilin et se remit à marcher. La charmante jeune fille à qui il donna sa fleur le regarda d'abord avec un air surpris, un peu effrayée, puis comme toujours, séduite, alors même qu'il continuait son chemin. Il adorait tester son pouvoir sur les pauvres humains normaux. Ils étaient tellement faciles à manipuler... Les femmes surtout.

En arrivant dans le jardin du Musée Rodin, il rendit hommage au Penseur, là-haut sur son socle. Quel gâchis ! Penser au lieu de séduire. Comme si la pensée était suffisante. Jules se consolait en imaginant que si Rodin l'avait connu, il aurait donné une autre force à ses pensées malfaisantes. Le Penseur aurait dégagé une force négative, effrayante, tout en étant diaboliquement séduisant au premier coup d'œil. De son point de vue, la statue était trop faible. Seul le poing du Penseur dégageait une force inattendue, comme l'instantané d'un uppercut figé dans la pierre. C'est à cause de ce poing qu'il aimait cette statue et ce Musée. C'est à cause de lui qu'il fixait ses rendez-vous publics dans ce jardin toujours très fréquenté.

Il approchait du bassin au fond du jardin et se demandait avec délectation lequel des promeneurs serait sa proie ce matin. Il écarta les touristes munis de guides et se trouva légèrement contrarié de ne pas identifier tout de suite son interlocuteur. Il se posta sur le banc du milieu et attendit. Il arrivait toujours une minute en retard exactement pour avoir l'avantage et il était trop expérimenté pour se sentir dominé par un quelconque sentiment de colère. Comment ? Quelqu'un le faisait attendre ? Lui ? Il inspira et retint un instant l'air au fond de ses poumons pour se préparer à attendre. L'expiration était toujours chez Jules le moment de détente idéal, sa force dans toutes les situations. Ce moment suspendu était une de ses forces. Son plaisir.

Le Bonjour qu'il entendit chuchoté à son oreille le surprit à ce moment précis ou il savourait déjà l'expiration qui allait le décontracter. Ce Bonjour fut dit sur un ton si froid que l'air se congela dans ses poumons. Pendant une seconde éternelle, l'air ne voulut plus sortir de son corps, puis ses poumons se vidèrent d'un coup. Jules était vide, incapable d'inspirer. Il se tourna et vit à côté de lui un squelette assis sur le banc, le plus naturellement du monde, qui le regardait a travers ses orbites à la fois vides et pleins de noir.

Jules regardait le squelette et celui-ci lui parla. Jules n'entendait rien mais il savait que le squelette lui parlait. Jules ne voyait que les yeux du squelette et sa main, fermée. Sa main qui montait lentement vers son menton. Jules était un professionnel de l'estimation. Il savait avec justesse estimer à leur juste prix toutes sortes d'antiquités. Il savait calculer le temps nécessaire pour toutes sortes d'événements. Il regarda le poing monter vers son menton et sut avec certitude qu'il lui restait 40 secondes à vivre. Il ne pouvait ni inspirer, ni bouger. Il réussit à dire Pourquoi ? Mais ne comprit pas la réponse.

La jeune infirmière qui aurait pu le sauver, et qui aurait dû être là à ce moment précis était assise seule, sur un banc près de l'entrée. Elle tournait dans ses doigts la fleur qu'un inconnu venait de lui donner. Elle rêvait. Elle n'imaginait ni être malfaisant, ni squelette, ni poing. Elle tenait simplement dans sa main la vie elle-même. Deux minutes après, elle se releva et sourit à la vie, soudain plus légère. Le Penseur la suivit un instant du coin de l'œil. Il aurait bien aimé pouvoir sourire...

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