dimanche 28 juillet 2013

Du temps de cerveau pour ... une nouvelle nonne

Jardinier c'est un beau métier. Jardinier dans un couvent de nonnes c'est un plus beau métier encore. Jardinier dans un couvent de nonnes à notre époque c'est fantastique se disait tous les matins Jules.

Certains matins il se sentait des ailes sur le dos. Pas comme un ange, mais plutôt comme un héros de roman, de préférence un roman écrit en plein XIX° siècle. Comme Rastignac qui descendait sur Paris pour le conquérir. Comme Jean Valjean qui se réfugiait dans un îlot de sécurité au milieu d'une ville noire et ennemie. Comme Olivier Mellors, même s'il était surtout garde-chasse chez les Chatterley...

Evidemment son couvent n'était pas aussi romanesque, mais il s'y sentait heureux. Jardinier de père en fils dans ce couvent, il n'avait pas l'impression que le monde avait changé à l'intérieur des murs, même si la vie avait tout transformé au-dehors. Il ne vivait plus dans le couvent comme son père et ses aïeux. Il voyait des filles qui restaient avec lui parce qu'il était mignon, jusqu'à ce qu'il révèle le nom de son employeur. Soit elles se moquaient de lui, soit elles le trouvaient bizarre et forcément pervers. Pareil pour ses amis garçons qui ne rêvaient que de pénétrer dans le couvent et qui le couvraient de plaisanteries grivoises.

Jules était un solitaire par choix et par vocation. Le couvent lui suffisait sans qu'il soit spécialement croyant. Juste ce qu'il faut avec un peu trop d'interrogations. Car Jules était curieux. C'était là son seul vrai défaut. Au début le jardinage l'avait passionné justement parce qu'il comprenait plein de mystères à découvrir à tous les instants, différents à chaque instant de l'année. Sa curiosité était insatiable mais les plantes l'enivraient et satisfaisaient tous ses appétits de curiosité.

Les nonnes passaient au loin, avec un sourire et un gentil bonjour quand elles passaient plus près, mais il ne les voyait presque pas. Soeur Jeanine était la seule qui lui parlait régulièrement. Elle était chargée de l'économat et son air bougon contrastait avec un sourire permanent qui illuminait ses yeux. Elle ne lui refusait jamais aucune de ses demandes pour de nouvelles graines, des outils à réparer ou une journée de congé si le temps le permettait pour aller rencontrer d'autres jardiniers.

Ce matin de printemps, lorsqu'il se leva, il sentit tout de suite dans l'air cette odeur caractéristique, cette humidité subtile qui sonnait le début de la saison préférée des jardiniers. Il allait enfin pouvoir aujourd'hui commencer à accompagner les naissances des bourgeons. L'hiver avait été long et frustrant. Il avait même failli s'ennuyer à un moment, ce qui ne lui était jamais arrivé encore. Mais maintenant c'était fini. La vibration de l'air était évidente et celle de la terre le serait dès qu'il pourrait poser les pieds dessus.

Jules se pressa. Il voulait arriver au Couvent avant Laudes. Il courut, seul, dans les rues de la ville encore endormie et il entra, bien plus tôt que d'habitude, par la petite porte qui lui était réservée, avec la clé qui ne le quittait jamais, même pendant sa douche. Le jardin était vide. Il sourit et se dirigea vers sa cabane pour se changer. C'est alors qu'il vit l'ombre.

L'ombre sortait d'un mur presque aussi noir qu'elle, là-bas près d'un coin isolé d'une vieille bâtisse. L'ombre se dirigea si vite vers le fond du jardin, près de l'église, qu'il eut l'impression d'avoir rêvé. Il n'y avait jamais personne dans ce coin, pensa-t-il. De mémoire il croyait se souvenir qu'il s'agissait d'un vieil entrepôt. Il était certain de n'avoir jamais vu quelqu'un y aller. D'ailleurs, il ne se souvenait même pas de l'existence d'une telle bâtisse.

Jules était intrigué. Sa curiosité avait été éveillée. Pendant qu'il se changeait, il repensa à tout ce qui concernait ce coin de jardin où il n'allait jamais car rien n'y poussait, n'y avait jamais poussé. Ses yeux étaient tellement attirés par le vivant et la nature que tout ce qui lui semblait mort disparaissait de son regard. Il avait comme une grande tâche jaune au fond de l'oeil réservée à ces intéressants de la non-nature. De temps en temps il manquait même se faire écraser dans la rue, car il ne considérait pas les voitures comme des objets intéressants.

Il entendit les soeurs dans l'église pour l'office du matin et se décida à aller voir ce pan de mur. C'était un pan de mur normal, vieux, de travers mais solide. Pas de porte, pas de jointure. Aucun signe d'ouverture.

Pendant toute la journée, il ne put penser qu'à ça. Quand soeur Jeanine vint lui demander s'il avait besoin de quelque chose et si le printemps allait bientôt arriver, il lui répondit de manière évasive. Soeur Jeanine le regarda un moment puis lui demanda : "Ca ne va pas ce matin, Jules ?" Il baragouina une formule incompréhensible, même par lui. Soeur Jeanine le regarda encore, puis le laissa seul avec ses pensées et ses boutures.

Jules était pris. Pris par une curiosité qui ne le lâcherait plus avant qu'il ait résolu cette énigme. La journée passa comme une projection de deux films superposés. En surimpression sur la terre et son râteau il voyait toujours ce pan de mur, si normal et si curieux pourtant.

Lorsque Jules rentra se coucher, il avait pris sa décision. Il serait le lendemain encore plus tôt dans le jardin du couvent, à l'affût.

Le lendemain était un vendredi. Il arriva en pleine nuit noire et se cacha dans sa cabane. Juste avant Laudes, une ombre, la même certainement, sortit du pan de mur et se dirigea vers l'église. Cette fois il avait bien repéré l'endroit exact. Il courut vers le pan de mur. Mais aucun signe ne marquait une porte, même à ses yeux exercés qui auraient reconnu des traces de lézard dans la terre fraîche.

Toute la journée il hésita à parler à Soeur Jeanine, mais il ne la vit pas.

Le samedi, il recommença. Il avait ratissé soigneusement tout le long du mur la veille et lorsque l'ombre fut apparue puis disparue il put constater que des pas sortaient du mur à l'endroit précis qu'il avait deviné. Il n'avait donc pas rêvé. En transe toute la journée, Soeur Jeanine toujours absente, Jules passa et repassa dans sa tête tout un tas de scénarios. Cela faisait trois jours qu'il était accroché à cet hameçon puissant qu'est la curiosité. Cela ne pouvait plus durer.

Le quatrième jour était un dimanche. Le dimanche les horaires du couvent étaient évidemment différents et Jules décida de ne pas dormir chez lui. Il fit semblant de sortit du couvent mais resta caché toute la nuit dans sa cabane, observant le pan de mut. Personne ne s'en approcha à la nuit tombée. Après les matines, lorsque tout fut redevenu tranquille, Jules, habillé de son grand manteau noir qui le rendait presque invisible se posta juste en face de la supposée porte. Il allait rentrer au même moment où l'ombre sortirait. C'était son plan. Il espérait seulement ne pas être endormi au moment fatidique.

Il s'assoupit quand même un peu, évidemment, mais jamais bien longtemps. Lorsqu'il sentit l'odeur indiscutable du printemps, forte de quatre jours maintenant, il sut que la porte ne tarderait pas à s'ouvrir.

Jules cligna des yeux et l'ombre fût là devant lui avec un rectangle un peu plus noir que la nuit derrière. Il n'hésita pas et s'élança dans la porte, ou supposée porte. Il réussit à passer et tout redevint subitement noir autour de lui. La porte devait s'être refermée. Il n'entendait rien, ne voyait rien. Pire, il ne sentait rien, plus même l'odeur du printemps. Même pas le renfermé auquel il s'était attendu, car tous les passages secrets sentent le renfermé, c'est bien connu.

Jules avait pris la précaution d'emporter des allumettes. L'escalier qu'il vit devant lui en craquant la première l'invitait à descendre. Le temps d'arriver en bas, il craquait sa quatrième allumette, mais il n'eut pas besoin d'en allumer une autre.

Devant lui, une pièce était éclairée comme au petit matin. C'était une pièce pas très grande, mais presque toute sa surface était occupée par une maquette sur tréteaux. Une maquette du couvent. Une maquette si précise qu'il en reconnaissait tous les détails. Son jardin flamboyait au milieu. Les plantations semblaient aussi vraie que nature. La précision des détails était hallucinante. Il voyait son jardin comme il était actuellement. Les bourgeons sortaient de terre comme en vrai. Il voyait même son râteau le long du mur là où il l'avait laissé cette nuit. C'était trop réel. Et pourtant quelque chose le dérangeait. Il y avait des erreurs. Certaines plantes qui étaient en fleur dans ce couvent miniature n'étaient qu'en bouton à cette époque. Il se dit que la miniature avait été réalisée un peu plus tard, vers la pentecôte peut-être.

Il tourna autour du couvent miniature et vit soudain sortir Soeur Jeanine de la petite église et se diriger vers sa cabane. Jules lui ouvrit et l'embrassa à pleine bouche, puis ils rentrèrent tous les deux. Jules n'en croyait pas ses yeux. Il n'y avait pas un bruit, pas une odeur, mais tout semblait si réel et si différent pourtant. Jules venait de regarder Jules embrasser Soeur Jeanine.

Sur le mur de cette cave mystérieuse, juste au-dessus de sa cabane il y avait un cadran. Pris d'une soudaine envie, Jules le tourna vers la gauche légèrement. La miniature devint flou le temps d'un clignement et il revit Soeur Jeanine sortir de l'église pour venir l'embrasser. Il tourna le cadran plus loin dans ce qui semblait le passé, de quatre crans. Aucune ombre ne sortit du mur. Même lui n'était pas encore là. Il se vit arriver tranquillement le matin, frappant à la porte de sa cabane où l'attendait Soeur Jeanine. Il recula le cadran de plusieurs tours. Et toujours Soeur Jeanine et lui s'embrassaient.

Jules remit le cadran à sa position 0. La miniature redevint comme la première fois qu'il l'avait vue. Seule une petite lumière dans la cabane de Jules et quelques ombres montraient que le temps s'écoulait ici aussi.

Jules eut envie de tourner le cadran dans l'autre sens. Mais sa curiosité avait trouvé maintenant un autre objet. Il remonta précipitamment l'escalier et se retrouva sans savoir comment dans son jardin et dans les bras de l'ombre.

Jules était heureux et je crois qu'on peut dire que Soeur Jeanine aussi.


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