dimanche 6 octobre 2013

Du temps de cerveau pour... une nouvelle décimale

Jules est dans le bus et il réfléchit.

Il est heureux d'avoir été choisi pour cette mission. Il n'était pas depuis si longtemps dans le Service mais il se sait tellement supérieur aux autres que son mérite devait forcément être enfin reconnu. Quand il était arrivé avec ses diplômes et ses antécédents, il avait espéré être regardé avec respect et envie. En fait, la bande de ringards qui peuplait ce Service prestigieux l'avait tout de suite jugé, ignoré puis méprisé. Jules savait qu'ils avaient peur de lui et de ses compétences hors de leur portée. Mais il avait beau le savoir, il avait attendu sa première vraie mission pendant des mois. Comme si personne d'autre n'avait remarqué son génie. Jules était sûr de lui, mais visiblement il était le seul. Jules savait beaucoup de choses mais personne ne semblait s'en rendre compte.

Jules avait attendu patiemment en profitant de chaque tâche qui lui était confiée pour briller, tout en restant modeste et en n'affichant pas sa supériorité tellement évidente pour lui. Il avait très vite compris qu'il s'agissait d'une sorte de bizutage. Evidemment Jules essayait de se faire remarquer du Chef du Service. Mais celui-ci était très occupé par des dossiers vitaux pour l'avenir du Monde. Jules attendait.

Ce matin, le Chef l'avait convoqué dans son bureau et Jules avait juste eu le temps de rajuster sa cravate. Le Chef lui avait dit "Bonjour Jules" et lui avait tendu une enveloppe en ajoutant "Vos instructions sont ici. Merci de laisser les papiers sur votre bureau avant de partir en mission". Jules avait bredouillé une bouillie de sons inaudibles et il s'était précipiter à son bureau pour lire ses instructions. Sa première vraie mission ! Et tout seul en plus.

Après avoir lu ses instructions, Jules avait reposé l'enveloppe et enfilé son manteau. Il s'était retrouvé dehors, encore interloqué. Il y avait une adresse, un étage, une clé et ces quelques mots "fouiller le bocal du poisson" écrits en majuscules collées là comme pour une lettre anonyme. C'était tout. Rien sur ce qu'il fallait chercher, ni sur les raisons de cette mission. Jules avait beau savoir (Jules savait tout) que le Service était très discret, il trouvait quand même que c'était un peu trop, sur ce coup.

Jules réfléchit encore lorsque le bus s'arrête. Il en est arrivé à la seule conclusion possible : cette mission est de la plus haute importance et le Chef du Service, qui a remarqué son génie, lui fait confiance pour la résoudre. C'est donc un test. Et Jules sait qu'il va le réussir. Evidemment.

Jules arrive à l'adresse indiquée. L'appartement est au premier étage. Il est 10h22 et l'occupant est visiblement absent. Jules entre dans l'appartement avec la clé qui était dans l'enveloppe. L'appartement est effectivement vide. Le sens du timing du Service est parfait. Jules sait qu'il a tout le temps nécessaire.

Le problème est que l'appartement est vide. Complètement vide. Aucun meuble et tous les placards sont vides. Pas de bocal ni de poisson rouge non plus. Jules transpire un peu. Il refait un tour complet de l'appartement, méthodiquement. Il sonde même les murs pour y déceler un placard ou un passage secret. Rien. Jules s'assoit par terre au milieu de la plus grande pièce et réfléchit. Il vient de passer presque une heure ici et il n'y a rien. "Fouiller le bocal du poisson" ? Pourrait-il s'agir d'une énigme destinée à tester son intelligence, qu'il sait supérieure ? Ne s'est-il pas trompé d'adresse ? C'est ridicule, sa mémoire est parfaite et la clé a ouvert la porte.

Jules redescend et vérifie dans le hall qui sont les occupants. Au premier étage il y a une étiquette à demi arrachée qu'il arrive à lire quand même : Monsieur Poisson.

Monsieur Poisson ? Jules revoit dans sa tête le message écrit en majuscules et comprend qu'il n'y a pas de poisson. Il remonte en courant l'escalier et regarde d'un oeil nouveau l'appartement. A-t-il si bien lu ? S'agissait-il du bocal du poisson ou du local de Poisson ? Jules est pris d'un affreux doute. Il décide de tout refouiller et de rassembler ses trouvailles dans la grande pièce. Au bout de deux heures, Jules est épuisé mais fier de lui. Il a regardé partout et a réussi malgré tout à rassembler un butin. Maigre butin, mais butin quand même. Evidemment rien ne ressemble à un bocal ou à un poisson.

Il a devant lui un balai, une éponge, un seau et un chiffon, avec une bouteille de Monsieur Propre à moitié vide. La bouteille pourrait être considérée comme un bocal avec beaucoup d'imagination, mais il n'y a rien dedans, sauf du liquide jaunâtre. L'éponge est artificielle et ne saurait être considérée comme un poisson. le chiffon n'a pas l'air vivant non plus et le seau est un vrai seau en plastic bleu. Jules est dégoûté. Il décide de rapporter au Chef de Service ce qu'il a trouvé. Après tout, il a fouillé le local du Poisson et a récupéré tout ce qu'il y avait. En sortant, il évite soigneusement de croiser la concierge et rentre au Service en essayant de ne pas trop se faire remarquer dans le bus.

Devant l'entrée du Service, tous les membres l'attendent en formant une haie d'honneur. Le Chef l'accueille et lui montre la porte des toilettes avec un large sourire. Jules ne dit rien. Il vient de comprendre et baisse les épaules. Il regarde sa bouteille de Monsieur Propre et se demande s'il y en aura assez pour tout nettoyer, car le Service est vaste.

Jules sait tout, mais il a oublié qu'on était le premier avril.


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