dimanche 27 octobre 2013

Du temps de cerveau pour ... une onze de nouvelle

Taqi habitait une maison toute poussiéreuse. La poussière faisait partie de son monde de toute éternité, c'est -à-dire depuis sa naissance, cinq années auparavant lorsque sa vieille tante l'avait recueillie après une naissance tumultueuse qui avait fait de Taqi une orpheline. Sa tante n'était pas du tout intéressée par le ménage et consacrait tout son temps à Taqi. Celle-ci était devenue très vite la reine du lieu, une petite reine soit, mais avec une jolie frimousse, une chevelure d'ange et surtout, surtout, un sourire qui avait conquis tout le monde.

En fait Taqi ne connaissait pas grand monde. Il y avait Tante, évidemment, qui était là en permanence et il y avait aussi Madame Bleu qui venait de temps en temps, officiellement pour faire le ménage, mais qui passait son temps à cancaner avec Tante et à apporter des petits cadeaux à Taqi pour avoir le plaisir de la voir sourire. Taqi jouait aussi avec la fille de Madame Bleu qui l'initiait au monde des grands, du haut de ses six ans, car elle allait à l'école et connaissait des choses merveilleuses. Taqi buvait ses paroles à chaque fois et ses nuits étaient toujours agitées de rêves merveilleux après chaque visite. Elle s'imaginait reine de l'école et des élèves merveilleux qu'on y trouvait. Des filles principalement, car personne ne lui parlait jamais de garçons. C'était bizarre.

Taqi avait hâte d'aller à l'école elle aussi pour conquérir son trône et voir des garçons, mais Tante avait des idées bien arrêtées sur l'éducation. Taqi savait déjà lire et écrire depuis l'âge de trois ans mais elle ne savait pas que c'était très rare. La fille de Madame Bleu ne lui en parlait pas, car elle commençait seulement à former ses lettres. Taqi lisait beaucoup mais ne parlait pas de ses lectures à Madame Bleu ou à sa fille. C'était une affaire entre elle, sa Tante et la bibliothèque.

Ah, la bibliothèque...

C'était sa pièce favorite depuis l'aube de ses souvenirs, la seule pièce sans poussière. Sa Tante lui avait dit très tôt qu'elle avait le droit de lire tous les livres qu'elle pouvait attraper et Taqi ne s'en était pas privé. Les meubles remplis de livres montaient jusqu'au plafond mais les livres étaient rangés par niveau. Tout en bas, alors qu'elle rampait encore, Taqi se souvenait des livres pleins d'images, certains en tissu ou en plastic, avec des grosses pages cartonnées faciles à feuilleter. Elle les regardait encore de temps en temps avec nostalgie mais elle n'était plus un bébé. Chaque fois qu'elle sortait des livres, ceux-ci étaient revenus à leur place le lendemain matin. Taqi hésitait entre un tour de magie et sa Tante, mais le résultat était là : chaque matin, la bibliothèque était dans le même état que le matin d'avant. La seule différence c'était qu'elle grandissait. Maintenant elle atteignait le troisième niveau et peut-être bientôt le quatrième. Elle était d'ailleurs en train de finir le dernier casier, au troisième niveau près de la fenêtre, et commençait à craindre de ne plus rien avoir à lire.

La fille de Madame Bleu n'était jamais entrée dans la bibliothèque, d'un commun accord tacite. Sa mère qui la nettoyait soigneusement considérait visiblement cette pièce comme un endroit inapproprié pour une petite fille. Elle en parlait d'ailleurs de temps en temps à Tante, lorsqu'elle croyait que Taqi n'entendait pas, mais Tante haussait ses jolis sourcils d'argent et changeait de sujet, avec un sourire et un clin d'oeil vers Taqi qui jouait immanquablement derrière Madame Bleu sans faire de bruit, pour se remplir les oreilles des cancans de la semaine.

Aujourd'hui Taqi était toute excitée. C'était Halloween et Tante lui avait promis un costume spécial puis une tournée des maisons du voisinage avec plein de bonbons à la clé. Ce serait la première fois. Sa Tante la préparait visiblement à sortir dans le vaste monde. C'était encore le matin évidemment mais Taqi était déjà dans la bibliothèque. Elle avait fait une pile de tous les livres qu'elle avait trouvés dans les trois premiers niveaux et qui parlaient d'Halloween. La pile était aussi haute qu'elle ! Mais elle se souvenait de presque tous et elle savait que ce n'était que des mensonges pour enfants, comme ceux qu'elle apprendrait plus tard à l'école. Ce matin, Taqi était décidée à en savoir plus. Elle avait repéré un beau livre orange et noir, tout en haut, au dernier niveau, le septième. Elle était certaine qu'il s'agissait du vrai livre d'Halloween et elle avait entrepris de le lire.

Mais pour cela, il fallait l'atteindre... elle avait mis au point un plan très simple mais qui lui avait demandé plusieurs semaines de préparation. Elle avait trouvé dans la remise du jardin une vieille canne à pêche, et dans le grenier un crochet. Ce matin donc, elle avait réussi à amener tout son matériel dans la bibliothèque pendant que Tante était partie faire une course. Taqi se mit au bon endroit et leva sa canne... Elle était trop courte d'un bon niveau :( mais Taqi avait de la ressource. Elle vida trois casiers et empila les livres en une sorte de pyramide aztèque, puis se remit à pêcher son beau livre orange et noir. Après quelques essais ratés, elle réussit à accrocher la tranche et tira d'un coup sec.

Ralentissons un peu le rythme de cette histoire pour capter tout ce qui se passa dans la seconde suivante. Taqi venait de tirer. Elle glissa et entama un vol plané, sa tête se dirigeant à toute vitesse vers un coin menaçant de la bibliothèque. Le livre orange et noir tomba et s'ouvrit pendant sa chute. La canne et le crochet volèrent seuls vers la fenêtre, la pointe en avant. Le meuble de la bibliothèque frémit.

Le résultat n'était que trop prévisible et Taqi, qui venait de comprendre tout ça en un éclair, se dit qu'elle ne verrait jamais son nouveau costume. Mais éclair il y avait eu. Un drôle d'éclair, tout droit sorti du livre. Orange et noir comme sa tranche. Brillant comme des siècles de savoir soudain relâchés sur le monde. Aveuglant comme seule la beauté peut l'être. J'ai bien peu que nous devions encore ralentir le temps pour bien comprendre. En effet, avant que l'éclair ait touché le sol, plusieurs choses s'étaient passées. Un cocon était sorti du livre, avait filé le long de l'éclair et avait éclos en un magnifique papillon aux ailes de velours. Une de ses ailes s'était glissée sous la tête de Taqi pour amortir le choc, l'autre contre la fenêtre pour la protéger du crochet qui allait en fracasser la vitre. Pendant ce temps une des pattes du papillon retenait la bibliothèque et deux autres attrapaient le livre.

Laissons le temps reprendre son rythme, il en a bien besoin. Le temps n'aime pas qu'on joue avec lui, mais il ne peut l'empêcher. Il sait que te temps de la vengeance arrivera. Il a le temps.

Taqi est assise par terre. Elle se sent bien. Tout est normal dans la pièce. Les livres sont rangés comme d'habitude, y compris le livre orange et noir. Pas de canne à pêche en vue. Taqi se dit qu'elle vient de rêver debout (ou plutôt assise). Elle tourne la tête vers la fenêtre et voit le papillon. Puis elle cligne des yeux et elle est le papillon. Elle voit le monde à travers ses yeux. Elle sent le monde comme si le monde n'était qu'une petite bille dans sa main. Elle se voit ouvrir la main. Le cocon est là, petit et doré. Elle sait ce qu'elle doit faire. Elle porte sa main à sa bouche, sa patte aussi. Elle avale le cocon et s'endort instantanément.

Lorsque sa tante vient la chercher pour le déjeuner, Taqi se réveille. Taqi ouvre les yeux, regarde sa tante, ouvre ses ailes invisibles, dépose un baiser sur la joue de Tante et sort par la fenêtre qui s'est ouverte toute seule. Elle vole. Elle survole le monde. Bientôt elle en sera la reine. Bientôt ?

Ce soir. Halloween !

(A suivre, si le monde tel que nous le connaissons existe encore dimanche prochain)



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