dimanche 8 décembre 2013

Du temps de cerveau pour … une nouvelle cat horse

Le groupe 21 était au travail. Son but était de reconstruire la liaison.

Il aurait pu ne pas y avoir d’histoire, car finalement c’est tout ce qu’il y a à dire. Cela suffit.

Une liaison de plus à reconstruire, un groupe de plus pour le faire, la même séquence depuis des millénaires que l’Ensemble existait. Evidemment de temps en temps il y avait quelques petits soucis techniques qui pouvaient retarder le projet de quelques millipériodes. Mais c’était de plus en plus rare. Chaque projet bénéficiait évidemment de l’expérience accumulée par tous ses prédécesseurs. Le groupe 21 le savait et s’activait tranquillement et avec précision. La précision de professionnels qui connaissent leurs tâches et savent qu’ils réagiront à toute éventualité, comme l’ont fait leurs aînés.

L’Ensemble existait depuis si longtemps que même les manuels d’Histoire avaient oublié sa création. La première liaison existait encore quelque part. Forcément. C’est à partir d’elle que tout avait commencé. Mais il était impossible de la distinguer d’une autre liaison. Il y en avait des milliards maintenant. Et elles se multipliaient au fur et à mesure de l’extension de l’Ensemble. Toutes les liaisons étaient nécessaires. Toutes les liaisons devaient fonctionner correctement pour que l’Ensemble existe. Lorsqu’une liaison tombait en panne, il était impossible de la réparer, il fallait la reconstruire dans un temps donné. Un savant du passé avait calculé la durée maximum pour reconstruire une liaison avant que l’Ensemble s’écroule. Cette durée était longue, suffisamment pour permettre avec une grande sécurité l’envoi d’un groupe sur place via les autres liaisons voisines, un temps de reconstruction très confortable et le retour du groupe avant la réactivation de la liaison.

Certains savants craignaient qu’un jour, une liaison ne puisse être reconstruite dans le temps imparti. Les conséquences étaient connues et inéluctables. Un tel événement signerait la fin de toutes les liaisons crées depuis cette liaison en panne. Instantanément. Si cela tombait sur une liaison très récente, seules les entités reliées à elle disparaîtraient. Si cela tombait sur une liaison plus ancienne, toutes les liaisons postérieures et toutes les entités reliées tomberaient aussi. Des pans importants de l’Ensemble pouvaient ainsi être annihilées en un éclair. Cela ne s’était jamais produit et le groupe 21 le savait.

La connaissance est fragile. C’est comme un jardin qui doit être entretenu en permanence. Mais dans ce jardin-ci, les plantes bougeaient en permanence, comme si elles flottaient au-dessus d'un jardin d’eau troublé par des courants et des tourbillons. Les liaisons étaient les seuls liens stables de ce grand jardin qu’était l’Ensemble, flottant sur un univers d’étoiles et de galaxies agité de courants imprévisibles. Il n’y avait pas de possibilité de garder la mémoire des liaisons et de leurs enfants. On savait depuis toujours que les liaisons permutaient, une fois activées, et que cela pouvait se produire à tout moment.

La première liaison pouvait être partout, et l’instant d’après elle pouvait être ailleurs. Reconstruire une liaison, c’était toujours comme reconstruire la première liaison. On ne savait jamais si c’était elle sur laquelle on travaillait et tous les groupes apprenaient qu’il fallait en permanence considérer la liaison en cours comme la plus importante des liaisons. Au cas où. Cette impossibilité de connaître l’ancienneté de la liaison en cours de reconstruction était l’une des bases de la philosophie de l’Ensemble. Si, au fond, le monde était inégal et hiérarchisé, la seule manière d’y vivre était de considérer que tout y était égal, et suprêmement important. Croire que quelque chose ou quelqu’un était plus important que le reste était impossible pour les peuples de l’Ensemble. Une certaine organisation était évidemment nécessaire pour faire tourner l’Ensemble et tous les groupes ou individus qui le composaient. Mais cette organisation pouvait changer à tout moment. Et en fait elle le faisait. Les groupes étaient mobiles et à géométrie variable. Il y avait pourtant une règle immuable : un groupe ne pouvait être modifié pendant la durée d’une mission de reconstruction.

Ces missions étaient trop importantes pour l’Ensemble. Le groupe 21, comme tous les autres qui avaient oeuvré dans le passé, avait commencé par se connaître, apprendre les leçons et les techniques du passé, se répartir les rôles et s’entraîner avant de reconstruire réellement la liaison. Sur les milliards d’individus qui composaient l’Ensemble, le groupe 21 n’était qu’une molécule d’eau mais il regroupait une proportion figée dans le marbre de vétérans ayant déjà réparé une liaison et de nouveaux venus censés apprendre leur métier. Comme tous les groupes, il se dissoudrait après cette mission.

Cette liaison-la était courte. La lumièrenne ne mettait que quelques secondes à la parcourir, et elle ne permettait de rapprocher que deux galaxies proches. Un travail de routine. Le groupe 21 l’avait tout de suite compris mais restait concentré. Les travaux routiniers étaient les plus dangereux si on en arrivait à oublier qu’il n’y a pas de routine dans l’Ensemble. Tout y est également important, la routine comme l’exceptionnel. La moindre erreur peut être fatale ou sans intérêt. La moindre erreur est donc fatale.

Le groupe 21 était en train de terminer la reconstruction lorsque deux de ses membres, un homme et une femme décidèrent de s’embrasser. Cela arrivait souvent et de nombreux couples s’étaient même formés à l’occasion de rencontres dans des groupes comme celui-ci. Le danger excite les sensations. Et même si ces couples ne duraient pas forcément longtemps, il y avait toujours de nouvelles tentatives.

Le baiser dura suffisamment longtemps pour que l’homme et la femme oublient le reste. C’était un bon baiser. L’homme et la femme n’en avaient jamais connu de tel. Ils mirent quelques centipériodes à s’en remettre. C’est normal et personne ne leur en aurait voulu. Personne d’ailleurs ne leur en a voulu puisque plus personne n’existait, pas même eux, après la rupture de la liaison. Furent-ils distraits ? Furent-ils trop lents ? Personne n’était plus là pour le dire. L’Ensemble avait disparu, avec toutes ses liaisons, de la première, car c’était évidemment elle, à la dernière, car c’était aussi elle.

Les deux galaxies se séparèrent, comme tous le reste et l’univers redevint ce qu’il était.

C’est notre univers. Le mien et le vôtre. Personne ne sait plus comment recréer l’Ensemble, ou même s’il faut le reconstruire. Les personnes ne font plus partie de groupes et les liaisons sont mortes. Sur quelle planète sera reconstruite la première liaison du nouvel Ensemble ? Mystère. Tout le monde a oublié le premier Ensemble. Peut-être d’ailleurs n’était-ce pas le premier Ensemble et peut-être a-t-il été réinventé déjà plusieurs fois. C’est un espoir, car cela veut dire qu’il peut être retrouvé. C’est en tous cas la conviction profonde de tous les amants qui s’embrassent. Il se passe quelque chose pendant un baiser, un vrai. Et même si l’espoir est ténu de créer une liaison, il faut continuer.

Alors, continuons !






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