dimanche 20 avril 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle Trente

C’était le 14 du mois, un jeudi et Gilles était déjà à sec. Comme tous les mois. Il n’y arrivait décidément pas et il savait qu’il allait devoir aller chez M. Loiseau, l’usurier et le prêteur sur gages, celui que tout le monde appelait l’oiseau de proie. Et pas plus tard que demain s’il voulait continuer à donner le change.

Gilles était entre deux âges et n’avait pas eu de chance, mais il avait un bon fond. Il donnait de son temps libre pour l’église du village, et en ce moment il avait beaucoup de temps libre ! Gilles était l’organiste attitré de l’église et il était le seul à avoir le droit de toucher l’orgue de l’église, les grandes orgues comme disait pompeusement le curé, qui était situé comme il se doit au-dessus de la grande porte de l’église, dans la grande tribune à l’ouest. La plupart du temps le curé, conscient de l’état plutôt mauvais de l’orgue se contentait du petit orgue moderne près du choeur avec des paroissiennes volontaires, mais pour les grandes messes du dimanche, il exigeait les grandes orgues et Gilles était chargé de le maintenir à peu près en état et d’en jouer.

Gilles était un vrai musicien mais il avait vraiment du mal à gagner sa vie en vivant de sa passion. Et il avait tellement de problèmes d’argent qu’il avait commencé à mal se comporter, tout en se sentant affreusement coupable. Tout avait commencé il y a presque un an, quand ses problèmes d’argent l’avaient pris à la gorge. Il était en train de regarder un registre de l’orgue, celui qui donnait accès au théorbe, qui ne voulait plus marcher. Toute la mécanique semblait pourrie et même en ayant changé les ressorts, il voyait bien que ce registre ne pouvait plus être utilisé. Il s’était dit ce jour là que c’était dommage car ces 7 tuyaux ne serviraient plus. Et il avait regardé les tuyaux de cuivre, bien cachés derrière les autres… et invisibles du choeur…

C’est ce jour-là qu’il avait commencé à démonter des parties de l’orgue, invisibles et inutilisables pour les vendre à Monsieur Loiseau. Au début l’usurier avait été réticent mais petit à petit il l’avait encouragé. Il avait des acheteurs pour ce type de pièces et lui promettait un bon prix pour chaque morceau. Gilles était rongé par le remords mais il n’avait pas trouvé d’autre solution pour survivre. Graduellement l’orgue s’était allégé de tuyaux invisibles et de mécanismes inutilisables. Gilles se sentait coupable mais il se disait que de toutes façons toutes ces parties de l’orgue ne servaient plus à rien depuis belle lurette.

Trois mois auparavant, Gilles n’avait toujours pas plus d’argent et il était arrivé au bout des parties cassées de l’orgue. De l’extérieur tout était pareil et il pouvait jouer tous les morceaux sans aucun changement. Monsieur Loiseau s’était fait de plus en plus insistant chaque semaine. Gilles n’avait pas d’autre ressource. Il décida alors de démonter quelques tuyaux des jeux les moins utilisés, les notes les plus graves ou les plus aiguës, celles qu’on ne jouait jamais. Au début cela avait été facile et puis cela avait compliqué son jeu à lui.

Le mois dernier, il avait dû s’attaquer à un tuyau visible. Un gros. Il avait dû découper la partie cachée pour ne laisser que la façade avant. C’était un crève-coeur mais cela lui évitait un crève-la-faim. Et Monsieur Loiseau était insatiable maintenant.

En allant à l’église, ce jeudi soir, Gilles avait le regard sombre. Il avait la clé et pouvait franchir à toute heure du jour et de la nuit la petite porte qui donnait sur la tribune. Le seul accès à l’orgue. La semaine dernière il avait dû changer son interprétation pour éviter les tuyaux absents et le curé l’avait regardé bizarrement après la messe. Mais il devait continuer. C’était la semaine sainte et la grande messe du dimanche de Pâques devrait être parfaite. Chaque année, le curé lui demandait de venir saluer la foule. Il devait pouvoir être bien habillé, or cela faisait longtemps qu’il n’avait plus d’habits corrects. Il allait vendre un tuyau et pourrait au moins s’habiller correctement pour faire honneur au curé et à la foule.

La nuit du jeudi saint au vendredi tout était calme dans l’église. La légende disait que les cloches s’envolaient pour Rome. Tout était silencieux et Gilles put travailler rapidement. Ce tuyau était un Ré. Il allait devoir transposer certains airs pour éviter de montrer son absence. En sortant de l’église au coeur de la nuit, Gilles crut voir une petite lumière flotter derrière une fenêtre dans la maison en face de l’église et une ombre en forme de cloche passer dans le ciel, noire sur fond noir. Gilles pressa le pas et se dit qu’il devait manger, s’il commençait à avoir des visions.

Une fois sorti de la boutique de Monsieur Loiseau, toujours ouverte pour lui, Gilles se retrancha chez lui, dans sa petite cabane. Il devait maintenant se préparer pour dimanche et trouver de nouvelles interprétations pour éviter ce Ré. Le samedi soir il alla louer son habit qu’il devait rendre le lundi matin. La boutique de location d’habits était en face de l’église et la jeune femme qui lui tendit son habit lui sourit d'une manière si franche que Gilles s’enfuit en courant chez lui. Il avait tellement honte qu’il décida que ce serait son dernier dimanche de Pâques. Il avouerait tout au curé dès le lundi et se prépara aux conséquences inévitables.

Le dimanche matin, Gilles arriva très tôt à l’église, avec son bel habit. Le curé fut charmé de le voir et le complimenta sur sa tenue. Il lui donna ensuite une partition nouvelle à jouer en fin de messe, pour l’apothéose. Il devrait saluer la foule de la tribune puis jouer cet air. Gilles lui sourit et regarda la partition. C’était une toccata en Ré. Gilles la connaissait bien et il sut tout de suite que ce morceau serait impossible à jouer. Il manquait trop de tuyaux, et même un jeu entier, qu’il croyait ne jamais devoir utiliser. Gilles bredouilla quelques mots et alla vite se réfugier devant la console de son orgue.

Dans le miroir placé à sa gauche il voyait l’église se remplir. Il reconnaissait la plupart des paroissiens. Il vit Monsieur Loiseau et fut surpris que celui-ci vienne à la messe. Il vit la jeune femme de la boutique de location. Elle seule saurait d’où venait son habit. Il vit ensuite avec horreur une équipe de télévision s’installer. Il se souvient alors que le curé avait mentionné ce détail quelques semaines auparavant : la messe serait retransmise en direct. Gilles était en sueur.

Les cloches sonnèrent. Elles étaient donc bien revenues, se dit-il avec un sourire un peu forcé. Gilles joua. Il avait bien travaillé ces deux derniers jours et ses improvisations étaient brillantes. Seuls les grands musiciens auraient pu s’étonner qu’il n’utilise pas plus de registres. Pour les autres, tout sonnait bien. Et la messe se déroula de la même façons. On aurait dit qu’une aura particulière était présente dans l’église et sur l’église assemblée ici. Même le curé avait une voix inhabituellement forte et douce à la fois. Gilles commençait à se dire que personne ne remarquait rien.

Et puis, soudainement, le curé remercia l’organiste et demanda à Gilles de venir saluer. Gilles se leva et se tourna vers le public. Le curé le regardait avec des yeux pleins de lumière, et Monsieur Loiseau avec un sourire chaleureux. Mais Gilles ne vit que la jeune femme et son sourire et ses yeux. Il sut alors que sa vie avait trouvé un sens.

Gilles se rassit, posa la partition devant lui, ouvrit tous les registres, même les plus vieux, les cassés comme les vendus, et il plaqua le premier accord avec toute la puissance dont l’orgue était capable.

Il s’attendait à un accord faible mais correct. Le son qui sortit de l’orgue faillit le faire tomber de son banc. Jamais il n’avait entendu une telle puissance. Il laissa l’accord durer quelques secondes puis laissa un silence égal s’installer, dans un duel épique réverbéré sur les murs et les piliers. Le bruit de la foule s’était tu. Gilles appuya alors sur la touche Ré et commença les premier arpèges. L’orgue répondait à la perfection. Gilles ne vit pas le temps passer. Il se laissait porter par l’orgue et la musique. Lorsqu’il plaqua le dernier accord, le même que le premier, sur l’orgue, celui-ci semblait avoir encore gagné en puissance. Il y eut un autre silence. Puis un tonnerre d’applaudissements. Gilles était épuisé et heureux.

Lorsqu’il descendit de la tribune, toute une délégation l’attendait. Le curé l’embrassa, le producteur de la télévision lui laissa sa carte et lui promit une carrière exceptionnelle pour laquelle il se faisait un point d’honneur de l’aider, Monsieur Loiseau lui sourit et Gilles remarqua alors qu’il avait rajeuni. La jeune femme de la boutique de location le regarda et lui prit le bras. En chemin vers sa boutique, elle lui avoua avoir acheté toutes les pièces de l’orgue au fur et à mesure à un Monsieur Loiseau complice de son amour caché. Monsieur Loiseau était parti à Rome avec les cloches et avait rapporté les autres pièces manquantes. Les cloches avaient tout réparé pendant la nuit, sous la baguette magique de Monsieur Loiseau. Miracle ou magie ? Elle ne s’en étonnait pas. Pourquoi aurait-il dû s’en étonner ? Et de toutes façons, il n’eut pas le temps de s’étonner qu’elle l’embrassait déjà. Ensuite, il ne pensa plus à rien d’autre qu’à elle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire