dimanche 18 mai 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle Grande carte

Ordillon était une fille tout-à-fait normale sauf sur un point. Elle avait des yeux d’un vert doré particulièrement fascinant. Personne ne s’en rendait jamais compte car elle était myope comme une taupe et portait des lunettes si épaisses qu’on discernait à peine ses yeux. Elle ne supportait pas les traitements anti-reflets et il était donc quasiment impossible de voir ces yeux sublimes.

Dans son travail quotidien, cela ne la perturbait pas. Elle passait ses journées à faire le ménage dans cette grande entreprise et elle avait beaucoup de travail. Il y avait du papier partout et les employés mangeaient et dormaient souvent sur place, comme dans toute la Vallée, ce qui salissait beaucoup les bureaux dans les endroits les plus improbables. Personne ne la remarquait, car qui remarque les employés qui font le ménage ? Elle avait quand même réussi à se faire quelques ennemies qui avaient remarqué sa prestance et qui ne supportaient pas qu’une fille aussi jolie soient à côté d’elles. Mais elles étaient bien les seules et cela arrangeait Ordillon.

Car Ordillon avait une passion. Elle qui n’avait aucune éducation avait choisi de rester travailler dans cette entreprise, malgré les conditions, parce qu’il y avait des ordinateurs partout. Dès qu’elle avait fini sa journée, ou pendant les pauses, elle s’installait devant un ordinateur et se se mettait à jouer à son jeu favori. Dans ce jeu, elle était une princesse et un héros à la fois et elle combattait victorieusement tous les ennemis et particulièrement les méchantes sorcières qu’elle avait façonnées à l’image des harpies du bureau. C’étaient elles qui lui avaient donné ce surnom d’Ordillon car elle passait tout son temps de repos devant un ordinateur.

Avec le temps, elle était devenue l’une des championnes du jeu et remportait quasiment toutes les épreuves. Son avatar ne lui ressemblait pas du tout. Quand elle l’avait construit, la seule chose qu’elle y avait mis d’elle était la couleur de ses yeux. Elle avait eu beaucoup de mal à les dessiner et avait dû programmer un mélange dynamique de couleurs et d’or qui changeait tout le temps. Elle était assez fière du résultat tout en sachant très bien que cela n’était qu’une pâle imitation de ses yeux à elle.

Le but du jeu était de battre le prince héréditaire, mais les épreuves étaient sans fin et la moindre maladresse vous ramenait très en arrière sur la grande carte, dans des univers toujours changeants. Elle savait que le jeu évoluait tout le temps et d’ailleurs elle pouvait en observer des esquisses sur certains bureaux, puisque le jeu avait été conçu dans cette entreprise. Ordillon avait un sens de l’honneur très prononcé et n’aurait jamais triché. Elle n’entrait jamais dans les bureaux de la Direction : de trousses façons le ménage y était fait par les patrons eux-mêmes car les secrets de l’entreprise (et du jeu) y étaient conçus et conservés. Elle ne connaissait même pas le grand patron.

Un soir enfin, vers minuit, elle put se confronter directement au Prince, mais le combat ne dura que quelques secondes. Le Prince avait une arme absolument parfaite et elle perdit sa vie sans presque rien voir. Bien peu de joueurs étaient arrivés à ce point du jeu et elle était malgré tout fière. Elle eut quand même le temps de remarquer deux choses : le Prince avait de très beaux yeux et un grand éclair blanc parti de son arme et de la webcam une seconde avant sa mort lui avait donné l’impression de la déshabiller complètement. C’était la première fois. Cela l’inquiéta un peu. Heureusement, elle avait pris l’habitude de toujours jouer masquée car on ne savait jamais avec tous ces geeks qui savaient piloter tout à distance. Seuls ses yeux de vert et d’or étaient visibles sous son masque.

Le lendemain matin, tous les personnels de l’entreprise reçurent une note de service. La Direction générale recherchait une personne qui avait joué en dehors des heures de bureau dans les locaux la veille. La seule information disponible sur cette personne était une image de son oeil. Tous les personnels étaient priés de passer un par un dans le bureau du Directeur, le saint des saints, pour comparer leur oeil à celui de la photo jointe. Rien n’était dit sur le sort qui attendait la personne qui serait ainsi reconnue.

Les couloirs bruissaient de toutes les rumeurs et Ordillon en entendit beaucoup en faisant le ménage. Lorsque les premiers employés sortirent du bureau, tout le monde comprit qu’une grosse récompense attendait la personne recherchée. Alors les créatifs de la boîte, et il y en avait beaucoup, se mirent à dessiner, à imprimer ou à fabriquer des lentilles 3D pour leurs yeux en essayant de copier le modèle. Ce qu’ils ne savaient pas c’était que les couleurs de l’oeil étaient changeantes et qu’il y avait d’autres photos.

Le manège s’étala pendant presque toute la journée car il y avait beaucoup d'employés. Tous sans exception ressortaient du bureau du Directeur la mine déconfite. Le Directeur portait un masque et personne n’avait vu son visage. Même les plus doués des graphistes n’étaient pas arrivés à imiter cet oeil. Il ne restait plus personne et le Directeur lança un appel final pour demander si personne n’avait été oublié. Une des harpies du bureau se souvint alors d’Ordillon et avec ses copines la traîna de force devant le bureau du Directeur.

Ordillon était plutôt timide et elle ne savait pas où se mettre. Mais quand le Directeur lui ouvrit la porte, elle ne put retenir un cri. Le Directeur avait les yeux du Prince. Evidemment se dit-elle après coup. C’est logique. Le Directeur la regarda et lui enleva délicatement ses grosses lunettes. Il la regarda longuement et lui sourit. Leurs yeux s’étaient parlé bien avant qu’ils n’échangent le moindre mot. Mais ensuite, ils parlèrent longtemps et beaucoup.

Ordillon ne joua pas ce soir-là, ni le Directeur. Pourquoi jouer quand on a la chance d’avoir l’amour dans les yeux ?


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