dimanche 8 juin 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle tant de sceptres

Un cavalier surgit hors de la nuit. Auguste l’assomma d’un coup de poing. Il adorait le cheval grillé et cela faisait longtemps qu’il n’en avait pas mangé.

Ce pays était vraiment étrange. Tout avait l’air plus plus lent. Auguste savait que son principal défaut était la lenteur. Il était fort, comme tous les géants, mais en général il se faisait avoir par toutes les petites bestioles qui couraient plus vite que lui. Il devait souvent se contenter de manger végétarien. Pourtant, depuis qu’il avait franchi le col à travers les montagnes il sentait bien que les choses étaient différentes ici. Il faisait plus froid et surtout l’air était collant, comme une soupe qui aurait réduit pendant plusieurs heures. Auguste ne se sentait pas particulièrement gêné par ça. Il avait toujours adoré nager. Il avait déjà réussi à attraper quelques animaux sauvages qui semblaient se mouvoir au ralenti dans cette atmosphère qui s’accrochait à eux comme une méduse. Ce pays lui plaisait bien !

Ce pays lui plaisait encore plus depuis qu’il avait réussi à être plus rapide qu’un cheval. C’était une première pour Auguste. Il mit de côté le cavalier évanoui et entreprit de préparer le cheval pour son dîner. Le cavalier avait eu la délicatesse d’apporter une brochette avec lui. Elle était bizarrement rayée de bleu et de blanc, mais elle fut très utile pour embrocher le cheval.

Auguste n’était pas très intelligent mais il avait un grand sens pratique et savait se débrouiller dans les bois. En quelques minutes, le cheval commençait à griller au-dessus du feu, et tout en le tournant négligemment d’une main de temps en temps, il se mit à examiner le cavalier.

Celui-ci portait tout un attirail compliqué, en métal principalement et comme les doigts d’Auguste étaient trop empotés pour enlever tout ça, il décida de réveiller le cavalier, non sans en avoir attaché une jambe à un arbre. Quelques baffes suffirent, et bientôt le cavalier ouvrit les yeux. Il n’y avait que son visage qui dépassait de la carcasse de métal. Dès que le cavalier fut réveillé, un flot de paroles surgit de sa bouche. Evidemment Auguste n’en comprit rien. Il ne comprenait jamais rien à ce qu’on lui disait d’ailleurs et cela faisait longtemps qu’il n’écoutait plus les petits hommes. Il fallut une bonne minute au cavalier pour réaliser que le géant ne le comprenait pas. Il lui fallut ensuite une autre minute pour accepter le fait que son cheval était en train de griller et que lui-même était solidement attaché à un arbre. Le cavalier ne savait pas quoi faire.

Lorsqu’il sentit les gros doigts du géant le palper, il se sentit un peu inquiet, mais il comprit vite que le géant voulait le voir enlever son armure. Il faisait chaud de toutes façons et il était prisonnier. Le cavalier se déshabilla donc et fit un petit tas de toutes ses possessions en métal.

Auguste se désintéressa alors du cavalier et prit dans une main le tas de ferraille qui avait constitué son armure et ses armes. Il écrasa tout, aussi facilement qu’une patate trop cuite, et se mit à fabriquer un objet assez long. En peu de temps, grâce à ses poings et au feu il avait fabriqué une arme étrange, mais qui avait l’air redoutable. Le cavalier eut l’air un peu surpris quand il s’aperçut que l’arme ainsi forgée n’était qu’une sorte de carotte géante. Cette carotte ferait certainement des ravages et si le géant décidait de descendre dans la vallée, il semblait bien que rien ni personne ne puisse l’arrêter.

Mais une carotte quand même ? Ce géant venait visiblement d’un autre pays par-delà les montagnes et il était étrange qu’il ait choisi la forme de la carotte pour fabriquer son arme.  La carotte était l’emblème du roi. Le cavalier ne savait que penser et se mit à réfléchir, car lui était intelligent, très intelligent même.

Il remarqua alors que poussaient tout autour de lui des carottes sauvages. Normal, se dit-il : je suis au pied d’un arbre à carottes et tout le monde sait que c’est en-dessous de ces arbres que poussent les carottes les plus fortes. Il en déterra alors quelques-unes et en fabriqua une botte, puis se tourna vers le géant et toussota en lui tendant son offrande.

Auguste se retourna. Il ne comprenait pas les paroles, mais il savait ce que toussoter voulait dire. Quand il vit les carottes dans la main du cavalier il sursauta et faillit faire tomber le cheval (déjà bien cuit) dans le feu. Des bébés carottes ? Ici ? C’était impossible ! Les carottes ne poussaient que dans le pays magique où naissaient les géants, et les géants n’avaient le droit d’en manger que pendant leur enfance. Ensuite ils étaient envoyés dans d’autres pays où ils ne trouveraient jamais de carottes. Tous les géants ne rêvaient que de carottes, comme d’un souvenir d’enfance idyllique. Auguste savait qu’il n’était pas dans son pays natal et le choc fut rude en découvrant qu’il y avait des carottes ici.

Le débat moral qui s’ensuivit dans le cerveau (si je puis l’appeler ainsi) d’Auguste fut bref. L’interdiction atavique de manger des carottes après l’enfance fut balayée en un instant par une puissante pulsion pro-carottes qui l’envahit. Auguste attrapa les carottes et les enfourna dans sa bouche.
Elles étaient bien petites, mais délicieuses. Il regarda intensément le cavalier et lui fit comprendre qu’il en voulait encore. Le cavalier était déjà à quatre pattes et rassemblait le plus vite possible toutes les carottes qu’il pouvait. Il avait à peine le temps de les sortir de terre que le géant les avalait.

Ce manège dura quelque temps mais Auguste sentit soudain une odeur bizarre. C’était le cheval qui était en train de brûler. Il avait oublié de le retourner. Il se décida à le faire, le cheval irait bien avec les carottes. De toutes façons le cavalier n’était pas très rapide pour déterrer les carottes. Auguste tourna la brochette mais la trouva plus lourde qu’auparavant. C’était bizarre. Mais le cavalier toussota pour lui faire remarquer que ses carottes l’attendaient et Auguste se mit à ne plus penser au cheval. Assez vite, le cavalier ne trouva plus de carottes et fit signe au géant de le détacher pour aller en chercher d’autres, un peu plus loin de l’arbre. Auguste était bête mais pas fou. Il se contenta de rallonger la corde pour étendre son rayon d’action et se mit à attendre tranquillement les carottes qui lui arrivaient maintenant de plus en plus vite.

Ces carottes étaient si savoureuses ! Et de plus en plus grosses aussi. Ce cavalier était vraiment très doué. Auguste commençait à se sentir repu, mais il ne pouvait s’arrêter. Et les carottes grossissaient à vue d’oeil. Certaines étaient maintenant plus grosses que son bras !

Le cavalier nourrit le géant pendant plusieurs heures. Le géant avait commencé à rapetisser dès la première botte et le cavalier s’en était très vite rendu compte. Maintenant il était à peine plus grand qu’un lapin. Le cavalier l’attrapa alors par les oreilles et l’enferma dans un sac en cuir. Auguste était tellement rassasié qu’il somnolait. Le cavalier rassembla ce qu’il put de ses affaires et se mit en route pour le Palais. Il traînait derrière lui la lourde carotte métallique qu’avait fabriquée le géant.

En arrivant au Palais, il fut reçu avec des honneurs exceptionnels. Non seulement avait-il été victorieux du géant qui dévastait les collines, mais il rapportait la plus grosse carotte jamais vue dans le pays. Il fut ainsi désigné Roi, conformément à la tradition qui récompensait le porteur de la plus belle carotte. Le premier décret royal qu’il prit fut de faire constituer de gros tas de carottes à côté de toutes les entrées dans le pays, au cas où un autre géant viendrait. Et son deuxième décret fut d’utiliser la carotte de métal comme sceptre du roi et insigne du pouvoir. Ensuite il alla déguster son lapin aux carottes pour le dîner.


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