dimanche 13 juillet 2014

Du temps de cerveau pour... une nouvelle question ayant 42 pour réponse

Jules était clodo. SDF si vous préférez. Mais Jules était éduqué et il avait choisi ce mode de vie comme un pied de nez à la société. Il aimait Paris à la belle saison et Cannes en hiver. Il passait six mois dans chaque ville et avait dans chacune un pied à terre, au sens propre du terme : sous un pont à Paris, dans le port à Cannes. Pas vraiment la place d'y poser les deux pieds, mais ça lui suffisait. En fait il n'avait pas vraiment choisi ce type de vie, mais face à tous les problèmes auxquels il avait dû faire face, c'était sa réponse, qu'il avait mise en oeuvre avec fortitude.

Jules adorait lire, et lisait vite. Il adorait être entouré de livres, y penser sans arrêt et penser aux nouveaux livres à dévorer. Mais quand on n'a pas d'argent et qu'on est clodo, sans endroit où ranger ses livres, vous pourriez penser que cette passion des livres était tombée sur la mauvaise personne. Pas du tout.

Jules avait en effet une bibliothèque dans la tête. Chaque fois qu'il lisait quelque chose, il le mémorisait parfaitement. Il avait construit avec les années un palais de mémoire dans son cerveau et son corps, comme à la Renaissance. Il pouvait ainsi retrouver facilement tous les livres qu'il avait lus en mémorisant les pièces, les meubles et les objets de son palais. Vous comprendrez que lorsqu'on est aussi doué que Jules, on se moque un peu du reste. Quelle importance peut bien avoir le monde autour de soi quand on a un tel univers à l'intérieur ? Son palais grandissait et il y ajoutait toujours de nouvelles extensions tandis que son corps se couvrait de points sensibles : telle phalange évoquait les oeuvres complètes d'Alexandre Dumas tandis que certaines parties secrètes étaient réservées à l'Enfer des libraires.

Puisqu'il fallait bien gagner un peu d'argent pour survivre et avoir du temps pour lire, Jules avait imaginé plusieurs solutions qui lui permettaient en même temps de lire. A Paris, son occupation préférée était de faire la manche assis sur les marches des bibliothèques (et il y en a beaucoup à Paris) en récitant des poèmes. Il y avait toujours des jeunes pour s'arrêter et l'écouter, et quelques vieilles dames romantiques pour lui glisser une pièce ou un livre. Car Jules avait écrit sur sa pancarte "Une pièce ou un livre, comme il vous plaira". Jules choisissait complètement au hasard les bibliothèques où il s'installait, histoire de ne pas trop se faire remarquer.

Jules aimait la poésie et la science-fiction. La poésie lui permettait de réciter une quantité impressionnante de poèmes à la demande, ce qui lui rapportait suffisamment d'argent pour "rester propre" comme disaient ses confrères qui hantaient le métro. Jules ne mendiait jamais dans le métro. Les gens n'y étaient pas prêts à entendre un texte quelconque, même récité avec conviction.

La science-fiction c'était autre chose. Il en lisait le plus possible car il avait l'intuition que la Vérité se cachait quelque part dans ces univers où tout est à la fois possible et imaginaire. Malheureusement la plupart des livres qu'on lui donnait étaient de la littérature "normale". Jules avait donc pris l'habitude d'aller échanger ces livres chaque lundi contre des livres de science-fiction auprès d'un bouquiniste spécialisé.

Justement c'était lundi. Jules venait d'échanger une trentaine de livres contre une dizaine de romans de science-fiction, dont l'intégrale du Guide du Routard Galactique (H2G2 en anglais). Le taux de change littérature normale contre SF était assez défavorable à la SF à cette époque. Jules s'installa comme tous les lundis sur un banc dans un square tranquille et dévora son butin du jour. Puis il se mit à réfléchir. Cette histoire de 42 l'obsédait. Le Guide racontait entre autres comment après avoir construit un cerveau artificiel gigantesque, ses concepteurs n'obtinrent de lui que la réponse "42" sans connaître la question correspondante. Comme tous les lecteurs de ce roman, Jules essaya d'imaginer quelle était la question dont la réponse était 42. Mais Jules n'était pas un lecteur ordinaire.

Jules réfléchit longtemps. Il en oublia même l'heure où le square fermait et le gardien le regarda d'un oeil mauvais quand il le raccompagna. Jules devrait choisir un autre square pendant un certain temps. Jules marcha vers son "domicile" tout en réfléchissant. Il passait devant la bibliothèque Sainte-Geneviève, repaire d'étudiants, quand il fut hélé par une très jolie jeune femme. Jules sortit avec difficulté de ses réflexions, mais il réussit à lui répondre. Il s'avéra que Mademoiselle Luce l'avait déjà entendu réciter ses poèmes plusieurs fois et qu'elle voulait absolument le présenter à son professeur de littérature. Elle insistait beaucoup et elle était très jolie. Jules avait toujours refusé un contact prolongé avec ses "auditeurs", justement pour éviter ce genre de situation. Il n'avait pas envie de devenir une bête de foire ou un cobaye dans un quelconque laboratoire. Mais Luce était vraiment très jolie...

Jules accepta donc de prendre un thé avec Luce et son professeur, mais il réussit à paraître bête et à expliquer que, oui, il avait mémorisé quelques poèmes pour se faire de l'argent mais qu'il ne connaissait rien à la poésie. Le professeur regarda son étudiante avec morgue et s'enfuit au bout de quelques minutes. Luce était très déçue et Jules se sentit un peu coupable. Elle avait paru godiche devant son professeur à cause de lui. Jules faisait tout pour préserver son style de vie mais il n'aimait pas quand cela nuisait aux autres. Surtout à une jolie femme. Surtout à Luce.

Alors Jules avoua tout à Luce, en lui faisant promettre de n'en parler à personne d'autre. Luce était brillante et fine psychologue. Elle comprit très vite. Jules s'enhardissait et lui racontait des tas d'histoires, toutes directement issues de livres stockés dans son palais de mémoire. Toutes ces histoires s'enchaînaient comme si elles avaient été écrites ensemble. La culture littéraire de Jules était fantastique et Luce se sentit vite complètement dépassée. Elle se contenta bientôt d'écouter la musique de ses mots? Lorsque Jules parla de "42", Luce sursauta et lui dit qu'elle aussi avait été interloquée par ce roman.

Ils passèrent la soirée à imaginer des questions. Ce fut un vrai feu d'artifices de propositions, toutes plus farfelues les unes que les autres, ou au contraire extrêmement sophistiquées. Ils enchainaient les rires et les regards complices. C'est pendant cette joute, je crois, qu'ils réalisèrent tous les deux qu'ils étaient tombés amoureux l'un de l'autre. Le rythme des questions se ralentit peu à peu et ils se regardèrent gênés. 42 ne leur semblait plus du tout aussi important que cela. Quand ils partirent de la terrasse, enlacés, le vieil accordéoniste qui les regardait depuis un moment se mit à jouer une vieille chanson, rien que pour eux, mais ils ne s'en rendirent pas compte. Tant pis pour eux. C'était "Tea for Two, For Tea Two..."


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