dimanche 17 août 2014

Du temps de cerveau pour... une nouvelle garantie sise

Gilbert regardait ses doigts de pieds. Il les admirait depuis une bonne dizaine de minutes. Il faut dire qu'avec la mer bleue en fond, les rochers rouges sur les côtés et le sable blanc en dessous, ses pieds bronzés ressortaient parfaitement. On aurait dit un tableau hyperréaliste. Gilbert était un grand amateur d'Art et cette composition le ravissait. Evidemment c'était l'élément central qui attirait le regard. Ses doigts de pieds étaient vraiment magnifiques et la plage un écrin idéal pour les mettre en valeur.

Tout se passait comme si le paysage et son corps entier n'avaient pour objectif que de servir la beauté unique de ses doigts de pieds. Gilbert pensa encore une fois qu'il avait de la chance. Porter la beauté sur soi était un don du ciel. Qu'il était dommage que si peu de gens sachent reconnaître la vraie perfection. Gilbert soupira. Du coin de l'oeil, sans quitter ses somptueux doigts de pieds du regard, il voyait quelques baigneurs et baigneuses, mais tous avaient l'air occupés à autre chose qu'à regarder ses doigts de pieds à lui. Gilbert savait bien que beaucoup de gens étaient incultes, mais il devait bien y en avoir quelques-uns sur la plage qui étaient sensibles à l'Art. Peut-être n'avaient-ils pas eu la chance de regarder déjà dans sa direction ? Peut-être ne savaient-ils pas que la perfection artistique était là, à quelques mètres d'eux ?

Gilbert aimait l'Art d'une manière non égoïste. Il n'était pas l'un de ces collectionneurs obsédés qui récupéraient partout des oeuvres pour leur seul plaisir intime. Gilbert aimait partager. Il savait que l'Art était fait pour être admiré par tous - en tous cas par ceux qui y étaient sensibles. Gilbert se désolait donc quand une oeuvre n'était pas admirée. Et cette vision de ses doigts de pieds si élégants était tellement intense pour lui qu'il eut soudain envie de la partager avec d'autres.

Mais comment faire ?

Si Gilbert bougeait, il allait forcément détruire la beauté du tableau qui s'offrait à ses yeux. Il était même trop loin de son téléphone pour l'attraper sans remuer. Une photo aurait été un pis-aller, mais il ne pouvait même pas se permettre d'en prendre une sans détruire l'Oeuvre. Il se retrouvait paradoxalement dans la position du scientifique qui ne peut observer la réalité sans la détruire, lui qui détestait la science sauf quand elle produisait des images artistiques. Gilbert sut alors qu'il devait appeler quelqu'un.

Mais qui et comment ?

Gilbert ne pouvait se permettre de crier à la cantonade. Ce n'était pas son genre. Il devait prendre un risque. Gilbert prit une grande inspiration (artistique évidemment) et détourna les yeux quelques secondes pour balayer la plage. Puis il revint bien vite à ses doigts de pieds chéris. Heureusement tout était pareil. Son tableau était encore là. Peut-être même encore plus beau. Ne pas l'avoir vu pendant trois ou quatre secondes l'avait sublimé dans sa mémoire. Gilbert retomba en extase devant ses doigts de pieds. Au bout de quelques minutes, il se souvint de ce qu'il avait vu autour de lui sur la plage. La seule personne qui lui paraissait digne d'admirer un tel chef d'oeuvre était une jeune femme, assez gironde et portant un élégant chapeau de paille. Elle était allongée à une dizaine de mètres de là, à côté d'un homme quelconque et même plutôt vulgaire qui ressemblait à un garçon boucher abruti et en pleine digestion. Elle lisait et lui ronflait. Parfait.

Maintenant que Gilbert savait qu'il pouvait abandonner des yeux ses doigts de pieds et y revenir, il tourna légèrement la tête et regarda directement la jeune femme. Puis il chuchota : "Pssssst... Mademoiselle ?". Gilbert, j'ai oublié de vous le dire, savait chanter. Il savait donc faire porter sa voix très loin. C'était un don qui lui avait souvent servi. Aujourd'hui, cette capacité à diriger sa voix là où il le voulait lui fut encore très utile. La jeune femme sursauta et leva les yeux de son livre. Elle regarda autour d'elle. Elle ne voyait rien, sauf ce gros monsieur là-bas, à une dizaine de mètres, qui la fixait des yeux. Elle leva les sourcils et le regarda aussi. Elle entendit alors, comme si c'était chuchoté à son oreille, ces mots très surprenants : "Oui, mademoiselle, c'est moi qui vous ai appelé. Pourriez-vous venir à côté de moi quelques instants, s'il vous plaît ? J'ai besoin de vous".

Olivia, car c'était son nom, dépassa vite sa surprise. Elle ne se demanda pas longtemps comment cet homme pouvait lui parler si doucement alors qu'il était si loin. Elle ne pensa pas que c'était une technique simpliste pour la draguer puisqu'elle était protégée par son mec, même s'il dormait. Elle ne pensa pas à la laideur immonde de ce gros monsieur. Elle se dit que la situation était suffisamment étrange pour aller voir ce qui se passait. Que risquait-elle, de toutes façons. En plus elle en avait un peu marre de ce recueil de nouvelles sans queue ni tête et elle avait envie de se baigner. Un petit détour par le gros monsieur ne lui coûterait rien.

Elle se leva et s'étira, puis marcha vers l'homme étrange. "Bonjour, que puis-je faire pour vous ?" dit-elle en s'accroupissant près de lui. L'homme la regarda quelques instants :

- Bonjour et merci d'être venue, Mademoiselle. Je voudrais que vous preniez une photo de moi, s'il vous plaît.
- Une photo ? Olivia sourit. Elle ne trouvait pas le gros monsieur très photogénique.
- Oui une photo. Mon téléphone est dans le sac, ici et je ne peux l'atteindre sans bouger. Je voudrais ne photo de moi dans cette position exactement.
- Ah ? Pourquoi pas ? répondit Olivia. Elle commença à farfouiller dans le sac de plage et trouva rapidement le téléphone. Un modèle dernier cri et plaqué or. Mazette, dit-elle !
- Oui, c'est celui-ci. Vous savez prendre des photos avec ? sourit Gilbert.
- Oui, j'ai le même... Enfin presque le même. Le mien n'est pas en or ! répondit Olivia en lançant l'application photo. Comment voulez-vous la photo ?
- Hum... En fait c'est un peu compliqué. Je voudrais une photo de mes doigts de pieds tels que je les vois en ce moment, avec la mer, les roches et le sable. Vous pensez que c'est possible ? demanda Gilbert le regard plein d'espoir.

Olivia regarda les doigts de pieds du gros monsieur et se figea instantanément. Ils étaient si beaux. On aurait dit un tableau peint par un ange. Olivia en eut le souffle coupé. Au bout de quelques secondes, Gilbert qui avait recommencé à regarder ses doigts de pieds, lui dit doucement "Respirez, mademoiselle. Ils sont beaux, n'est-ce-pas ?" Olivia resta immobile encore quelques instants, puis elle prit une grande inspiration. Elle réussit à opiner légèrement de la tête. Elle respirait à peine maintenant, comme si elle avait peur en bougeant de détruire l'harmonie du moment. Elle mit l'appareil photo devant elle, sans cacher la vue directe qu'elle avait de ces somptueux doigts de pieds. Puis elle se rapprocha lentement de la tête de Gilbert. A chaque centimètre, la vue des doigts de pieds était plus parfaite. Quand elle réussit à coller sa jour contre celle de Gilbert, elle comprit que les vues des doigts de pieds de l'homme qu'elle avait ressenti - c'est le mot - auparavant n'étaient que des ébauches par rapport à celle-ci. Elle poussa légèrement la joue de l'homme jusqu'à arriver au point de perfection ultime.

Olivia resta dans cette position plusieurs minutes. Son coeur battait la chamade. Elle se souvint ensuite qu'elle devait faire quelque chose, mais elle avait oublié quoi, quand elle entendit un léger chuchotement qui semblait venir de l'intérieur d'elle-même. "La photo", disait ce petit ruisseau sonore. Olivia se souvint alors et elle pressa le bouton. Une fois, deux fois... Elle eut même le courage de mettre l'appareil devant ses yeux pour avoir un maillure angle, perdant de vue pendant une seconde ces merveilleux doigts de pieds. Puis Olivia posa le téléphone et s'installa confortablement contre Gilbert sans quitter les orteils des yeux. Gilbert était heureux. Il ne s'était pas trompé sur le choix de la jeune femme.

Plus tard, à l'hôpital, quand Gilbert se réveilla, il ne se souvenait plus de rien. L'infirmière lui dit qu'il avait été amené ici en urgence suite à une altercation sur la plage. Gilbert ne se souvenait même pas d'avoir été sur la plage. Il avait été visiblement agressé par un vacancier fou de rage. On avait dû l'opérer en urgence. Le vacancier était boucher de son état et il avait apporté des couteaux sur la plage. Il semblait qu'il avait trouvé sa femme dans les bras de Gilbert et qu'il avait vu rouge. En plus, après avoir assommé Gilbert, à la demande de sa femme, il avait coupé les pieds de Gilbert avant que les CRS ne puissent intervenir. Mais Gilbert allait bien maintenant. Toutes ses affaires étaient là, à coté de son lit, même son téléphone en or.

Gilbert soupira. Quelle histoire absurde. De toutes façons il n'avait jamais aimé ses pieds. Comme le reste de son corps d'ailleurs. Il était assez riche pour se payer de parfaites prothèses de pieds. Au moins ça lui ferait une partie de son corps dont il pourrait être fier. Par acquit de conscience et pour voir s'il pourrait se souvenir de quelque chose, il ouvrit son téléphone. Quelqu'un s'en était servi et avait pris des photos avec ! Une bonne douzaine de photos de doigts de pieds boudinés, surexposées et floues. Aucun intérêt, se dit-il en les effaçant.

Les gens manquaient vraiment de goût !






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