dimanche 31 août 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle gare en tuiles

Vous connaissez le Garamond, le Plantin ou le Didot, peut-être ? Et même si cela ne vous dit rien parce que vous êtes trop jeune, vous connaissez l’Helvetica, le Times ou le Verdana ? Non ? Ce sont tous des noms de polices de caractères, utilisés depuis l’aube des temps du savoir, lorsque l’imprimerie fut inventée, ou plus tard lorsque ce qu’ils appelaient le « numérique » apparut, les pauvres. A l’époque, quand on écrivait un texte et qu’on voulait l’afficher, sur du papier ou un écran physique, on utilisait l’une de ces « polices » ou leurs cousines.

Mais ça c’était avant la naissance d’Annabelle.

Qui songerait à utiliser aujourd’hui, la seule époque réellement moderne, un autre moyen d’écrire qu’avec Annabelle ? Qui pourrait se contenter de ces styles figés et sans âme pour représenter la pensée de ceux qui écrivent des textes ? Aujourd’hui seuls certains musées gardent des traces de ces objets préannabelliens et seuls certains collectionneurs sont capables de nous en montrer l’inefficacité hallucinante. La collection Rinaldo en est l’un des plus beaux exemples. Après plusieurs salles consacrées aux empreintes d’animaux dans la neige, le sable, l’eau ou l’air, on peut découvrir une salle sombre consacrée aux polices de caractères. Il s’agit de petits fragments évidemment, certains sur du papier, de la pierre ou des plaques de verres pixellisées. Aucune explication n’est nécessaire devant l’ineptie de ces « techniques » évidemment. Le simple fait de juxtaposer des fragments illisibles et laids avec la simple beauté de l’Annabelle serait un contresens grossier.

Mais il est un fait que l’Homme a vécu pendant des siècles avant de découvrir l’Annabelle. Il est bon de se le rappeler, de temps en temps et de mesurer ainsi la douleur de nos ancêtres, privés de sa beauté. Il est bon également de se souvenir de la création de l’Annabelle, de ce moment qui a changé à jamais l’Humanité. Aujourd’hui je vais vous raconter l’histoire réelle de l’invention de l’Annabelle. Pas l’Histoire officielle que vous avez tous appris à votre naissance. Non. L’Annabelle n’est pas apparue ce matin glorieux, venue de nulle part et se répandant à grande vitesse sur la planète. L’Annabelle n’a pas changé le monde en un jour. La vraie histoire est encore plus belle que cela.

Ce matin-là était gris comme le monde. C’était un matin ordinaire dans l’une des grandes villes du monde, à une époque où vous le savez les villes étaient encore séparées. A cette époque, tout le monde se battait contre tout le monde. Il y avait des guerres entre « pays » et villes, les enfants se battaient même dans les cours d’école et les Hommes essayaient toujours d’écraser leurs collègues au travail, en faisant mieux ou autrement. Cette histoire de « polices » de caractères en était une parfaire illustration. Chacun utilisait des « polices » privées différentes, certains les mélangeaient et tous les jours de nouvelles « polices » étaient créées. C’était comme si l’apparence des textes était plus importante que leur contenu. Il y avait même un ensemble d’Hommes dont le métier était de créer de nouvelles « polices » de caractères. Ce n’était pas des policiers ou des guerriers, mais ils devaient trouver toujours de nouveaux moyens pour enfermer la pensée dans de nouvelles structures.

Personne ne connait plus le nom de cet Homme en particulier. Appelons-le AAA. AAA avait un collègue que nous appellerons ZZZ. Alors que AAA créait des polices de caractères du matin au soir, ZZZ était un chercheur spécialisé dans la chimie. Ils se voyaient presque chaque soir autour d’un verre.

La veille de ce matin-là, ils avaient eu une petite dispute. Elles ne duraient pas longtemps en général mais elles n’en étaient pas moins très désagréables pour AAA - et pour ZZZ certainement aussi. Ils s’étaient quittés fâchés et AAA avait mal dormi. Ce matin-là, AAA s’était installé devant sa « machine » à produire les polices de caractères de très méchante humeur. Son collègue ne pouvait pas avoir raison ! Au bout de quelques minutes, AAA sut qu’il ne pourrait pas travailler sereinement et il préféra sortir pour se changer les idées. Il habitait près d’un grand parc rempli d’arbres - c’était avant qu’ils aient tous disparus pour devenir du papier. AAA décida de faire le grand tour du parc ce qui lui prendrait bien une heure, avant de retourner au travail. Il travaillerait plus tard le soir pour compenser, c’était tout.

AAA était à l’autre bout du parc quand il entendit une douce musique. Elle était faible, mais elle était si belle qu’AAA sursauta. Il s’arrêta net mais la musique avait disparu. Il ne voyait rien, le chemin était désert. Il recula prudemment d’un pas et la musique l’emplit à nouveau. Il ne voyait toujours rien. Mais dès qu’il essaya de bouger, la musique disparut. Il n’y avait qu’un point de musique dans le monde et il était dessus. Cette musique était trop belle pour qu’AAA bouge. Personne n’aurait pu bouger de ce micro-espace de beauté.

AAA resta ainsi un temps indéfini. Il écoutait la musique. Non. Il vibrait avec la musique. Il entendait au sens plein du mot la musique. C’était une vibration qui l’emplissait et qui s’accordait avec la moindre de ses pensées. Avec la moindre de ses émotions. AAA regarda partout autour de lui. Rien ne permettait de comprendre d’où venait la musique et pourquoi elle n’était perceptible que de ce point précis. Les arbres étaient calmes, quelques oiseaux volaient dans le ciel et le chemin était toujours désert. AAA baissa les yeux vers le sable du chemin. Il n’y avait rien de spécial sur le sol, ni animal ni vaisseau extra-terrestre.

AAA s’accroupit et prit une poignée de sable dans la main. Puis il respira un grand coup et fit un pas de côté. La musique s’arrêta. AAA revint rapidement à sa place, au sein de la musique. Il jeta le sable au loin puis se pencha pour ramasser une autre poignée. Il recommença plusieurs fois, jusqu’à ce que son pas de côté le conserve dans la musique. Il fit un autre pas. Puis un autre. La musique était toujours avec lui. AAA sut alors que la musique était maintenant dans sa main. Il cria de joie, seul dans ce matin gris. Comme un bébé qui vient de nâitre. Comme le premier Homme qui était touché par la beauté.

AAA marcha lentement sur le chemin, la musique dans sa main et la main devant lui. Il s’arrêta au kiosque près du lac et y demanda un sac en plastique dans lequel il mit avec précaution sa poignée de sable. La jeune femme qui tenait le kiosque le regarda bizarrement pendant qu’il remplissait le sac. AAA lui montra le sac plein de sable. La jeune femme était un peu myope et elle dut se rapprocher. AAA sentit surgir sa présence quand elle fut assez près pour entendre la musique. Ils se regardèrent dans les yeux. Aucun mot ne fut échangé naturellement, les enfants. Comme aujourd’hui. Mais ils furent surpris de se comprendre si bien sans rien dire. Et pourtant chacun des deux sut qu’ils venaient de se parler. Dans la musique. Par la musique. Leurs yeux ne purent se quitter. Et Annabelle, puisque c’était le nom de la jeune femme, eut le premier geste.

Annabelle prit la main d’AAA dans la sienne et secoua doucement le sac. Tous les deux avaient compris qu’un grain de sable était à l’origine de la musique. Mais Annabelle avait compris la première que ce grain de sable donnait la musique à tout ce qui le touchait. En quelques instants Annabelle avait tellement secoué le sac que chacun des grains qu’il contenait était devenu un grain de musique. Le sac lui-même était devenu musique, et AAA et Annabelle aussi.

AAA était resté comme paralysé. Mais il s’ébroua brutalement. En face de lui était la plus belle des femmes qu’il eut jamais vue. Il pouvait lire dans ses pensées comme si elles étaient écrites en lettre de Beau directement dans sa tête. Et toutes ces lettres ressemblaient à Annabelle. Leurs courbes étaient vivantes, fluides, d’une élégance unique - pour l’époque. Chacune des lettres de la pensée d’Annabelle était la Beauté même. Toutes différentes. Chaque lettre un mot, une pensée, une histoire, l’Histoire.

AAA regarda Annabelle dans les yeux. Annabelle ne bougeait pas. AAA tira légèrement sur le sac et la main d’Annabelle s’ouvrit. AAA lui versa quelques grains dans la main et lui sourit puis il s’éloigna avec le sac. AAA ne revit jamais Annabelle et personne ne sait ce qu’elle est devenue. Elle s’est fondue dans la masse évidemment, comme tout le monde, mais le mystère de la première agitatrice reste entier. AAA, dans ses mémoires, dit ne jamais l’avoir revue. Quand il rentra à son travail avec son sac de sable, ZZZ l’attendait. Il était venu s’excuser pour la soirée d’hier. Mais AAA ne lui laissa pas le temps de parler. Il le toucha simplement et ZZZ comprit, grâce à Annabelle. En quelques minutes ils se mirent au travail. AAA peaufina un texte écrit en Annabelle qui expliquait la beauté du monde et l’importance de construire ensemble sa musique, chacun dans sa liberté. ZZZ le grava dans un des grains de sable, en Annabelle évidemment. Puis ils partirent tous les deux au bord du grand fleuve qui bordait la ville et jetèrent le sable dans l’eau.

Annabelle mit si peu de temps à se répandre sur la planète que le soir même des millions d’Hommes étaient déjà touchés par sa beauté. En moins de deux jours, tous étaient atteints et tous se parlaient en Annabelle. Chaque texte précédemment écrit avec ces « polices » de caractères était immédiatement devenu un texte en Annabelle. AAA fut oublié de tous. Sauf de ZZZ évidemment. Les deux Hommes se mirent à chercher la jeune femme qui avait donné son nom à la Beauté, mais ils ne la trouvèrent jamais, dit la légende. Il n’y avait d’ailleurs jamais eu de kiosque dans le parc à cet endroit, avait-on répondu à AAA.

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