dimanche 12 octobre 2014

Du temps de cerveau pour... une nouvelle de ses grands cadres

Armand regarda la toile posée sur le chevalet.

Il était déjà tard mais Armand n'aimait pas se lever tôt. Il venait de finir son thé, avec deux toasts et un peu de beurre allégé, une omelette garnie aujourd'hui de fines herbes seulement, et une pomme. C'était son rituel du lever et il n'aimait pas y déroger. Comme tous les créateurs, il avait fini par trouver un rythme qui lui convenait pour peindre. Certains travaillaient la nuit, d'autres seulement à l'aube ou au crépuscule pour la lumière. Mais Armand avait depuis longtemps choisi de ne peindre que vers midi, juste après s'être levé. Il réussissait avec cette méthode à peindre à peu près deux heures chaque jour, quelle que soit la lumière. D'ailleurs aujourd'hui il devait y avoir du vent car les nuages glissaient rapidement dans le ciel.

Deux heures ce n'était pas beaucoup et Armand ne terminait pas beaucoup de peintures. Mais il était très célèbre et cela lui suffisait pour son plaisir et pour vivre plus que confortablement. Son agent lui répétait souvent qu'il ne fallait pas trop peindre de toiles au risque de faire baisser sa cote. En fait, tout cela arrangeait bien Armand. Il avait beaucoup de temps libre et l'employait du mieux qu'il pouvait : dormir le matin, peindre à midi, se promener dans la campagne l'après-midi, participer à un festin le soir et travailler dans son laboratoire la nuit. Quelques femmes venaient bien de temps en temps perturber ce beau programme, mais cela ne durait jamais longtemps et Armand retombait vite dans sa routine.

La femme qui avait passé la nuit avec lui était déjà partie et Armand savait qu'il ne la reverrait plus, mais son visage était gravé dans sa mémoire. En dégustant son omelette, il avait décidé de l'utiliser comme modèle pour sa première aquatemporelle. En fait il avait décidé de l'employer la veille au soir en la rencontrant pendant le grand souper offert par son agent. Elle était vraiment très belle. Au lieu de passer la nuit devant sa paillasse, il avait regardé le visage de son futur modèle sous toutes les coutures pour bien s'en imprégner. Il l'avait tournée dans tous les sens pour observer toutes les ombres et tous les reliefs de sa peau. Et sa mémoire eidétique lui avait servi encore une fois à ne rien oublier. Il se souvenait même de la manière dont la femme avait un peu vieilli pendant la nuit.

Armand était un artiste peintre, avec un talent certain, mais il était aussi inventeur autodidacte. Il inventait la nuit des techniques de peinture qu'il était le seul à utiliser et il les mettait en pratique chaque jour à midi. La toile qu'il avait devant lui était à la fois vierge et pleine : vierge de peinture mais pleine de technologiques qu'il venait de finaliser, et qu'il brûlait d'expérimenter. Il y pensait depuis longtemps mais le déclic s'était produit la semaine d'avant. Il avait beaucoup travaillé à mettre au point la toile, ses pinceaux et ses peintures. Et il était prêt.

Armand se rapprocha de la toile et appuya sur le bouton discret qui la réveillait. Puis il prit sa palette et ses pinceaux et commença à peindre. Son coup de pinceau était précis et net. Armand peignait sans aucune hésitation. En une heure il eut fini le visage et s'attaqua au décor. Il n'avait pas réussi à déterminer dans quel décor il la peindrait mais au fond de lui, il savait que cela n'avait pas d'importance : seul le visage comptait et le reste s'adapterait. Il se contenta d'un mur ancien, celui de son atelier en fait.

A quatorze heures précises Armand termina son tableau. Il n'y avait rien à ajouter et comme d'habitude deux heures lui avaient suffi pour peindre son tableau. Armand posa ses instruments et recula de deux pas. Il regarda son tableau. La femme était vraiment très belle et la peinture rendait parfaitement sa peau. Ses yeux et sa bouche étaient particulièrement réussis. La femme le regardait, comme s'il était seul au monde.

Armand se déplaça de deux pas sur la droite et le regard de la femme le suivit, comme si elle le voyait. C'était un effet classique de peinture, mais il était très réussi. Et il fonctionnait très bien des deux côtés, assez loin. Si la femme avait pu tourner son visage elle l'aurait certainement regardé même lorsqu'il était sur son sofa dans le coin le plus excentré de l'atelier. Armand se décida alors à agir et il sortit la télécommande de sa poche. Il n'y avait qu'un petit levier sur le boitier, qui pouvait se déplacer dans les quatre directions, et qu'un petit bouton rouge. Armand s'installa sur le sofa et appuya sur le bouton.

La toile émit un petit sifflement mais rien d'autre ne se passa. Armand bougea alors doucement le levier vers la droite et le visage sur la toile se tourna vers lui. La femme le regarda droit dans les yeux. On voyait bien maintenant son oreille droite et Armand se félicita de voir qu'elle était parfaitement peinte. Il avait eu peur de simplifier un peu trop les parties non visibles de face, mais tout y était, exactement comme dans son souvenir. Armand joua quelques minutes avec le levier, en faisant faire au visage plusieurs fois le tour sur elle-même, dans les deux sens. Tout était parfait et la femme le regardait chaque fois qu'elle le pouvait. C'était un effet fascinant, mais Armand avait déjà peint ce type de tableau à de nombreuses reprises  et il ne fut pas étonné. Cet effet en trois dimensions à partir d'une simple toile avait fait son succès et personne n'avait été capable de l'imiter.

Armand voulut savoir si le décor était également parfait, comme d'habitude. Derrière la femme, il y avait un mur qui était comme celui de son atelier. En faisant le tour du visage, Armand put vérifier que c'était bien son atelier qui entourait la femme. Lorsqu'elle fut de dos, Armand put se voir en train de la peindre. C'était comme cela qu'il signait ses tableaux, en s'y représentant en train de les terminer. Il était à son avantage évidemment et ses yeux brillaient comme s'ils regardaient également le spectateur. C'était un bon tableau, se dit Armand. Il était fier de lui.

Mais aujourd'hui Armand avait rajouté un nouvel élément et c'était la première fois qu'il allait le découvrir. Il se sentait raisonnablement confiant sur la réussite de son invention. Mais, comme tout inventeur avant de mettre en marche sa création, il ressentit une excitation de gamin. Armand était un gamin évidemment au fond de son coeur, comme tous les créateurs. Il savait quelle importance attacher à ces moments de découverte, à ces exquises secondes d'attente. Si cela fonctionnait, Armand savait qu'il en serait changé à jamais, et le monde peut-être aussi.

Armand but une gorgée de thé, se leva et se campa face au tableau. Il fit tourner le visage jusqu'à ce qu'elle le regarde en face. Il lui sourit et poussa très doucement le petit levier vers le bas.

A première vue rien ne se passa. Puis une ombre passa sur le visage, comme un nuage dans un ciel d'azur. Puis la lumière revint. Armand poussa plus fortement le levier. Les ombres se succédèrent à plus grande vitesse. Le mur de l'atelier reflétait comme un orage en accéléré. Puis la lumière s'éteignit. Seul le visage était éclairé comme si les couleurs utilisées par Armand pour la femme étaient luminescentes. Armand laissa reposer le levier quelques instants. La femme était toujours là, à le regarder. En déplaçant le levier à gauche il put constater que la femme était maintenant seule dans l'atelier. Le peintre, lui, n'y était plus, à moins que cela soit pas encore ? Armand regarda le visage de la femme. Il y reconnut les traits de la veille, ceux qui avaient déjà disparu ce matin. La femme était incontestablement plus jeune.

Armand sourit. Tout se passait bien. Il reprit le levier en main et le poussa tout en bas, d'un coup sec. Le visage de la femme frémit et se troubla légèrement, tandis que le décor devenait flou. Armand laissa son doigt appuyé sur le levier quelques minutes. La femme rajeunissait devant ses yeux. Il ne l'avait vu qu'une nuit dans sa vie et il avait maintenant sous ses yeux la même femme en plus jeune. Elle rajeunissait de plus en plus rapidement et pour ne rien perdre du spectacle Armand dû relâcher un peu la pression sur le levier. Maintenant la femme était une jeune fille, encore plus belle que la femme d'hier. Maintenant la femme était une petite fille, très mignonne. Armand put même voir qu'elle avait eu un appareil dentaire à un moment. Ses cheveux était toujours blonds mais on aurait dit un brouillard, comme si elle avait changé de coiffure tout le temps. Lorsque la femme ne fut plus qu'un bébé, puis qu'un nourrisson, Armand se demanda s'il devait arrêter ou pas. Il décida de continuer et la femme disparut du tableau. Seul le mur de l'atelier était là. Armand était curieux. Il abaissa le levier à son point le plus bas et tout d'un coup vit disparaître le mur. Sa maison ne devait pas avoir été construite. Il reconnaissait vaguement à certains détails le paysage autour, mais tout semblait très différent.

Armand remit le levier en position centrale et appuya deux fois sur le bouton rouge. La femme réapparut au premier plan. Le tableau était devant lui tel qu'il l'avait peint. Armand éclata de rire. C'était merveilleux. Il avait réussi à peindre le temps. Il se servit un verre de rhum et se réinstalla devant la toile. Il se prépara à tirer le levier vers le haut, mais ce moment était à savourer. A sa connaissance c'était la première fois que quelqu'un avait trouvé un moyen pour voyager dans le temps, même par l'intermédiaire d'un tableau.

Armand regarda encore le visage de la femme. Elle était splendide. Il se souvenait encore de l'air furieux de son compagnon lorsqu'il l'avait décrochée de son bras pour danser avec elle. On ne refusait rien à Armand le célèbre peintre. Et Armand en profitait. La femme avait eu un petit air gêné, qui avait duré quelques secondes avant de le gratifier d'un sourire éclatant. Armand faisait toujours cet effet aux femmes. Et cela se voyait sur ses tableaux. Le sourire et les yeux pétillants de son visage étaient fidèlement retranscrits sur la toile.

Armand se dit qu'il était temps de passer à l'étape suivante et il tira le levier vers le haut. Doucement au début pour savourer le moment. Armand put très vite constater que la femme vieillissait, même très légèrement. Il voyait ses cheveux pousser grâce à sa mémoire parfaite. Elle le regardait toujours et souriait. Il accéléra un peu. Tout d'un coup la femme ouvrit des yeux ronds et se mit à crier. Un cri muet évidemment, mais certainement un cri d'horreur. Pris par surprise, Armand lâcha le levier. Le visage de la femme était tourné vers lui, mais elle regardait fixement un peu derrière-lui, avec une expression effrayante qu'Armand n'aurait jamais peint.

Armand se retourna mais il n'y avait rien de particulier derrière lui. Il décida alors de pousser le levier vers la droite pour voir ce que la femme voyait, à ce moment indéterminé du futur. Il était là, en face du tableau, comme maintenant, en train de jouer avec la télécommande. Mais un homme était en train de se glisser dans son dos, avec un couteau dans la main. Et la femme ne pouvait pas bouger ni crier, et cet Armand-là ne se rendait compte de rien. Armand assista impuissant à sa propre mort. Sanglante et bestiale. Une tuerie comme seuls les amants éconduits peuvent la commettre. Armand avait évidemment reconnu le compagnon de la femme, la veille.

Armand était tétanisé devant son tableau. Il appuya deux fois sur le bouton rouge pour ramener le visage de la femme dans le présent. Tout redevint comme avant en un éclair. Armand recula et s'effondra sur le sofa.

C'est dans cette position qu'un visiteur le trouva le lendemain, visiblement l'ancien compagnon d'une de ses connaissances. Armand était mort d'une crise cardiaque et n'avait pas pu appeler au secours. Il serrait encore convulsivement dans sa main droite un petit boitier. Son doigt figé dans la mort bloquait un petit levier en position haute. Au milieu de l'atelier une toile d'Armand ronronnait doucement sur son chevalet de travail. La toile était complètement noire. D'un noir profond comme si Armand avait voulu peindre le néant.

Après l'enterrement d'Armand, ce tableau fut exposé au Musée d'Art Moderne où il se trouve encore. Il ronronne toujours et il continue à fasciner les foules. C'est un noir vivant et hypnotique, comme un visage sorti du vide. Le petit boitier a été enterré avec Armand mais personne n'a semble-t-il pensé à appuyer deux fois sur le bouton rouge auparavant, et le visage de la belle inconnue est enfoui à jamais dans le néant du futur, ou du passé.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire