dimanche 15 février 2015

Du temps de cerveau pour... un nouvelle soie sans tisse

Gaudriel s’ennuyait. il n’avait jamais eu « clients » très intéressants jusqu’ici, mais cette fois c’était le pompon. Il ne savait plus exactement combien il en avait eu depuis sa promotion en ange gardien de troisième classe, quelques milliers certainement. Mais ses deux clients actuels étaient en-dessous de tout. Ils ne réussissaient rien de remarquable, ni du côté du bien, ni de celui du mal, et il n’avait pas grand chose à leur apporter. Ce n’était pas comme cela qu’il serait promu deuxième classe et a fortiori première classe. Si ça continuait il allait encore devoir attendre une éternité !

Tous ses camarades de promotion étaient deuxième classe maintenant. Il avaient eu la chance de tomber sur des clients extraordinaires et ils avaient pu exprimer leurs talents pour bien les conseiller et les remettre dans le droit chemin. On disait même que Galadin allait bientôt passer ange de première classe ! Tout cela écoeurait Gaudriel et il se serait bien rebellé s’il n’avait pas été un ange.

Cela ne l’empêchait pas de râler de temps en temps et il ne se rendait pas compte que c’était justement cela qui avait empêché toute promotion pour lui. Les anges hors classe qui étaient chargés de surveiller les anges des classes inférieures avaient depuis longtemps ajouté des plumes rouges dans le grand registre des anges en face de la ligne Gaudriel.

Les deux clients actuels de Gaudriel étaient aussi désespérants l’un que l’autre.

Le garçon était intelligent sans être un génie, pas très débrouillard mais il avait beaucoup de chance. Celui lui avait permis de se tirer bon an mal an d’à peu près toutes les situations gênantes, mais sans jamais réussir brillamment à se faire remarquer. A l’école, un peu paresseux, il avait réussi à avoir de bonnes notes car il avait de la chance en choisissant les sujets sur lesquels ne pas faire l’impasse. A l’université il avait eu la chance d’être là au bon moment lorsqu’un poste s’était dégagé, alors qu’il n’était qu’un étudiant moyen. Et il menait une petite vie tranquille en profitant de quelques coups de chance bien placés de temps en temps. Gaudriel avait bien essayé de le pousser au début, mais son client était trop paresseux. Le plus grand raté avait été quand le jeune homme avait rencontré par hasard un grand professeur en voyage dans son pays et avait pu lui parler pendant un quart d’heure, alors que c’était un homme injoignable en temps normal. Malheureusement ce jour-là le jeune homme n’avait rien préparé et le professeur était reparti en ayant l’impression d’avoir croisé un étudiant sympathique mais sans intérêt.

La fille était un peu le contraire du garçon mais le résultat n’était pas meilleur. Elle était remarquablement intelligente, à la limite du génie, mais elle n’avait aucune chance. Il ne lui arrivait que des catastrophes et cela l’avait très souvent empêchée de réussir à gravir des échelons. Elle ne devait sa réussite moyenne qu’à son intelligence qui lui avait permis de réussir même quand elle n’avait pas de chance. Gaudriel se rappelait encore le jour où elle avait rendez-vous avec un professeur important pour lui exposer ses nouvelles théories, ce qui aurait dû la propulser à un poste important, et où elle avait raté son train, cassé son talon et perdu son portefeuille. Malgré tous ses efforts, Gaudriel qui avait arrangé le rendez-vous n’avait pas pu rattraper le coup. Le professeur était parti à l’étranger juste après et l’occasion ne s’était plus représentée.

Notre histoire commence un lundi matin. Gaudriel était assis au bar du Paradis à voir un peu d’hydromel sans alcool quand il surprit une discussion entre deux archanges, à la table voisine. Il était question d’une clé qui permettait d’ouvrir le Registre des « clients » et de forcer une rencontre entre deux clients même si elle n’avait aucune chance de se produire. Les archanges débattaient du bien fondé de cette démarche. Etait-ce moral ? Quand fallait-il le faire ? Quelles pouvaient être les conséquences ? Gaudriel écoutait fasciné. Au moins il avait appris quelque chose. Il était encore en train de rêver à tout cela quand les deux archanges quittèrent le bar. Et Gaudriel mit quelques minutes à réaliser qu’ils avaient oublié quelque chose sur la table : une clé !

Gaudriel sut tout de suite de quelle clé il s’agissait et son sang ne fit qu’un tour. Il regarda vers la porte et enfourna d’un seul geste la clé dans sa poche. Puis il courut vers la salle du Registre et l’ouvrit avec la clé. Ca marchait ! Alors il ajouta rapidement un petit symbole en face de chacun de ses clients - le symbole de la rencontre - puis il referma le registre et revint dans le bar. Tout cela avait duré quelques secondes, mais à peine Gaudriel eût-il reposé la clé sur la table que l’un deux archanges revient en courant dans le bar et reprit la clé. Il était visiblement très souriant et soulagé que la clé fût encore là. Il jeta à peine un regard à Gaudriel, car ce n’était après tout qu’un ange de troisième catégorie, avant de ressortir.

Gaudriel soupira aussi. Il ne savait pas ce qui allait se passer mais il pensa que la situation ne pouvait pas être pire qu’avant. Il se remit donc à observer ses deux clients pour voir ce qui allait se passer...

Le jeune homme venait de gagner à une loterie organisée par son université pour un voyage à New-York et il préparait déjà ses bagages. La jeune fille venait enfin de voir accepter son article pour le grand congrès international à New-York et elle préparait ses bagages. Gaudriel se frotta les mains. Tout se passait bien. On verrait ce qu’on verrait !

Et ce qui devait arriver arriva naturellement, puisque le grand registre ne peut pas avoir tort. Le jeune homme et la jeune fille se rencontrèrent dans le bus qui les amenait au centre-ville. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, et malgré le fait qu’il n’y eut exceptionnellement aucun embouteillage ce soir-là, ils eurent assez de temps ensemble pour tomber éperdument amoureux l’un de l’autre. Ils étaient prévus dans le même hôtel de toutes façons et leurs trois premiers jours ensemble furent comme un conte de fées. Ils ne voyaient que les yeux de l’autre et le monde entier semblait tourner autour d’eux. Ils visitèrent leur chambre de fond en comble et New-York un peu.

Puis le quatrième jour, la jeune fille devait faire sa présentation et le jeune homme l’accompagna. Elle pensait que cela allait mal se passer, comme d’habitude et elle avait même prévu une paire de chaussures de rechange au cas où. Mais tout se passa bien. Tout se passa encore mieux que bien. Comme si son intelligence à elle et sa chance à lui se combinaient pour produire une symbiose parfaite. Elle fut acclamée après sa présentation si innovante et la chance voulut que les plus gros industriels du pays étaient dans la salle. Et comme le jeune homme posa une question parfaitement juste et à point nommé, il fut pris dans le même cycle de réussite.

Un mois après, ils étaient non seulement mariés, mais installés dans une superbe maison près du campus de la meilleure université américaine. Tous les professeurs venaient leur demander des conseils sur tous les sujets et ils répondaient toujours juste. En quelques mois, les médias ne parlèrent plus que d’eux : ils étaient jeunes, beaux, intelligents, chanceux et incroyablement justes dans toutes leurs déclarations. Six mois après, ils furent élus à la présidence et à la vice-présidence du pays avec un score phénoménal, et ils se mirent tout de suite à réformer le pays et à discuter avec toutes les autres puissances mondiales.

Ces quatre années de pouvoir sont restées dans toutes les mémoires comme le mandat d’or, la renaissance moderne, le début de l’Humanité unie. Depuis cette période, rien n’est plus comme avant. Pour personne.

Pour Gaudriel non plus d’ailleurs. Il se souvient encore du jour de leur élection. Il se frottait les mains en calculant le nombre de jours avant sa promotion - certainement directe comme ange de première classe, ou même comme archange - quand les gardiens d’anges étaient venus l’arrêter au bar. Son procès avait été expéditif et il avait été renvoyé sur Terre pour (re)faire ses preuves. Il avait été doté des caractéristiques contraires à celles de ses deux clients : il n’était ni intelligent ni chanceux ! Il avait bien essayé de les approcher pour leur demander de l’aide, mais personne n’avait laissé s’approcher du couple merveilleux un homme aussi miteux. Et Gaudriel passait son temps au bar du coin, à siroter ses verres de rouge. Le seul avantage de sa situation en tant qu’ange déchu était qu’il ne pouvait devenir saoul. Alors il buvait, il buvait. C’est un soir, alors qu’il sortait du bar après une énième soirée arrosée qu’un autre ivrogne alluma une cigarette et que Gaudriel s’embrasa spontanément tellement il était gorgé d’alcool. Quand il arriva au Ciel, les archanges le regardèrent et eurent pitié de lui. Il redevint ange-gardien, mais de quinzième classe, en attendant mieux. En tous cas Gaudriel comprit la leçon et ne mit plus jamais les pieds au bar du Paradis.

Cette histoire remonte à longtemps. Peut-être que depuis, Gaudriel est passé à la classe supérieure ?

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