dimanche 5 avril 2015

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle d'un journal d’une chambre de femme

Octave était déprimé. Il se trouvait dans l’une des plus belles villes du monde et il n’aurait pas le droit de sortir de cet hôtel pourri. C’était la grève générale ici, et son escale se transformait en calvaire. On lui avait retiré son passeport et donné un petit bout de papier rempli de symboles indéchiffrables. Il venait de sorti du bus qui l’avait amené avec ses compagnons d’infortune dans une banlieue indéfinissable qui réussirait même à être grise en pleine nuit. Il aurait droit à quelques heures de sommeil (?) avant de repartir dans la bétaillère à touristes désargentés. Super ! En plus l’hôtel avait l’air vraiment isolé et ancien.

Octave essaya de rester un peu dehors pour voir le paysage mais un policier aussi gris que le béton le poussa dedans. Il était le dernier de la file, en plus. Evidemment. Avec sa chance habituelle… Le hall de l’hôtel était bizarre. Mal décoré comme tous les petits hôtels pour grappes de touristes à peine tombés du cep. Il était étrangement asexué se dit-il. Impossible de savoir si le propriétaire était un homme ou une femme. En tous cas certainement pas quelqu’un avec du goût.

Octave arriva enfin au comptoir et l’employé lui tendit en échange de son papier une clé, comme pour les autres « clients » qu’il avait observés. Enfin, l’employé faillit lui tendre une clé, mais en croisant son regard, celui-ci retira rapidement sa main. Il y eut un vrai moment de flottement. Octave avait toujours la main tendue. Puis l’employé appuya sur la sonnette et trois personnes sortirent du bureau qui était juste derrière la réception. Octave ne comprit rien à leurs débats en langue locale. Ils consultèrent plusieurs fois la liste des passagers, puis le registre. Ils se tournèrent également plusieurs fois vers le tableau des clés mais il n’en restait pas une seule. Visiblement cette chambre était la dernière disponible et cela posait un problème.

L’une des personnes qui étaient sorties du bureau lui adressa alors la parole dans un mauvais anglais qu’il eut du mal à comprendre. Il lui demandait s’il était une femme ? Octave se fit répéter la question plusieurs fois mais c’était bien ça. Vraiment bizarre ! Octave répondit que non, il était un homme. Les discussions reprirent pendant cinq bonnes minutes, puis les employés prirent enfin une décision. Celui qui parlait anglais lui tendit la clé en prononçant cette formule sibylline : « Good night. Beware »… Beware ? Faites attention ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Octave était trop las pour argumenter ou même demander confirmation. Il prit l’escalier et monta au troisième étage. Sa chambre était juste en face de l’ascenseur - qui ne fonctionnait évidemment pas. Il alluma la lumière, posa sa valise et alla vite prendre une douche, en espérant que cela le ferait dormir plus vite. Au moins l’eau était chaude.

Il entendit soudain une voix de femme : « Mais que faites-vous ici ? »

Octave n’était pas prude. Il n’était pas non plus en permanence à la recherche d’aventures. Mais cette voix le paralysa.
- Il y a quelqu’un ? Je me suis trompé de chambre ? baragouina-t-il. C’est à ce moment qu’il se rendit compte que la voix avait parlé en français.
- Vous êtes française ? ajouta-t-il rapidement.
- Ici, c’est réservé aux femmes. Vous ne devriez pas être ici, affirma la voix avec un ton cassant.
- Où êtes-vous ?
- Vous devez partir, assura la voix avec autorité. Puis elle ajouta « Oui, vous devriez partir » avec une vois très légèrement pensive.
- Excusez-moi. Je ne savais pas. Je n’ai pas compris ce qu’ils disaient à la réception. Il ont dû me donner la clé de votre chambre en oubliant qu’elle était déjà occupée.
- Ce n’est pas occupé. Mais c’est réservé aux femmes. Vous ne devriez vraiment pas être ici.

Octave crut déceler un sourire derrière cette voix. Il ne comprenait toujours pas mais le mot « beware » lui revint en mémoire. Il était peut-être plus prudent de sortir de la douche et de se rhabiller. Il pourrait toujours dormir sur un canapé du hall, après tout, ce ne serait pas la première fois. Octave tourna le robinet et ouvrit le rideau de douche, non sans avoir jeté un oeil prudent dans la salle de bains. Tout était normal. Il prit une serviette et commença à s’essuyer devant la glace. Il entendit un petit sifflement. « Comment vous appelez-vous ? demanda la voix, bien radoucie ».

- Je m’appelle Octave, et vous ?
- Moi ? Je n’ai pas de nom. Je suis la Chambre.
- La chambre ?
- La Chambre. Avec une majuscule.
- Oh, excusez-moi madame la Chambre !
- Pas de madame, répondit-elle sur un ton amusé. Pas de madame entre nous, maintenant que vous êtes là et tout nu…

Octave sursauta. Il avait en effet laissé glisser sa serviette. Il la reprit rapidement. Et il crut entendre un petit soupir.

- Comment pouvez-vous me parler et m’entendre ? Et même me voir ? continua-t-il d’un ton incertain.
- Mais je vous ressens par tous mes sens, Octave. Si nous discutions un peu ?
- Mais je croyais que cette chambre… enfin, que vous… que c’était réservé aux femmes ici ?
- Oui, en effet. Je suis réservée aux femmes. Cela a toujours été comme ça depuis que je suis née. Jamais un homme n’a mis les pieds dans cette chambre… Ni le reste d’ailleurs, poursuivit-elle d’un ton pensif.
- C’est extraordinaire ! Et vous avez vu beaucoup de femmes ?
- Oh oui, répondit-elle avec passion. Des milliers !
- Et toutes les chambres sont comme vous, ici ? demanda Octave de plus en plus intéressé par la situation.

La lumière s’éteignit soudainement. La voix s’était tue. Octave eut la certitude qu’il venait de commettre une bêtise. C’était bien lui, ça ! Il se mordit la lèvre et chercha à tâtons ses vêtements. Mais tout était sombre et il ne trouva rien. Même dans la chambre elle-même. Sa valise semblait avoir disparu. Il entendit un bruit de clé vers la porte d’entrée, mais quand il y arriva, il ne trouva rien. Sauf que la porte était verrouillée et que la clé avait disparu.

Octave frissonna. Pas de froid, non, car la température était douce dans la chambre. La Chambre en fait… La Chambre ? Mais oui, évidemment !

- La Chambre ? Vous êtes encore là ? demanda-t-il d’une voix mas assurée.
-…
- La Chambre ? Je vous prie d’accepter mes excuses. J’ai été très impoli. Evidemment, vous êtes unique. Ici dans cet hôtel et partout ailleurs. Sinon vous ne seriez pas La Chambre. Je suis désolé. Pardonnez-moi, s’il vous plaît.
-…

Octave attendit quelques instants et s’assit sur le lit. Il était défait et prêt à l’accueillir. Il aurait juré que ce n’était pas le cas avant. Il faisait de plus en plus chaud dans la Chambre et Octave s’installa confortablement. Soit la Chambre allait lui reparler, soit il dormirait.

Mais la Chambre ne disait plus rien. Octave se glissa entre les draps et s’allongea. C’est alors que la Chambre se manifesta. Il sentit les draps bouger lentement comme pour le caresser et le lit onduler. Il n’entendait rien, sauf les crissement des draps et de légers bruits comme des courants d’air. Mais il sentait la Chambre tout autour de lui. Une odeur puissante et aphrodisiaque se répandit. Et le lit bougeait de plus en plus.

Octave était un homme. C’est sûr. Quel homme peut résister à ça ? Il se sentait de plus en plus excité. Et l’inévitable se produisit. Au moment de jouir, Octave entendit un vrai soupir. Il le ressentit aussi, par tous ses sens. Puis il retomba sur le lit. Epuisé. Mais pas du tout ensommeillé. Et la lumière se ralluma. Une lumière tamisée, issue d’une petite lampe qu’il n’avait pas remarquée.

Et la Chambre lui parla.

Elle lui raconta son histoire, ses souvenirs de femmes, des plus laides aux plus belles, de toutes les origines. La Chambre ne communiquait pas toujours avec elles. Elle leur offrait souvent des rêves érotiques ou non… mais le plus souvent érotiques car c’était le moyen le plus facile pour établir un contact. Elle avait parlé avec la plupart des femmes qui lui avaient confié leurs rêves et leurs soucis, comme à leur meilleure amie. Certaines étaient revenues exprès dans ce trou perdu pour se confier à elle et chercher son amitié. La Chambre n’avait jamais connu l’échec. Toutes les femmes qui y avaient dormi lui avaient apporté quelque chose et réciproquement. Petit à petit, la Chambre était devenu l’attraction principale de l’hôtel, mais seulement auprès des femmes. Les hommes ne se doutaient de rien, même les employés qu’il avait vus. Ils sentaient juste qu’il ne fallait jamais y faire entrer un homme.

- Mais pourquoi pas un homme, ma ché… La Chambre ? demanda Octave à ce moment-là.
- Ah, répondit-elle rêveusement… Je ne sais pas vraiment. C’est inscrit dans mes gènes.
- Mais là où il y a de la gêne, il n’y a pas de plaisir, répondit Octave malicieusement, en caressant le drap.

La Chambre pouffa et le lit trembla. « Tu es idiot, dit-elle, je ne sais vraiment pas .. mais je commence à le regretter. Tu m’ouvres de nouveaux horizons… ». Octave fut surpris par cette réponse. Et gêné. Et même un peu furieux. En fait il était jaloux.

Jaloux d’une chambre ??? « Je suis idiot, se dit-il ».

- Et maintenant, que vas-tu faire ? demanda-t-il, pour se rassurer un peu aussi.
- Maintenant ?
- Oui maintenant, après cette nuit ?
- Mais rien d’autre ! Tu vas rester, c’est tout ! affirma-t-elle en riant.
- Rester ? Mais c’est impossible. Je dois repartir. J’ai une vie, moi !
- Tu as une vie ? La lumière trembla et l’air se refroidit subitement. Octave frissonna.
- Tu as une femme dans ta vie ? C’est ça ? dit-elle d’un ton glacial

Octave ne répondit pas. Il avait très froid maintenant. La situation était délicate. « Octave, mon petit Octave… Sois prudent ! Beware ! » se dit-il. Il allait falloir être très diplomate. On ne sait pas de quoi une Chambre en colère était capable.

- La Chambre ? Ma Chambre ? roucoula-t-il
- Oui ? Le ton était encore proche du zéro absolu.
- Je n’ai pas de femme dans ma vie. Tu es la seule.
- Tu n’as pas d’autre femme ? C’est vrai ?
- Oui, oui, je t’assure. Tu es la seule femme et la seule Chambre de ma vie.
- Ah ! dit-elle avec une voix attiédie. Et tu veux me quitter quand même ?
- Mais non, mais non, je t’assure ! répondit-il en réfléchissant à toute vitesse. Je pourrais t’emporter avec moi !
- M’emmener ? Comment ? demanda-t-elle d’une vois nettement plus chaude. La lumière se stabilisa.
- Mais tu pourrais venir habiter ma valise, puis mon appartement par exemple. Nous serions tout le temps ensemble, comme ça !
- Tu ferais ça ? Mais c’est adorable… Seulement je devrais abandonner cet hôtel ?
- Mais non, tu pourrais laisser une partie de toi ici pour continuer comme avant.
- Ah oui, je pourrais faire ça… Ca devrait marcher ! Je vais voir comment. Il faut que je réfléchisse. Pendant ce temps, endors-toi.

Octave sourit. Il allait pouvoir s’en sortir. Et il s’endormit presque instantanément, bercé par ses mots doux.

Lorsqu’on vient frapper à sa porte au petit matin, Octave se leva et s’habilla mécaniquement. Il était épuisé. Sa valise et ses vêtements étaient là où il les avait laissés. Il avait décidément fait un drôle de rêve. Il tourna la clé dans la porte et sortit. Un léger courant d’air vint lui caresser la joue droite.

En une heure à peine il était revenu à l’aéroport. Les employés de la réception n’étaient plus les mêmes et personne ne lui avait fait de remarque quand il avait déposé sa clé avec les autres dans la boîte. Octave ne parla à personne. Dans l’avion non plus. Ce n’est qu’en arrivant chez lui après un vol épuisant qu’il dit bonjour à sa concierge sur un ton enjoué. Il crut entendre un léger écho. Cela devait être le couloir de la porte cochère…

Puis Octave entra dans son appartement et sa vie ne fut plus jamais pareille.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire