dimanche 25 octobre 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle sans chapeau

Ludvic s’était levé de méchante humeur. Il n’aimait pas les jours d’envoi et c’en était un, comme à toutes les éclipses des soleils. En plus ce jour-ci tombait dans sa zone et c’était donc à lui d’opérer l’amputation. Il n’aimait pas ça. Personne n’aimait ça d’ailleurs.

Il faisait noir dans sa chambre. Il y faisait toujours noir, évidemment, sauf quand il allumait la lumière. A un peu plus d’un kilomètre sous la surface de la planète, c’était normal. Et encore. Il habitait le niveau le plus élevé, celui des dirigeants et de l’interface avec la surface. Il sentait bien que le noir était plus intense quand on descendait quelques kilomètres plus bas, même si c’était ridicule. Le noir était noir, un point c’est tout, quel que soit le nombre de kilomètres entre vous et la surface brûlante et radioactive de la planète. Mais c’était un phénomène bien connu de tous les habitants du coeur de la planète du coeur., les blanchâtres comme on s’appelait entre nous, pensa-t-il soudain. Le noir semblait de moins en moins noir à mesure où on s’approchait de la surface éclatante de blancheur et de chaleur. Même la température semblait différente, alors que toutes les mesures scientifiques démontraient au contraire qu’il n’y avait aucune variation de lumière ou de température selon les étages de la planète souterraine.

Ludvic était un chef. Oh, pas un grand chef, mais un chef quand même et il en était particulièrement fier. Il avait fallu des années pour arriver à ce niveau, dans tous les sens du terme, et il souhaitait y rester longtemps, car dans ce monde très hiérarchisé et compte tenu de sa naissance, il ne pouvait espérer mieux. C’est pourquoi il était toujours nerveux et de mauvaise humeur les jours d’envoi, car si quelque chose tournait mal, même un infime détail, il serait certainement jugé responsable et averti. Peut-être même dégradé.

Il passa donc la matinée à se préparer, dans la lumière blafarde de sa chambre, qui lui faisait un si beau teint blanc-verdâtre, comme il se doit pour un dirigeant en action. Il soigna particulièrement le contour de ses yeux afin de souligner la blancheur de son visage. Il aurait été du plus mauvais effet de montrer la moindre trace de couleur en une telle occasion. La couleur ? Beurk ! Il eut un hoquet en pensant à ce mot. Il ne devait pas y penser. C’était indigne d’un habitant du coeur. C’était même un mot interdit ici. Seuls les habitants de la surface, ces monstres, l’utilisaient. Il faut dire qu’eux ils en avaient l’occasion à chaque instant.

Au lieu des beautés des sous-sols du coeur, baignés dans des lumières blanchâtres sombres ou complètement noires teintées de nuances pâles, ces pauvres personnes devaient vivre dans un univers plein de formes et de tonalité toutes plus agressives les unes que les autres. Et en plus, leur peaux étaient, horreur, de toutes les couleurs, dans une palette de tonalités que personne ici n’imaginait, du jaune au marron, en passant par des cuivres et des roses qui faisaient vomir tous ceux qui s’en approchaient. Ludvic avait vomi aussi, les premiers mois, quand il avait commencé à travailler avec les enfants monstres, mais il avait fini par s’habituer, comme si son cerveau se dédoublait entre la beauté automatique de son quotidien d’habitant du coeur et l’effroi de ces moments passés à élever ces enfants colorés.

Il n’y en avait pas beaucoup bien sûr, et d’habitude on les répartissait un peu partout au dernier niveau, le plus près de la surface, dans toutes les villes du coeur. Heureusement ! Ces abominations étaient assez difficiles à regarder. Ludvic était conscient de la difficulté de son travail mais également de l’utilité fondamentale de son son rôle - et de celui de ses quelques collègues dans d’autres métropoles - pour préserver la pureté de leur population. Il y a très longtemps, ces monstres étaient exterminés, simplement. Mais la philosophie Loutienne était passée par là, Lou merci, et il avait été décidé de les amener à la surface, pour qu’ils essayent d’y vivre la vie de leur choix. La surface de la planète avait toujours été inhabitable. Certains, dont Ludvic, espéraient que les souffrances des monstres ne duraient pas longtemps là-haut, avant que les soleils les tuent inexorablement. D’autres croyaient qu’une vie était possible à la surface pour ces êtres difformes, notamment à cause de leurs peaux si violemment colorées. Mais tous étaient d’accord pour amputer la société le plus vite possible de ces membres inacceptables et horribles. Tant pis pour ces enfants nés d’on ne sait quelle mutation rarissime.

Ludvic, était déjà monté deux fois à la surface dans sa carrière, et il en gardait des souvenirs épouvantables. C’était forcément lors d’une éclipse d’un des deux soleils et pendant la nuit de l’autre, car aucun habitant du coeur n’aurait supporté l’idée d’être environné de lumière, même derrière les murs épais des sas. Pourtant la montée se déroulait dans le confort - relatif - d’un ascenseur étanche et juste baigné dans sa pâleur la plus sombre possible, et même l’arrivée se passait dans une pièce complètement noire aménagée à cet effet par des ancêtres bienveillants, Lou merci. Cette fois-ci, il y aurait douze enfants avec lui, de cinq à dix ans. Plus qu’un contingent normal, car la précédente éclipse remontait déjà à plusieurs années. Les enfants monstres avaient été envoyés de l’autre bout du monde pour profiter de cette éclipse.

Le travail de Ludvic consisterait, une fois les enfants sortis de l’ascenseur, à ouvrir la porte du sas, à les mettre tous dedans, puis à refermer la porte intérieure du sas et à ouvrir l’autre porte jusqu’à ce qu’ils sortent tous. Enfin il refermerait la porte extérieure pour le prochain convoi et redescendrait le plus vite possible. Compte tenu de l’effectif, il aurait certainement droit à un repos exceptionnel cette fois-ci. Etre confronté à tant d’horreur était si insoutenable qu’au début quelques prédécesseurs de Ludvic s’étaient même suicidés.

Ludvic entra dans la salle de départ, celle où les enfants l’attendaient. Il les regarda à peine, son cerveau automatique prenant le relais. Il eut quand même le temps de remarquer qu’il y avait treize têtes en plus de lui. Dont une beaucoup plus élevée que les autres. Une jeune fille. Presque une jeune femme se dit-il. Incroyable. Jamais on ne voyait d’enfant de plus de dix ou onze ans dans les envois. Les monstres étaient en effet identifiés très tôt et élevés dans des centres bien isolés, comme le sien. Ludvic regarda son écran blafard de contrôle. Effectivement. Une sauvageonne avait été ajoutée au groupe. Elle s’appelait Liana et avait visiblement réussi à se cacher pendant des années, à coups de maquillages et de travaux dans des endroits sombres. Elle venait tout juste de se trahir et elle avait été ajoutée in extremis dans cette amputation.

Ludvic la regarda. Elle aurait pu être jolie se dit-il, en retirant aussitôt cette pensée, issue certainement de son cerveau normal. Elle avait un teint marron assez foncé. Un des pires. Une sorte de négation de la blancheur pure qui caractérisait leur haut degré de civilisation. Ses yeux étaient noirs de jais. Il se demanda un instant s’il n’avait pas déjà vu ces yeux une fois. C’était une pensée aberrante, impie même, mais il n’arriva à s’en débarrasser qu’avec peine.

Ludvic regarda son écran. Il venait de perdre dix secondes. Sur la minute et quarante secondes que durerait l’éclipse, c’était beaucoup. Il ouvrit précipitamment la porte du sas et poussa les enfants dedans. Ils se laissaient faire. La fille opposa une petite résistance mais il la poussa un peu plus fort. A ce moment elle le regarda dans les yeux. Il poussait déjà la porte de l’autre main pour la refermer. Elle dit « Ludvic ? ».

La porte claqua. Il appuya automatiquement sur le bouton et le sas s’ouvrit vers la surface extérieure, encore baignée à ce moment dans la nuit noire de l’éclipse. Il distinguait à peine cette nuit à travers le minuscule hublot qui permettait de contrôler l’extérieur et de vérifier que les enfants seraient accueillis par les monstres survivants à la surface. Il abaissa le levier et le volet hermétique interne le coupa de cette lumière infâme. Il fallait que tout soit refermé avant la fin de l’éclipse. Mais Ludvic avait du mal à respirer. Elle connaissait son nom ! C’était impossible. Personne ne connaissait le nom des éducateurs. Tous les enfants les appelaient « Chef »... Oui, mais elle ? Elle s’était caché des années. Peut-être l’avait-elle rencontré sous son déguisement. Il en frissonna. Avoir peut-être frôlé un monstre déguisé en habitant du coeur ? Quelle horreur ! Pourtant... Pourtant ces yeux...

Ludvic laissa une minute passer. L’éclipse était terminée maintenant. Il devait finir son travail. Il aurait le temps de repenser à tout ça après... En tremblant il abaissa le volet du hublot externe - pour cacher la lumière du jour derrière. Et il ouvrit la porte interne du sas. Il s’agissait de contrôler que tout était en place pour la prochaine éclipse dans la région. Il espérait bien qu’il n’aurait plus à s’en occuper cette fois-là. Cet envoi serait le dernier pour lui. Il n’aurait plus la force de résister à un prochain envoi, même dans plusieurs années.

Le sas était ouvert maintenant. Et la fille y était encore. Elle le regardait droit dans les yeux. Il resta coi. Immobile comme un stalagmite. Elle ne pouvait pas être là. Elle ne devait pas y être, lui disait son cerveau automatique. Mais son cerveau normal la voyait bien. Elle s’avança vers lui et posa ses lèvres sur les siennes. Puis elle prit sa main et l’emmena dans le sas. Elle referma la porte intérieure. Tout était noir. Confortable. Sa main était douce et frémissait doucement. Elle la monta vers le bouton rouge près de la porte extérieure. Elle appuya leurs deux doigts sur le bouton. Il ne la quittait pas des yeux, même dans le noir le plus complet.

Et puis, la lumière fut. Le rai de lumière qui apparut entre la porte et le mur du sas, l’aveugla. Il faillit s’évanouir devant tant d’horreur, mais la lumière toucha les yeux de Liana. Il les vit pour la première fois, non point noirs de jais, mais marrons et verts dans un mélange étincelant qui le fascina. Il devint aveugle en une seconde, mais c’était trop tard. Il avait vu ses yeux. Il s’évanouit dans la blancheur éblouissante de la lumière d’une surface honnie et forcément mortelle.

Ludvic ne mourut point. Pas ce jour en tous cas. Il se réveilla dans la pénombre, aveuglante pour lui, d’une pièce toute simple. Il était sur un lit et elle était là.

Plus tard, lorsque les habitants de la surface l’eurent accueilli avec joie et musique dans la diversité de leurs couleurs de peau et dans la beauté d’un monde magnifique où les verts, les bleus et les ocres dansaient ensemble à en perdre haleine, Ludvic épousa Liana. De temps en temps ils regardaient la petite structure en métal terne et gris qui trônait dans le plus beau parc coloré de la ville, au milieu d’un parc où les enfants du monde jouaient. Le sas était là depuis des centaines de générations. Il s’ouvrait de temps en temps, lors de certaines éclipses. Il était laid. Laid comme le monde blanchâtre et sans couleur au-dessous.

Ludvic se promit de redescendre un jour pour leur prouver leur erreur, à ces habitants sans coeur. Mais la révolution attendrait. Liana et lui avaient prévu d’aller avec leurs enfants voir le dernier spectacle sensibluel à la mode. Il mit son chapeau. Oui, la révolution attendrait...


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