dimanche 1 novembre 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle courageuse

Racko s’était levé du bon pied, après une bonne nuit de sommeil. La dernière avant longtemps, c’était certain, puisqu’aujourd’hui débutait la grande Compétition et que Racko y était inscrit. Il en était même l’un des favoris, mais ce n’était pas une raison pour prendre ça à la rigolade.

Il s’était préparé depuis des mois et avait affûté son matériel de pointe, en éliminant tout ce qui était trop lourd ou trop fragile. Car c’était une course d’endurance. On ne pouvait utiliser que ce qu’on portait sur soi, il fallait donc choisir du léger, et on ne pouvait rien acheter ou remplacer, il fallait donc que tout soit robuste. Tout compris, l’équipement et les vêtements de Racko pesaient moins de 15 kilos et il était certain d’être le mieux équipé. Un vrai professionnel, se dit-il avec fierté en se regardant devant le miroir. Et beau, en plus ! ajouta-t-il avec son sourire charmeur de base. Il serait en effet filmé en permanence comme tous les autres concurrents, par sa sphère-drone, qui servait moins au contrôle du règlement qu’à produire de belles images pour les médias internationaux qui adoraient retransmettre cette compétition. Il fallait donc soigner son image, et Racko était particulièrement bon dans ce domaine.

La course allait durer des mois, car il fallait faire le tour du pays à pied, et le pays était grand. Quatre mois, avait-il été estimé, mais il penchait plutôt pour six, compte tenu des pièges fortuits ou mis en place par l’organisation pour les retarder. L’eau et la nourriture ne posaient aucun problème, car le pays était riche et il serait facile de trouver de la nourriture. La vraie difficulté était physique. Résister, et encore résister. Savoir doser son effort, sans regarder les parcours des autres. Trop de candidats avaient perdu, dans les éditions passées, en voulant forcer le rythme pour rester au niveau d’un concurrent, puis s’étaient écroulés de fatigue, quelques jours avant l’autre. Racko savait tout cela, et il avait établi un plan de marche (et de course) qu’il était sûr de tenir. Il avait gardé une marge de manoeuvre, au cas improbable ou un adversaire aurait réussi à se maintenir à sa hauteur.

Certains candidats essayaient de tricher, mais les sphères-drones et les capteurs qu’ils étaient obligés de porter (150 grammes) détectaient tout ce qui était contraire au règlement. Jamais personne n’avait pu tricher. Certains fous essayaient toujours, mais cela ne servait qu’à divertir le public et Racko soupçonnait que les organisateurs les laissaient s’inscrire pour avoir le plaisir de les démasquer en direct, afin de maintenir l’intérêt pour une compétition aussi longue.

Racko ajusta son chapeau réglementaire (200 grammes) et sortit de son vestiaire, sous les acclamations de son équipe. Ce chapeau allait servir à l’identifier de loin. Tous ceux qui voyaient le chapeau avaient interdiction de s’approcher du coureur qui le portait, au risque d’être simplement désintégrés par la sphère-drone, s’ils étaient à moins de dix mètres. Tout le monde le savait. Aucune exception, sauf les autres concurrents qui pouvaient tout faire. Un concurrent qui se dirigeait sciemment vers le public était immédiatement éliminé. C’était là une des autres difficultés de la course, car certains formaient des groupes au-devant des candidats pour les obliger à se détourner. C’était un jeu subtil (pas toujours subtil en fait) entre les concurrents et les spectateurs. Il y a dix ans, lors de la dernière Compétition, seuls trois concurrents étaient arrivés vivants et on avait dénombré plus de 350 morts dans le public. Cette année la course était plus difficile, le parcours plus long et plus épuisant. Il y aurait plus de public aussi.

Racko arriva sur la ligne de départ. Ils étaient cent concurrents. C’était le nombre réglementaire et traditionnel. Les bruits des cent sphères-drones s’additionnaient pour faire un bourdonnement effrayant. Ce son mélangé était l’une des beautés de la Compétition. Il faisait monter le taux d’adrénaline chez tous les concurrents et chez tous les spectateurs, là-bas au loin dans les tribunes ou devant leurs écrans.

Après la ligne, le premier kilomètre était un parcours du combattant classique, mais avec quelques pièges toujours nouveaux pour capter l’attention des spectateurs. Racko n’en avait pas peur. En général, près du quart des concurrents y restait.

Le signal retentit et tous les concurrents se précipitèrent en avant. Racko et quelques autres prirent leur temps. Pas la peine de dépenser trop d’énergie sur ce premier kilomètre. Racko les regarda. C’était vraisemblablement parmi eux que se trouvaient ses concurrents les plus sérieux. Ils n’avaient pas le droit de se tuer pendant ce premier kilomètre, naturellement, sinon la course n’aurait jamais été plus loin. Ils avaient tous leur arme laser (330 grammes) fournie par l’organisation.

Racko choisit sa ligne parmi les dix possibles et sauta dans la première fosse. Il fallait le faire assez vite pour pouvoir en ressortir rapidement. Un exercice facile pour se dérouiller les jambes. Racko sauta... et se foula la cheville droite.

Merde ! se dit-il, assis au fond de la première fosse.

Merde, en effet. Il venait de faire son premier saut et il était déjà handicapé. La course était quasiment finie pour lui. Enfin, elle aurait été quasiment finie pour un autre. Mais pas pour Racko ! Il était connu pour son courage en toutes circonstances. Il défit son sac et en sortit calmement sa pommade (50 grammes) et sa bande élastique (60 grammes), puis il se soigna. La cheville tiendrait. De toutes façons, il faudrait qu’elle tienne !

Racko se releva. Il savait que des millions de spectateurs le regardaient à ce moment précis. Il prit le temps de se repeigner, puis il boita vers l’autre côté de la fosse. Il réussit à la grimper à la force des poignets. Car il était fort. Il boita jusqu’à la fin du parcours. Il arriva bon dernier à la fin du premier kilomètre. Un tiers des participants y étaient restés. Une bonne année, donc ! Cela revigora un peu Racko. Mais ce qui le revigora le plus, ce fut de constater qu’il était premier à l’audimat des concurrents. Son malheur intéressait les spectateurs.

Le reste n’est qu’une simple formalité. Avec la force de Racko et son courage, il ne lui fut pas difficile de continuer. Au bout du premier mois, il n’avait parcouru que le dixième du chemin, car après la cheville, le genou droit s’était mis à flageoler. Racko s’était fabriqué une béquille. Il n’avançait pas vite, mais il avançait, pendant que ses adversaires s’entretuaient ou se faisaient attraper par des groupes de spectateurs puissamment armés. En fait, la popularité de Racko continuait à progresser et il savait que des groupes le suivaient à distance pour le protéger. Il était en train de devenir le héros (ou la mascotte ?) de la Compétition.

Au bout du deuxième mois, il dut ralentir. La hanche était atteinte maintenant et il avait deux béquilles. C’est au quatrième mois, à peu près au cinquième du parcours, qu’il dut s’amputer de la jambe droite qui s’était infectée. A ce moment, il ne restait plus que 9 autres concurrents en jeu et le premier venait d’atteindre la ligne des deux-tiers. Racko était toujours en tête du classement de popularité.

Le dixième jour du quatrième mois, Racko clopinait comme d’habitude avec ses béquilles lorsqu’un flash d’information le fit s’arrêter un instant. Le leader de la course venait d’éliminer les autres concurrents dans un guet-apens très astucieux. Ils n’étaient plus que deux en course et Racko était loin derrière. Mais il continua, non sans s’être repeigné une nouvelle fois. Des pancartes « Racko président » apparaissaient maintenant de plus en plus souvent au bord des chemins.

Lorsque le leader fut éliminé par une foule en colère qui l’avait entièrement encerclé, pour la première fois dans l’histoire de la Compétition, Racko resta le seul concurrent en course. En regardant le flash, il fut pris d’une grande émotion et tomba. Il se foula la deuxième cheville.

Aujourd’hui, après sept ans, la Compétition continue puisque, techniquement, il reste un concurrent encore valide.

Enfin, valide est un grand mot. Racko a en effet été obligé de s’amputer de sa deuxième jambe et de se fabriquer un petit chariot. Le jury a dû se réunir dans ce qui a été l’un des moments forts de la Compétition, pour savoir si Racko ne devait pas être éliminé pour ne plus marcher.  Mais un point du règlement prévoyait que les compétiteurs ne devaient utiliser que leurs membres pour se déplacer. Et le chariot de Racko n’avait pas de roues - ce qui aurait été interdit - et il ne se déplaçait qu’à la force des poignets de Racko.

Aujourd’hui Racko vient de franchir la ligne des 99,99%. Demain, il franchira la ligne d’arrivée. En héros évidemment. Il lui reste un bras valide - le gauche. Il a appris à se repeigner de la main gauche, lui qui était un pur droitier. Demain, Racko aura gagné. Dommage pour lui que la guerre ait éclaté entretemps et que plus personne ne s’intéresse à la Compétition.

Mais cela, Racko ne le sait pas. Il est aveugle et sourd depuis des années et n’est guidé que par sa sphère-drone personnelle, qui a été programmée il y a bien longtemps. Racko sait seulement qu’il va gagner. La ligne d’arrivée l’attend, au milieu du lac radioactif créé par une des premières bombes reçues. Il mourra noyé. Mais heureux !

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