dimanche 10 janvier 2016

Du temps de cerveau... Pour une nouvelle toux

L'homme le plus riche du monde prenait son café, en peignoir. C'était un matin comme tous les matins depuis le plus lointain de ses souvenirs. Il baignait dans le luxe et la suite royale où il se trouvait ce matin-là n'était qu'un appartement de rêve parmi d'autres. Avec la seule différence qu'il ne connaissait que ce type de maisons et qu'elles ne le faisaient plus rêver depuis longtemps. Le luxe l'ennuyait. Toutes les sortes de luxe dans tous les palaces du monde. Il avait tout essayé et ne continuait que par routine. Tout l'ennuyait d'ailleurs et il ne se passionnait pour rien.

Il n'avait que deux passions dans sa vie : son peignoir et sa toux, tous les deux intimement liés. Sa toux chronique le gênait toujours. Tous ceux qui le connaissaient évitaient soigneusement le sujet, mais lui avait appris à l'aimer, sa toux. Elle était toujours là mais toujours différente, comme si elle avait sa propre vie. C'était une sorte d'amour vache entre lui et sa toux, amour et gêne simultanés. A certains moments, la toux s'éloignait et à d'autres elle l'accablait sans relâche, douce ou forte, grave ou sifflante. Quand il était petit, ses parents avaient consulté les meilleurs médecins du monde mais personne n'avait rien trouvé. Lui-même avait de temps en temps essayé quelques traitements soit-disant nouveaux et révolutionnaires. Mais rien n'y avait fait. La toux était là et revenait toujours.

Son peignoir, c'était autre chose ! En fait, je devrais dire ses peignoirs. Il en avait quarante deux identiques qu'il emportait partout avec lui. Il pouvait donc toujours en porter un propre, à toute heure. Et pour être certain d'en avoir toujours, il avait acheté l'atelier de luxe où on les fabriquait, ainsi que la filature et les élevages de moutons qui l'alimentaient. Une peccadille pour lui, mais une sécurité utile car ces peignoirs étaient très doux. Et quand il les portait, sa toux diminuait fortement jusqu'à presque disparaître parfois. Il avait bien essayé d'autres vêtements fabriqués avec les mêmes matériaux, mais rien ne marchait. Oh ils étaient doux, évidemment, mais ils ne servaient à rien contre la toux. Des scientifiques lui avaient expliqué qu'il s'agissait d'une combinaison quasi-alchimique entre la laine et la manière dont celle-ci frottait sur son corps. Comme si ce mélange éloignait la toux et la répartissait dans tout son corps.

Albert, puisque c'était son nom, avait été bien élevé par ses parents. Il aurait pu décider de passer sa vie en peignoir et personne n'aurait protesté, en tous cas devant lui, tellement il était riche. Mais il tenait à une certaine élégance, et il devait s'habiller très souvent autrement qu'en peignoir à cause de ses nombreuses obligations sociales. Il n'avait pas besoin de travailler, bien sûr, mais il devait sortir et voyager. Il passait d'ailleurs beaucoup de temps à voyager, parce qu'il pouvait le faire en peignoir. Ses avions privés et ses voitures de luxe étaient tous équipés pour qu'il puisse se changer facilement en y entrant et en en sortant. Il se débrouillait ainsi pour passer le plus de temps possible en peignoir, protégé en grande partie de sa toux. Mais cela ne suffisait pas. Dès qu'il était habillé normalement, sa toux revenait, et même si tout le monde faisait semblant autour de lui de ne rien voir, il se sentait affreusement gêné. C'était pareil quand il était nu. Ce qui avait causé quelques catastrophes dans sa vie sexuelle et qui l'avait toujours empêché de rencontrer la femme de sa vie, si l'on ne comptait pas toutes celles qui ne regardaient que son portefeuille.

Albert posa son café et se leva. Il était seul dans sa suite. Il n'avait toussé que 93 fois depuis qu'il s'était couché hier soir, lui dit sa montre-compteur de toux, et aucune fois depuis sept minutes. Albert sourit. La journée commençait bien. Il décida de traîner un peu avant de sortir. Une douche rapide - pour ne pas trop tousser - puis un peignoir propre. Ensuite, d'ici une heure, il descendrait directement au parking ce qui lui permettrait de rester plus longtemps en peignoir. Avec un peu de chance, il en aurait pour deux heures de calme avant de se retrouver à cette cérémonie sans plus d'intérêt que d'habitude. On lui aurait préparé un discours qu'il lirait entre deux quintes de toux. La routine.

Albert ôta son peignoir et choisit d'en enfiler un neuf, jamais utilisé, après sa douche. Il réussit à ne faire grimper le compteur que jusqu'à 112 avant de se retrouver enfin protégé par son nouveau peignoir, puis il s'occupa de divers courriers sans intérêt. Tout se passa comme prévu et il se retrouva, en pleine forme, dans sa voiture, au parking du palais où aurait lieu la cérémonie. Le temps avait passé si vite, se dit-il. Il était déjà temps de s'habiller comme un riche homme d'affaires. Il regarda sa montre-compteur machinalement. C'était devenu un jeu pour lui d'estimer le nombre de toussotements et il prenait grand plaisir à essayer de le deviner. Il se trompait rarement au-delà de quelques unités en fonction du temps passé, avec ou sans peignoir. Cette fois-ci il estimait que le compteur aurait peut-être atteint les 130 mais pas plus, car il se sentait vraiment bien ce matin-ci. Il haussa les sourcils. Le compteur marquait 112. 112 ? Encore ? Et la dernière toux datait de deux heures ???

Albert tapota sa montre. Elle devait être cassée. Il commença à s'habiller, et à tousser. Avant de sortir de la voiture, il en était dejà à 131. En plus il avait compté dans sa tête et cela correspondait à ce qui était affiché. Bizarre, se dit-il. Deux heures sans tousser ? Ce n'était jamais arrivé, sauf peut-être en dormant. Mais il n'avait pas dormi. De plus, même sa toux actuelle semblait plus supportable. Avant de quitter la voiture, il dit à son chauffeur de ne toucher exceptionnellement à rien dans l'habitacle. Puis il sortit rejoindre son obligation du jour. Il abrégea son discours. De toutes façons, la version imprimée avait déjà été distribuée, car il était souvent inaudible, et il se demandait de temps en temps pourquoi prendre la peine de le prononcer. Un robot aurait été plus efficace !

Il rejoignit vite sa voiture, se déshabilla et enfila le même peignoir, malgré le regard étonné de son chauffeur. La montre affichait 333. Il passa un coup de téléphone à son secrétaire particulier pour annuler ses rendez-vous de la journee et demanda à revenir à l'hôtel. Il n'en bougea pas de la journée. Et la montre resta fixée sur 333. Une journée entière sans tousser ? Un rêve devenu réalité, se dit-il. Vers le soir, il décida d'essayer tous ses peignoirs. Mais seul celui-ci l'empêchait de tousser. Il savait depuis longtemps que certains étaient plus efficaces que d'autres, mais c'était la première fois qu'il en rencontrait un de parfaitement efficace. Il en profita pour le regarder sous toutes les coutures et le comparer aux autres. Il ne trouva que quelques différences minimes, comme pour tous les peignoirs artisanaux. Il y avait bien une faible odeur différente et l'étiquette portait la mention "vérifié par le numéro 42". Le seul peignoir dans ce cas. 

Il passa un coup de téléphone. Une heure après, toujours dans ce même peignoir, il volait vers l'atelier de confection. Si tout se passait bien, il y arriverait à midi heure locale, juste au moment des dernières vérifications avant expédition. Tout se passa bien, très bien même. Il était installé derrière une glace sans tain - dans son peignoir - cinq minutes avant l'arrivée des ouvrières pour la vérification finale. Tout avait été arrangé sans même que la directrice soit au courant. Aucune mention du numéro 42 à quiconque. Il voulait voir de ses propres yeux.

Ce jour-là, il y avait sept peignoirs à vérifier. Les deux ouvrières entrèrent et commencèrent à déballer les boîtes. Albert écoutait avec attention leur discussion mais tout semblait normal. Elles portaient chacune un badge avec un numéro. Mais pas le 42. Albert se sentit déçu et il allait se lever quand il entendit cette bribe de conversation. Il se rassit.

- J'en ai marre de ce boulot qui ne sert à rien, pas toi ? dit l'une
- Oui, moi aussi, mais c'est bien payé au moins, répondit l'autre.
- Ouais c'est vrai. Mais nos peignoirs sont parfaits. Tout ça est inutile. En plus, à force de les porter, il ne doit plus se rendre compte de rien.
- Tu as raison. On fait comme la dernière fois, alors ?

Elles apposèrent leurs étiquettes obligatoires sans terminer leur vérification puis se levèrent et sortirent, la cigarette déjà au bec. Les peignoirs étaient seuls. Albert les regardait. La porte s'ouvrit et la directrice entra. Elle referma doucement la porte et la verrouilla. Albert regarda la directrice. Une belle femme, se dit-il. Il la regarda se déshabiller complètement. Une très belle femme, se redit-il. Il attendait, frémissant. La directrice, nue, choisit l'un des peignoirs et l'enfila. Elle se regarda dans la glace derrière laquelle se trouvait Albert. Elle tourna un peu sur elle-même et se sourit. Elle sourit aussi à Albert, sans le savoir, car celui-ci était debout maintenant. Puis elle remit le peignoir dans sa boîte, écrivit quelque chose sur l'étiquette, l'embrassa, et rangea les autres boîtes. Enfin, elle se rhabilla. Albert ne la quitta pas des yeux une seconde, fasciné. Il ne s'ébroua que lorsqu'elle fut sortie. Il ouvrit la porte secrète à côté du miroir sans tain. Mais il savait dejà ce qu'il allait trouver. Une faible odeur de parfum, une étiquette portant le numéro 42 et un autre peignoir parfait.

Albert était un homme d'action. Il passa un coup de téléphone et deux heures plus tard, il avait épousé la directrice. Il ne toussa plus jamais en sa présence et presque plus autrement. Il faut dire que maintenant elle essayait tous ses vêtements avant qu'il les mette et qu'ils passaient beaucoup de temps sans aucun vêtement. Albert ne demanda jamais pourquoi elle avait commencé à essayer ses peignoirs, du temps où elle dirigeait l'atelier. Cela n'avait aucune importance. Elle seule comptait.

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