dimanche 28 février 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle bleue

Notre planète est belle. Elle est bleue d'un bleu unique, qui tend plus vers le violet que le vert. Un bleu intense qui parcourt toute une micro-palette de bleus. Vue de l'espace, notre planète est mordorée et on pourrait même dire morbleutée. Elle ondule de nuances de bleu, elle miroite parfois jusqu'à aveugler l'observateur non averti. Le bleu de la terre se fond dans le bleu de la mer, dans une atmosphère bleue et limpide. Même la neige semble bleue, comme si elle déteignait sous l'influence de l'omniprésence du bleu.

Lorsque l'homme a colonisé cette planète, il y a des milliers d'années maintenant, les premiers colons n'ont pas su quoi en faire. Tout avait l'air agréable ici, de la température à la composition de l'air, mais il y avait un air d'ennui qui flottait sur tout. D'indolence, même. Les premiers rapports qui parvinrent au GQGC, le grand quartier général de la colonisation, comme on disait avant, ne marquaient ni enthousiasme, ni crainte. Juste une sorte de grand soupir, un bâillement assoupi. Aucune richesse particulière sur la planète, pas de minerai rare. Juste ces fleurs par milliards, partout. Des fleurs bleues évidemment. Il y en avait tant qu'on ne pouvait jamais trouver un endroit sans elles.

Notre planète aurait dû être oubliée, alors. Il y avait tant de mondes à explorer et tant de planètes prometteuses et riches de minerais et de ressources naturelles exceptionnelles. L'autre planète bleue, comme on l'appelait bêtement à l'époque en référence à la Terre originelle, n'intéressait personne.

Deux expéditions y avaient été envoyées, comme c'est la règle, mais leurs conclusions avaient été identiques - "rien à voir, circulez" - et elles étaient reparties depuis longtemps... lorsque Blue tomba un jour sur les deux rapports. Il haussa les sourcils, relut les rapports. Son boulot d'archiviste ne le passionnait pas mais son flegme lui interdisait de le dire à ses supérieurs. Il savait que sa bonne étoile veillait sur lui et qu'un jour il trouverait sa voie, loin des archives du GQGC.

Les rapports contenaient toutes sortes d'enregistrements. Il reconnut tout de suite les fleurs, des jacinthes sauvages, qu'on appelait aussi des Bluebells dans son île d'origine, un petit paradis désuet, le seul comté de la Terre encore dirigé par un roi. Roi de pacotille, mais roi quand même. On appelait d'ailleurs son île UK, pour Unique Kingdom. Les Bluebells étaient des fleurs inutiles mais belles, ce qui attira immédiatement son oeil bleu de grand romantique maigre et blond. Elle peuplaient son île d'origine, et il se sentit très nostalgique tout d'un coup. Ses parents lui avaient avoué à sa majorité qu'ils l'avaient appelé ainsi en hommage à ces fleurs. De grands romantiques aussi, ses parents... dommage qu'ils aient disparu si vite. Mais les photos de fleurs l'intéressèrent au plus haut point, avec sa formation de botaniste.

Il ne mit que quelques minutes à imaginer un plan, quelques heures à le fignoler et quelques jours à emporter la décision du roi de son île. Le roi le reçut entre deux tasses de café, qu'il consommait beaucoup à l'époque, mais il adhéra en quelques instants au plan de Blue. Un plan absurde, mais un plan qui ne coûtait presque rien et qui pouvait rapporter un peu à la couronne. Le roi Charles LVI n'avait jusque là pas apporté grand chose à l'humanité mais, depuis ce jour, son nom est devenu impérissable. Tous les enfants de la galaxie le connaissent, comme celui de Blue évidemment.

Le GQGC donna rapidement son accord à la requête du roi Charles LVI. C'était un moyen facile de le contenter sans aucun risque. Trois semaines après avoir découvert les rapports, Blue embarquait à bord de sa fusée pour "l'autre planète bleue", muni de son titre de propriété pour l'ensemble de la planète, du drapeau de l'UK et d'un contrat stipulant qu'il devait payer 100 crédits par an au roi pour protéger la planète, 100 crédits de redevance annuelle au GQGC et qu'il pouvait exploiter librement toutes les ressources de la planète comme il le souhaitait. Le roi avait négocié le pourcentage de royalties sur les éventuelles recettes à 1% alors que Blue initialement ne proposait que 0,1%. Le GQGC était resté à 0,1%. Dans l'esprit du roi (et du GQGC) la planète ne valait rien, mais 100 crédits minimum, c'était quelque chose. On pouvait s'acheter une voiture avec cette somme. Mieux que rien, vous dis-je. S'ils avaient su...

Blue avait utilisé toutes ses économies pour acheter la fusée, une modèle Apollon 9 de base, et les outils et équipements dont il aurait besoin. Son garde-manger contenait tout ce qu'il fallait pour une année, dont une cargaison importante de café, et il lui restait juste assez de crédits pour payer les six mois de redevances à verser au départ. Il était confiant. Il sentait que la planète allait lui permettre de gagner de l'argent, assez pour vivre son rêve d'aventure. S'il avait su...

Blue était seul. Il n'aurait besoin de personne au démarrage, et de toutes façons il était très indépendant, limite misanthrope. Il fut ébloui lorsqu'il vit la planète pour la première fois à travers le hublot frontal. Elle était magnifique. Elle vibrait doucement dans sa gamme de bleus et semblait l'appeler. Il mit sa fusée en orbite, histoire de prendre quelques mesures et de choisir l'endroit où il s'établirait. C'est ce jour là qu'il renomma la planète en planète Blue.

Sa trois premiers jours sur notre planète furent consacrés à la construction de sa maison. Elle était vaste pour une seule personne, mais Blue voyait grand et il lui fallait de la place pour son laboratoire et ses expériences.  La maison était au pied d'une montagne d'où coulait un torrent frais qui lui fournirait de l'eau, et elle dominait une plaine vallonée qui était un gigantesque tapis bleu de fleurs. Ce n'est que le quatrième jour, au matin, qu'il commença à travailler réellement. Il sortit de chez lui, hissa le drapeau de l'UK et cueillit trois fleurs. Juste trois. Puis il s'enferma dans son laboratoire. Il n'en ressortit que deux jours et trente deux cafés après. Il arborait un grand sourire.

Le fruit de son travail tenait dans une soucoupe qu'il tenait avec fierté bien droite : une magnifique perle bleue qu'il protégeait de sa main pour la préserver de la lumière directe du soleil. Une perle comme personne n'en avait jamais vue. Une perle riche de tous les bleus du monde, de notre planète bien sûr, mais de tous les bleus possibles de l'Univers. Une perle parfaitement ronde, qui semblait pourtant liquide.

Une fleur, une perle, se dit-il. Les deux autres fleurs avaient servi à tester et à affiner sa méthode. La troisième avait produit une perle parfaite. Il regarda l'étendue devant lui. Des milliards de fleurs, donc des milliards de perles. A l'infini, puisque les fleurs se reproduisaient toujours. C'était cela qu'il avait remarqué sur les photos et que visiblement personne n'avait compris avant lui. Les fleurs étaient absolument identiques sur toutes les photos, comme des clones parfaits. Les deux expéditions étaient arrivées à des endroits opposés de la planète, à des saisons très différentes, et pourtant les fleurs étaient identiques au pixel près. sauf pour la couleur. Chaque photo de fleur montrait des millions de nuances de bleu, et chaque fleur photographiée semblait différente, comme une mosaïque unique de bleus. Blue avait eu l'intuition que chaque fleur, une fois liquéfiée, donnerait exactement la même nuance de bleu, mais il n'avait pas imaginé une seconde un tel résultat : le bleu était magnifique, absolument bleu, comme une couleur de rêve qui rappelait tous les bleus du monde. Ce bleu qui rassemblait tous les bleus du monde changeait lui-même à chaque changement de lumière. Il avait hâte de voir ce qui se produirait à la lumière du soleil. De ce soleil, en tous cas. De notre soleil. Il avait déjà compris que ces perles feraient des bijoux très demandés et qu'il amortirait bien vite ses 100 crédits par an. Il pensait pouvoir dépasser les 100% de bénéfices. S'il avait su...

Blue approcha la soucoupe de ses yeux pour bien voir, puis il écarta sa main. La perle bleue reçut pour la première fois la lumière directe du soleil.

Vous savez tous ce qui se produisit alors, puisque chacun de nous, chacun de vous dans la Galaxie fait ce geste une fois par an, le jour de Blue. Mais ce fut la première fois. Et l'éclair bleu qui jaillit de la perle fut le premier. La perle éclata et se diffusa dans l'air autour de Blue. Elle pénétra dans son corps par les yeux, le nez, la bouche, les oreilles et les pores de sa peau. Blue avait encore les yeux grands ouverts devant la beauté de cet éclair bleu lorsqu'il s'évanouit. Aujourd'hui, cela peut vous faire sourire, car c'est un geste courant quoique toujours aussi fascinant. Mais Blue ne savait pas.

Blue se réveilla une heure après. Il était étendu sur le sol jonché de jacinthes sauvages. Il s'assit. La soucoupe était à côté de lui, brisée en une dizaine de morceaux. Il se sentait bien. Vraiment très bien. Il ne s'était jamais senti aussi bien. Il se tâta le crâne mais il n'avait pas de bosse. Son doigt avait cicatrisé, ce doigt même qui avait inquiété son robot-infirmier. Blue regarda les restes de la soucoupe. Puis il se releva d'un bond, souple comme un enfant. Il rentra dans sa maison et demanda un diagnostic sur son état de santé à son robot. Le robot sortit au bout de quelques minutes un rapport que Blue dût relire plusieurs fois, pour réaliser. Il n'avait rien, aucune maladie. Tous ses paramètres de santé étaient à l'optimum. Son espérance de vie, la dernière ligne du rapport standard, était de trois cents ans. Lors de son dernier rapport, cette ligne affichait trente ans.

Blue dormit longtemps cette nuit-là. Il réfléchit intensément, comme si son cerveau fonctionnait à plein régime. Au matin, il avait mis au point une stratégie et il se mit au travail. En un mois il produisit dix mille perles, à partir de dix mille fleurs. Lorsqu'il embarqua dans sa fusée pour revenir sur la Terre, chacune de ces perles était enfermée dans une petite boite opaque. Blue était le seul texte inscrit sur les boites.

Blue revint sur notre planète au bout de trois mois. Il n'était plus seul. Des dizaines de fusées apportaient du matériel et des colons. Tout avait été payé par Blue lui-même. La fortune amassée était incroyable. Les perles bleues s'arrachaient. Blue les vendait à tous, contre 1% du revenu annuel de chacun. Il avait commencé par les riches et les puissants pour financer son expédition, mais en avait aussi donné au hasard dans la rue. La stratégie Blue était en marche. L'année suivante il rachetait le GQGC et l'UK.

Aujourd'hui, nous sommes des milliers sur notre planète, émerveillés à chaque heure par le bleu du monde, par les bleus de l'âme de l'Univers, comme certains nous appellent. Maintenant, c'est la Terre qui est l'autre planète bleue, la sous-bleue comme on la surnomme. L'Univers entier reçoit ses perles Blue et les recettes astronomiques de la compagnie Blue servent, comme au démarrage, à aider les pauvres. Car il reste des pauvres. Tous sont en bonne santé et quasi immortels, mais l'homme est l'homme et certains veulent toujours être plus riches que les autres, quitte à leur nuire.

Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de la mort de Blue, tué à la machette par l'un de ces débiles qui n'avait pas encore eu de perle, devant sa maison alors qu'il sirotait son café. Mais Blue est encore parmi nous, car son sang a été absorbé par les jacinthes qui étaient à ses pieds. Et chaque perle Blue en contient une infime dose homéopathique, la même pour chaque fleur. Oui, Blue est en nous et sa stratégie nous inspire. Chacun de nous pourrait arrêter de prendre sa perle annuelle, mais qui le voudrait ? Qui voudrait redevenir comme avant, esclave de sa propre vie et incapable de jouir de l'Univers ?

Pas moi en tous cas. Je fais partie de ceux qui ont le privilège de fabriquer les perles depuis le jour où Blue lui-même nous a ramenés de la Terre. Mon travail est si important. Je vous prie de m'excuser, je dois y aller. Le soir tombe et il me reste quelques dizaines de kilomètres avant de rejoindre mon laboratoire. La lumière est belle, d'un bleu aussi chaud que la mer couverte de jacinthes d'eau. Et je me sens en forme pour une petite course à travers les Bluebells, sous le ciel bleu de notre belle planète.



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