dimanche 27 mars 2016

Du temps de cerveau pour... un scénario délicat

William ! William, mon cousin. Enfin, plutôt mon cousin de cousin éloigné. William, le scénariste prolifique des grands studios de cinéma et de télé réunis, la star incontestée des manuscrits et des adaptations. L’homme qui, à lui tout seul, assure un quart des recettes de cette industrie mondiale.

J’ai rendez-vous avec William ! Moi le petit auteur - hum, plutôt futur auteur - qui espère pouvoir se faire une place dans cette industrie. Moi, son cousin éloigné qu’il a accepté de rencontrer. Je n’en reviens pas. Il doit avoir un agenda de super-président et il a accepté de me voir, moi, seul parmi certainement des centaines de demandes d’entretien, pour me révéler ses secrets et me donner la chance de devenir, moi aussi, un auteur à succès.

Je viens d’arriver à l’adresse indiquée. Un entrepôt sinistre sur le port. Pas inquiétant du tout, me dis-je, juste un clin d’oeil d’un scénariste expert en films policiers et d’horreur. Il n’y a personne. Normal car c’est le milieu d’une nuit sans pleine lune. Je pousse la lourde porte de l’entrepôt. Elle grince comme dans un film. Tout est noir à l’intérieur, sauf une petite lumière au loin, un peu en hauteur. Je m’approche.

Puis je bute dans des gens. Mes yeux se sont un peu habitués au noir et je distingue des centaines de personnes, toutes habillées en noir comme moi, avec juste des gants blancs - une consigne de William. Pas un bruit. Personne ne me parle. Et moi qui croyait être seul... Tous ont le regard fixé sur une petite plateforme juste en-dessous de la lumière, une vieille ampoule usée.

Je patiente depuis un quart d’heure quand un bruit se fait entendre là-haut. Des dizaines de personnes sont arrivées depuis que je suis ici, mais maintenant cela va commencer. Quoi ? Je ne sais pas. Mais toute mon attention est concentrée sur la plateforme, comme tous les autres.

William apparait. Je ne l’ai jamais vu en vrai et il semble plus petit et nettement plus vieux que sur les photos. Il commence à parler et sa voix amplifiée résonne partout autour de nous. Il y a de l’écho et d’où je suis je ne comprends rien, tant les mots s’entrechoquent. Je ne suis pas le seul car je vois les regards se tourner de part et d’autre, inquiets. Puis la lumière s’allume d’un coup, de partout, dans un éclair aveuglant. William est toujours là-haut. Il nous regarde. Des hommes habillés en rouge traversent nos rangs et nous distribuent des sacs. Puis tout devient noir, complètement noir, sauf que cette fois c’est de la lumière noire. On ne voit que des centaines de gants blancs lumineux comme la Lune dans le noir....

C’est le matin maintenant. La bataille de paint-ball a duré toute la nuit. Tous ceux qui ont été touchés ont été emmenés progressivement de gré ou de force par les hommes en rouge (sur eux la peinture rouge ne se voit pas). Je suis seul à bouger encore. Je dois avoir été le seul à penser à enlever mes gants pour être invisible. Soudain, toutes les lumières s’allument et William est devant moi. Tous les hommes en rouge forment un cercle autour de nous. Il me regarde et me sourit, puis il me donne une petite boite. Il ne dit rien d’autre que « Tout ce qu’il y a à savoir est là-dedans, cousin. Fais en bon usage, ici, dans cet entrepôt ». Puis il s’en va. Ils s’en vont tous.

Je suis seul dans cet immense entrepôt. A côté de moi, il y a une table, des stylos, une machine à écrire et des piles de papier. Il y a aussi un frigo et un micro-ondes. William aime travailler à l’ancienne je vois. Je regarde la boite. Il y a une étiquette dessus :

Boite du scénariste
A ne jamais sortir de l’entrepôt
Appuyez sur le bouton, parlez, puis relâchez le bouton

L’entrepôt est vide. On dirait un immense plateau de cinéma. Je me sens tout excité. Je ne sais pas quoi faire. Alors j’appuie sur le bouton et je dis « je ne sais pas quoi faire ». Puis je relâche le bouton.

Je suis maintenant au bord d’une immense falaise, en plein vent. Elle s’étend des deux côtés jusqu’à se perdre dans le brouillard. Je marche très près du bord. Je suis accompagné d’un homme rouge qui me parle : « Vous êtes au bord de la falaise des cliffhangers. Si vous vous penchez, vous verrez des centaines d’hommes accrochés à la falaise avec quelques doigts. La plupart sont déjà tombés ou vont tomber. Chacun représente le moment où un épisode se termine et où le spectateur est suspendu dans le vide en se demandant ce qui va se passer la prochaine fois ». Je regarde. Je vois effectivement tomber quelques hommes et je sais que leur suspense n’était pas bon, ni adapté. Je me focalise sur ceux qui restent et qui semblent solidement agrippés. De temps en temps, ils déplacent un bras et montent un peu. Certains sont même presqu’en haut. J’en vois un qui est en train de grimper sur le bord, sain et sauf et je lui tends la main, mais l’homme en rouge lui donne un coup de pied en plein visage et il tombe en criant dans le vide. L’homme en rouge me dit « Une bonne série ne se termine jamais sur une cliffhanger ».

Je m’arrête. Je m’imbibe de tous ces suspenses et je discerne facilement ceux qui sont réussis des navets habituels destinés à chuter dans les nuages de l’audimat. Je sais maintenant comment faire pour créer des cliffhangers réussis. Je souris à l’homme en rouge et lui dis « Et maintenant ? » ... Il regarde ma main droite. J’ai toujours la boite. Je souris.

...

Je suis resté longtemps dans cet entrepôt. J’ai noirci des centaines de feuilles de papier, j’ai vidé chaque jour le frigo qui se remplissait chaque nuit. J’ai parcouru ici des contrées merveilleuses dans le monde des auteurs.

J’ai vu le pays des dialogues où l’on ne survit qu’en sélectionnant les seuls paroles qui comptent parmi une cacophonie de discussions débiles et mal ficelées. J’y ai compris comment construire des dialogues qui entrent au coeur de l’âme des spectateurs. J’y ai appris les dialogues à plusieurs comme dans un opéra de Mozart. J’ai vu se dissoudre dans l’air les paroliers médiocres.

J’ai vu le pays des personnages. Ils étaient tous entièrement nus et essayaient de mimer des émotions de toutes natures. Seuls ceux qui savaient incarner un caractère cohérent pouvaient petit à petit se vêtir. Dans ce pays j’ai vu le château des aristocrates de la personnagerie, tous habillés de costumes splendides et j’y ai puisé des inspirations fulgurantes pour créer des personnages puissants et charismatiques qui ne cherchent que des acteurs pour les incarner.

J’ai vu le pays des situations, le plus intéressant. Celui dans lequel des cascadent coulent dans toutes les directions, même de bas en haut ou en spirale. Des cascades qui s’entremêlent, de divisent, de rejoignent, tout en coulant harmonieusement. Ces cascades viennent lécher de temps en temps la falaise des cliffhangers mais jamais fortuitement. Les situations ont pénétré mes yeux et mes oreilles et ont tissé en moi des réseaux complexes et pourtant si simples. J’ai appris à suivre les gouttes le long de leurs flots. J’y ai vécu mille vies et plus encore.

J’ai vu tant de pays...

Mais j’ai décidé aujourd’hui de sortir enfin de l’entrepôt. Tout à l’heure, j’appuierai sur le bouton de la boite et dirai « Fais-moi sortir de l’entrepôt » et je sais que William m’attendra à la porte pour récupérer sa boite. Je lui sourirai. Je n’en ai plus besoin. Tout est dans ma tête et sur ces feuilles de papier. Il prendra la boite et se dissoudra dans l’air. Car, à partir de maintenant, William c’est moi. Je suis devenu l’Auteur et c’est son succès, mon succès, notre succès qui m’attend dehors, je le sais. Je ramasserai la boite et la mettrai dans ma poche. Elle ne me servira plus pendant très longtemps, mais je la ressortirai, je la ressortirai un jour.

Quand je serai vieux.





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