dimanche 29 mai 2016

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle contée

"Allez grand-père, raconte nous une histoire !", "une histoire !"...

Les enfants criaient tout autour d'Anhila mais elle criait plus fort encore. C'était la même chose chaque fois qu'il venait ici, le grand-père de personne et de tout le monde à la fois, les enfants surexcités l'entouraient et ne lui laissaient aucun répit jusqu'à ce qu'il s'accroupisse devant le feu. Alors tous les enfants se taisaient d'un coup et se blotissaient les uns contre les autres, avides des moindres paroles du conteur. 

Mais on n'en était pas encore là. Pour le moment Anhila essayait de crier plus fort que les autres et c'était difficile car il y avait beaucoup d'enfants ce soir. Il faut dire que cela faisait plus de trois mois que le vieil homme n'était pas venu, une éternité pour tous les enfants de l'Univers. Anhila, de plus, avait failli rater cette soirée. Elle était dans sa chambre quand les cris des autres enfants l'avaient alertée. Heureusement qu'elle avait ouvert une fenêtre à cause des vapeurs d'eode car elle était tellement concentrée sur la fabrication du collier qu'elle aurait pu facilement rater le conte. Ah, ce collier... Si seulement elle trouvait comment le rendre tellement beau... 

Le vieil homme regardait les enfants à tour de rôle. Il avait un sourire très doux qui englobait ses yeux et tous les plis de son visage. Son regard s'arrêta un instant sur Anhila, clairement l'une des plus excitées. C'est à ce moment qu'il s'accroupit. Le silence soudain fut presque douloureux pour Anhila. Tous les enfants s'installèrent confortablement pour le conte, sans un seul bruit. Seule Anhila resta debout, les yeux rivés dans ceux du vieil homme, comme si elle était tenue à bouts de bras par ces yeux d'un rouge d'eode. 

- Tu t'appelles comment, ma fille, chuchota le grand-père d'une voix tendre. Une voix quasi inaudible mais que tous entendirent, même les enfants au dernier rang, dont on discernait à peine les visages. 
- Anhila, répondit Anhila, les joues en feu
- Anhila ? Quel joli nom. Et si chargé d'Histoire. Tu veux entendre l'histoire d'Anhila, la première du nom ?
- Mais tout le monde connaît l'histoire d'Anhila, grand-père, protesta la jeune fille. Derrière elle, des cris étouffés se firent entendre. Elle osait contredire le conteur ? Son voisin lui donna même un coup de coude dans les genoux. 
- Tout le monde connaît cette histoire ? Vraiment ? Alors, ajouta le grand-père avec un sourire malicieux, tu pourrais nous la raconter ?
- Oh, grand-père, non, non, c'est impossible, réussit à bredouiller Anhila, plus rouge que la fleur d'eode. Je ne suis pas une conteuse. 
- Oh, tu n'es pas une conteuse ? Et qui es-tu alors, Anhila ?
- Je fabrique des colliers. Enfin, j'essaye d'en fabriquer un, mais... ça ne marche pas. Anhila commençait à se calmer, comme à chaque fois qu'elle parlait de sa passion. 
- Un collier ? Comme c'est intéressant. Le vieil homme la regarda encore un instant puis il ajouta "assieds toi" et il leva son bâton. 

Le silence redevint total. Le lever du bâton était le signal vieux comme le monde du début du conte. Tous attendirent les premiers mots du conteur. Anhila était calme maintenant. Elle savait que le conte était pour elle seule. 

Et le vieil homme commença. 

Vous savez tous qu'il est interdit d'écrire un conte ou de citer les paroles du conteur et je ne m'y risquerai naturellement pas. Les contes sont faits pour voler d'oreille en oreille. Ce conte dura trois heures. Pas un enfant ne se leva. Pas un enfant ne fit le moindre bruit ni ne s'endormit. 

L'histoire de la première Anhila est bien connue de tous. Alors que des milliers d'hommes avaient essayé de gravir le Pilier et qu'aucun n'y était jamais arrivé, Anhila avait réussi. Elle avait quitté son village un matin, un village situé comme tous les autres sur la périphérie du Pilier, à trois heures de marche du centre. Elle était entrée à mi-chemin dans la zone interdite, ce grand rond autour du Pilier, établi pour la sécurité de tous, et elle s'était approchée du Pilier, en évitant soigneusement les cadavres et autres restes des aventuriers précédents, tombés les uns après les autres en tentant l'ascension. Le Gardien l'avait enregistrée dans son grand livre et lui avait remis une plaque en eode, indestructible et qui servirait à l'identifier (ou du moins ce qui en resterait et redescendrait dans la zone interdite). Anhila était nue comme l'exigeait la loi. Elle était encore petite et non formée. Elle s'approcha du Pilier et regarda vers le haut. Le Pilier montait droit vers le soleil, sans qu'il soit possible d'en discerner le sommet. Elle posa ses mains sur le Pilier et commença son ascension à midi exactement, selon la coutume. 

Le Pilier est le grand mystère de notre monde. La vie sur notre planète n'est possible que dans un rayon de trois heures de marche du Pilier. Au-delà règne un froid glacial et délétère à la frontière duquel pousse l'eode. Le Pilier lui-même est à peu près rond. Il n'est pas lisse mais chaque fois qu'on le regarde on y trouve des aspects différents comme s'il changeait en permanence. Certains hommes, les grimpeurs, montent chaque jour sur le Pilier pour y récolter toutes sortes de nourritures, toujours renouvelées et jamais aux mêmes endroits. Il est facile d'y grimper et de nombreuses ressources y sont disponibles. Mais aucun de ces grimpeurs n'ose franchir la ligne incandescente couleur d'eode liquide qu'on distingue de partout et qui se trouve à une heure de grimpe du sol. Au-delà commence l'inconnu. Jamais un homme n'est revenu pour raconter ce qui se trouve là. Quand un homme dépasse cette ligne, c'est comme s'il disparaissait. On ne le distingue plus d'en bas. 

Ce soir-là, le conteur parla d'Anhila, la première. Pas de son voyage, puisqu'elle ne l'avait jamais raconté. Elle était redescendue un jour, à midi, tranquillement comme si c'était un acte banal. Le Gardien ne l'avait pas reconnue. Il l'avait même pris pour une grimpeuse. C'est lorsqu'elle lui avait rendu sa plaque d'eode qu'il avait compris. Il l'avait regardée avec effroi. Anhila, la petite fille, partie 33 ans auparavant était maintenant une très belle femme. Le conteur ne parla pas non plus de l'étrange manie de cette femme qui s'entêta tout le reste de sa vie à parler de la Poutre au lieu du Pilier. 

Le conteur parla de la passion de cette première Anhila  pour les colliers. Il raconta la beauté de leurs formes de leurs couleurs et de leurs chatoiements dans la lumière du soleil. Anhila était partie nue ou presque, puisqu'elle avait sur elle un collier rouge sang. Elle était revenu également nue, scintillante de beauté, porteuse d'un collier rouge d'eode. Le conteur parla de la puissance supposée des colliers d'Anhila, la première. Et chaque fois qu'il prononçait le mot collier, ses yeux rougis par le feu fixaient Anhila, la petite fille. 

Lorsque le conteur baissa son bâton, signant ainsi la fin du conte, les enfants se levèrent et rentrèrent chez eux. Anhila resta là, en face du grand-père qui n'était plus un conteur. Il lui sourit et lui fit un signe de la main, puis se leva, douloureusement, et s'enfonça dans la nuit. Anhila rentra pensivement chez elle. Elle s'allongea sur son lit.

Elle regarda le plafond. Les poutres en bois d'eode étaient  belles et vaguement irrégulières, comme le Pilier. Elles tenaient le plafond et les murs. Elle reliaient entre elles les piliers qui soutenaient la maison. Puis elle ressentit le besoin de se mettre sur le côté. Les poutres remplaçaient maintenant les piliers, le monde avait tourné sur lui-même. Et pourtant c'était le même. Anhila alluma sa lampe et se leva. Elle s'installa devant son plan de travail sur lequel reposait son collier. Elle le regarda puis elle tourna la tête. Elle sourit. Elle savait maintenant quoi faire. 

C'est le lendemain matin qu'elle partit pour le Pilier, ou plutôt la Poutre. Elle était nue et portait autour du cou son collier. Il était rouge de son sang. Elle savait ce qu'elle faisait. Elle irait à l'autre bout de la Poutre, comme la première Anhila car elle savait qu'elle réussirait. Mais elle, elle ne reviendrait pas seule. Elle ramènerait avec elle un morceau du monde de l'autre côté de la Poutre. Un morceau d'une couleur inconnue ici. Et elle conterait tout. Car elle savait depuis cette nuit. Elle serait Anhila la conteuse. Celle qui conterait l'autre monde pour mettre des soleils dans les yeux des enfants. 


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