dimanche 10 juillet 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle souffleuse

La planète Ylla était connue dans la Galaxie entière pour ses souffleurs. On y venait de partout, et il fallait réserver longtemps à l’avance, surtout pour les souffleurs les plus célèbres. Car, sur Ylla, il y avait souffleur et souffleur. Près de l’astroport on pouvait aller chez des souffleurs de bien piètre qualité, avec certains arnaqueurs qui vous faisaient même prendre des vessies pour des lanternes. Mais même ces souffleurs de bas étage étaient mieux côtés que les meilleurs souffleurs sur d’autres planètes.

Il y avait du sable sur beaucoup de planètes, mais le sable d’Ylla était unique. Personne n’avait pu dupliquer sa composition, ni le skroll qui en était à la base, ni la qualité de l’air ou de l’eau de mer qui bordait les nombreuses îles où s’étaient installés les souffleurs et qui étaient nécessaires au souffleur. Et les savoir-faire qui se transmettaient dans les familles de souffleurs étaient si particuliers... Les voyageurs patientaient sur la grande île qui abritait l’astroport. Et lorsqu’ils étaient appelés auprès du souffleur auprès duquel ils avaient réservé, il prenaient un oiseau blanc et volaient jusqu’à l’île du souffleur. Tout autre moyen de transport était interdit pour ne pas perturber l’équilibre de chaque île de souffleur.

Ute était souffleuse, comme sa mère. Elle était très réputée déjà, malgré sa jeunesse et la liste d’attente était toujours très longue pour elle, plusieurs années en ce moment. Car Ute faisait partie de la guide des souffleurs d’yeux, la guilde la plus petite et en même temps la plus demandée.

Ce jour-là, Ute avait deux rendez-vous, un le matin, un l’après-midi. Elle ne souhaitait pas en prendre plus et n’aurait pas pu de toutes façons. Le soufflage des yeux prenait du temps.

Elle pensait de temps en temps à sa cousine Ella qui était installée près de l’astroport et qui pouvait enchaîner jusqu’à vingt soufflages par jour. C’était un travail facile et qui ne rapportait pas beaucoup, mais elle avait toujours beaucoup de clients. Ella soufflait les verges, un travail rapide, car il n’y avait pas d’organe aussi simple que celui-ci dans le corps humain. En général le client arrivait, un homme naturellement, se déshabillait et elle soufflait en quelques minutes une verge artificielle qui ressemblait exactement à l’original. Certains hommes demandaient plusieurs copies, à différents moment de « forme ». La plupart étaient accompagnés d’une femme. Ute savait qu’il y avait une mode pour collectionner les verges, souvent alignées sur des cheminées, ce qui permettait aux femmes de choisir leur homme comme sur un catalogue. Ute trouvait cela complètement idiot. Mais la magie du sable d’Ylla et le talent des souffleurs comme sa cousine faisaient le reste. Les verges soufflées sur Ylla étaient réputées dans l’Univers entier pour ressembler en tout point à leurs originaux.

Le premier couple arriva sur l’île d’Ute juste après son petit déjeuner. Parfait, se dit-elle, la journée commence bien. Il s’agissait de deux hommes, l’un beaucoup plus âgé que l’autre. Riches évidemment, sinon ils n’auraient jamais pu s’offrir les services d’une souffleuse d’yeux. Ute les accueillit avec un verre de vieux skroll, selon l’usage, et les installa confortablement dans les fauteuils spéciaux. Ils avaient tous les deux de beaux yeux. Ute se mit au travail. Leurs yeux étaient doux et faciles à travailler. Ute ne mit que trois heures à terminer son travail. Elle adorait parler avec ses clients et avait appris beaucoup de choses : de quelle planète venaient-ils, pour quelles raisons souhaitaient-ils avoir des yeux soufflés, quelles étaient leurs relations, et toutes sortes de potins de l’Univers dont elle se régalait. Celui lui permettait également de voir leurs yeux exprimer plusieurs émotions très différentes et cela donnait à son oeuvre une touche unique.

Ces deux hommes étaient père et fils et ils allaient devoir être séparés très souvent pour leur affaire familiale commune. Les yeux soufflés leur permettraient de rester en contact où qu’ils soient pour gérer leurs affaires. Ce n’était pas la raison préférée d’Ute, elle était beaucoup plus heureuse quand elle travaillait pour des couples d’amoureux qui restaient en contact grâce à leurs yeux. Mais le client était roi. C’était lui qui choisissait.

Au fait, peut-être ne savez vous pas ce qui rendait les yeux soufflés d'Ute si uniques ? C’est en effet vraisemblable si vous n’êtes pas assez riche pour même oser penser en avoir un jour. Les paires d’yeux soufflés sont fréquents. Ils nous permettent de garder une mémoire de l’autre rien qu’en les regardant. Comme une sorte de galerie d’images plus réaliste que tout autre procédé. On en trouve souvent et certaines machines, les Eyomatons, sont même capables d’en fabriquer de pâles copies. Mais les yeux créés par Ute étaient bien différents. Lorsque vous regardiez dans une paire d’yeux fabriqués par Ute, vous voyiez réellement l’autre personne en face de vous et vous pouviez lui parler. Et si elle était au même moment devant vos yeux soufflés aussi par Ute, vous pouviez dialoguer et même ressentir l’autre comme si vous étiez l’un à côté de l’autre. On disait souvent que les yeux étaient des trous vers l’âme. Grâce à Ute et à certains autres souffleurs d’yeux peu nombreux, c’était vrai même à l’autre bout de la Galaxie, instantanément et complètement.

Lorsque les deux hommes repartirent, chacun avec la paire d’yeux de l’autre, Ute plongea dans le lagon de son île pour se détendre et pour s’imbiber de skroll. Elle avait besoin de refaire ses réserves d’énergie. Puis elle déjeuna et attendit tranquillement ses prochains clients dans son hamac. Un couple d’amoureux visiblement cette fois si elle en croyait sa fiche. Quand elle vit l’oiseau blanc au loin, elle se leva pour préparer son matériel. Elle se sentait un peu fatiguée. C’était toujours comme ça les après-midis. Elle eut un peu de mal à terminer ses préparatifs. L’oiseau blanc avait déjà atterri  quand elle se retourna. L’homme était très élégant et ses yeux brillaient. Elle se sourit à elle-même. Elle prendrait un grand plaisir à les souffler !

Mais l’homme était seul. Elle chercha un instant sa compagne, mais elle ne vit personne.
- Bonjour, Monsieur Hugs, vous êtes seul ? Il y a un problème ? demanda-t-elle d’un ton incertain.
- Bonjour Souffleuse Ute, oui je suis seul, c’est un problème ? Sa voix était délicieuse.
Ute réfléchit rapidement. Oh non, se dit-elle, pas encore un de ceux-là ! De temps en temps, et de plus en plus rarement car son agent y veillait en ville, des individus seuls étaient déjà venus la voir. Ils ne voulaient qu’une paire d’yeux, la leur évidemment. Ute n’osait imaginer la perversité de ces individus, hommes ou femmes, qui se regardaient les yeux dans les yeux eux-mêmes dans une sorte de schizophrénie maladive. A coup sûr des malades. Mais le client est roi, se dit-elle. Il faudrait qu’elle fasse plus attention et qu’elle demande à vérifier plus soigneusement qui étaient ses clients. Celui-ci avait menti en faisant croire qu’il viendrait en couple. D’un certain côté, sur un plan plus pratique, cela lui demandait moins de travail et il avait de toutes façons payé le même prix que pour deux paires. Elle se dit qu’elle aurait fini plus tôt ce soir et qu’elle pourrait se reposer un peu plus.

Ute le regarda droit dans les yeux (ils étaient vraiment très beaux) et lui dit en bonne professionnelle que cela ne posait aucun problème, car le client était roi. Elle l’installa dans le fauteuil de droite et se mit à travailler. Plus rapidement que d’habitude. Elle ne commença pas à lui parler, furieuse contre elle-même et contre ce type d’individu pervers. C’est lui qui se mit à parler. Il lui raconta sa vie, la beauté du monde, la douceur de sa planète natale, comment il avait entendu parler d’elle par son meilleur ami. Elle réagit à ce moment car elle se souvenait de ce couple qui était venu la voir il y a quelques années, un couple très beau et très amoureux. Des gens sains, eux. Il l’écouta dire du mal des malades mentaux qui détournaient les oeuvres des souffleurs. Elle lui parla des souffleurs de mains qui voyaient leurs oeuvres détournées au profit d’obsédés ou des souffleurs de lèvres qui ne supportaient pas les détournements qu’on pouvait faire de leurs créations, malgré toutes les précautions prises. Ute ne parla pas des yeux (les siens étaient si beaux) mais elle ne pensait qu’à ça.

Ute mit plus longtemps que prévu à finir de souffler les yeux de l’homme. Plus longtemps que pour deux paires d’yeux. La nuit allait bientôt tomber quand elle lui remit l’écrin avec sa paire d’yeux soufflés. Il la regarda, droit dans les yeux, et lui dit merci. Il lui demanda s’il pouvait boire un verre de skroll. Elle réalisa à ce moment qu’elle ne lui avait rien proposé au début, trop choquée par son arrivée solitaire. Elle alla chercher sa cruche dans sa cuisine et servit deux verres. Ils trinquèrent, sans un mot, les yeux dans les yeux. Il reposa son verre vide, lui dit « au revoir » et monta sur l’oiseau blanc. Elle le regarda s’envoler, un vague regret dans l’âme.

Ce soir-là son bain dans le lagon dura plus longtemps que d’habitude. Elle avait besoin de recharger son énergie, mais également de se vider la tête et les yeux. Lorsqu’elle sortit de l’eau, elle était regonflée. Elle se prépara un poisson grillé. Pendant qu’il cuisait, elle dégagea son plan de travail. Elle aimait dîner au milieu de ses instruments. C’est à ce moment qu’elle vit le petit paquet. Que faisait-il là ? Elle sut la réponse au moment exact où elle se posa la question. Il était entouré d’un papier blanc. Elle l’ouvrit. L’écrin était là. Elle n’eut pas besoin de l’ouvrir pour savoir que la paire d’yeux de l’homme y était. Sur le papier, juste deux mots « Pour Ute ».

Ute regarda longtemps le papier. Le poisson brûlait tranquillement dans la nuit d'Ylla mais Ute s’en fichait. Puis elle ouvrit l’écrin. Les yeux de l’homme la regardaient. Ils étaient vraiment très beaux.

Cet homme est fou, se dit-elle. Il a dépensé une fortune pour une paire d’yeux qui ne lui sert à rien puisqu’il ne l’a même pas emportée avec lui. Il ne peut rien en faire de son côté, puisque seule elle peut lui parler. Il ne peut pas répondre.

Et pourquoi lui parlerait-elle ?

Ute dormit mal cette nuit. L’écrin fermé était sur sa table de nuit. Elle passa comme un fantôme à travers tous ses rendez-vous de la semaine. Heureusement ses mains travaillaient à sa place et elle réussit à satisfaire ses clients. C’est exactement une semaine après la visite de l’homme qu’elle ouvrit l’écrin. Elle regarda ses yeux (qu’ils étaient beaux !) et commença à parler. Elle n’avait aucun retour évidemment, mais elle lui parla comme elle n’avait jamais rien dit à personne. Elle lui parla toute la nuit, puis toutes les nuits après. C’était devenu une drogue pour elle.

Au bout de quinze jours de ce régime, elle était très fatiguée mais heureuse. C’était le jour de la fête mensuelle des souffleurs. Aucun souffleur ne travaillait ce jour-là. Ils en profitaient pour se reposer, faire des emplettes ou se visiter les uns les autres. Ute passa cette journée devant son miroir à souffler ses propres yeux. Jamais elle n’avait passé autant de temps à souffler des yeux. Puis elle appela un oiseau blanc et lui confia l’écrin, avec une enveloppe pour son agent. L’oiseau lui sourit et s’envola vers le soleil couchant.

Ute recommença sa routine, deux rendez-vous par jour. Chaque soir elle ouvrait l’écrin, regardait les yeux de l’homme, lui souhaitait bonne nuit et refermait l’écrin. Elle attendait.

Elle n’attendit pas longtemps. Lorsque, ce soir-là, elle ouvrit l’écrin, elle entendit dans sa tête, dans son âme, la voix de l’homme. Elle l’avait espéré. Elle l’avait craint aussi. Jamais elle n’aurait imaginé la profondeur de la communication entre ces paires d’yeux.

Ute continue toujours à souffler des yeux. Elle ne prend plus qu’un couple de clients pour jour et ses yeux soufflés sont devenus les plus réputés de l’Univers, on se les arrache littéralement. Personne ne sait capter comme elle l’âme de l’autre. L’homme vit maintenant à ses côtés. Elle lui apprend le métier. Il commence à être doué pour le soufflage des mains. Ils travaillent ensemble. Uniquement pour des couples amoureux, bien entendu.




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