dimanche 17 juillet 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle plaque

Artigol était sorti au petit matin. La nuit avait été agitée. Les lyncheurs avaient rôdé toute la nuit mais sa cachette était bonne. Une grotte bien invisible juste à la limite du Lieu, gardée secrète dans sa famille depuis la nuit des temps. Une grotte et leur atelier. Artigol était graveur, de père en fils. Son fils serait graveur aussi, se disait-il régulièrement, histoire de ne pas rompre la lignée. Si seulement...

Si seulement il n'y avait pas deux problèmes. Un ancien, puisqu'Artigol n'avait pas trouvé de femme et qu'il n'y en avait plus de libre par ici, il n'avait donc pas de fils ; un nouveau, puisque ce matin il avait trouvé tous les gardiens du Lieu morts. Les lyncheurs n'avaient pas fait de quartier. Quelque chose avait dû changer car jamais auparavant ils n'avaient osé attaquer directement le Lieu. Ils étaient partis maintenant. Mais le Lieu était sans gardien. Personne ne commanderait plus de gravure à Artigol. 

La maison des gardiens avait brûlé et avec elle toutes les provisions. Artigol ne pourrait pas vivre longtemps ici, seul. Le Lieu était au centre d'un immense désert. Il allait devoir partir. 

Partir ? Trahir en fait ! Artigol n'était pas prêt à trahir. Le Lieu était plus important que le reste. Il fallait rester coûte que coûte. Jusqu'à l'arrivée de nouveaux gardiens. Il y avait toujours de nouveaux gardiens. Il y en avait toujours eu. Il y en aurait, se dit-il avec confiance, car le Lieu était trop important pour être oublié. En attendant, il se serrerait la ceinture. Et pour s'occuper, au lieu de graver, il nettoyerait le Lieu dans la mesure du possible. 

Artigol repartit dans sa grotte chercher ses outils. Il prit aussi la plaque que le grand gardien lui avait commandée pour le mois prochain. Ils devaient inaugurer à ce moment-là une nouvelle terrasse qui dominait le Caillou, au centre du Lieu. Une terrasse en pierre qui épousait la forme de la colline et qui remplaçait des ruines sans valeur éparpillées autour du cœur. La plaque devait célébrer ce moment clé dans la vie du Lieu, comme par le passé les plaques gravées par ses ancêtres avaient marqué les étapes fondamentales du Lieu, disait-on. 

La terrasse était déjà terminée. Artigol se dit que la plaque pouvait être posée. Il n'y aurait pas de cérémonie officielle de toutes façons et c'était une sorte d'hommage au grand gardien. De plus, les graveurs n'avaient pas le droit d'approcher du Caillou car c'était le rôle des gardiens que de fixer la plaque au Caillou. Mais il n'y avait plus de gardien. 

Artigol s'avança vers le cœur du Lieu. Il fallait descendre lentement. De terrasse en terrasse. On discernait encore des ruines à quelques endroits. Certainement des emplacements possibles pour y construire des terrasses ou tout ce que décideraient les gardiens. Mais il n'y avait plus de gardien. Il descendait avec prudence et respect. Lentement. 

Lorsqu'il arriva devant le Caillou, le soleil était presque au zénith. Il avait chaud et il but directement l'eau qui jaillissait de la source au pied du Caillou. Une source formellement interdite d'habitude, sauf aux gardiens. Artigol se dit qu'il était une sorte de gardien maintenant, en tous cas le seul à des lieues à la ronde. Il était même plus que le grand gardien. Car Artigol savait lire et écrire - une nécessité pour un graveur de plaque - alors qu'aucun gardien ne pouvait le faire, au-delà des chiffres. De toute éternité. 

Artigol n'avait jamais vu la plaque actuelle. Il savait juste qu'elle avait été gravée par son grand-père au début de sa carrière. Son père ne lui avait jamais dit ce qu'il y avait dessus. Il s'était contenté de lui apprendre à lire, écrire et graver les formules consacrées. 

Lorsqu'Artigol arriva devant la plaque, il fut surpris. 

Le texte de la plaque était identique à ce que le grand gardien lui avait demandé, à la date près. Il avait aussi été question d'une nouvelle terrasse 52 ans auparavant. La seule autre différence était la signature : un rond barré en diagonale - la marque de leur famille - et un nombre à côté. 163. Artigol avait gravé 164 sur sa plaque, parce que le grand gardien, paix à son âme, lui avait indiqué ce nombre. Artigol n'avait pas demandé pourquoi. On ne posait pas de question au grand gardien.

La plaque était identique à la sienne, faite dans une ardoise veinée de métal, qu'on trouvait au fond de la grotte des graveurs. Elle était très fine, comme la sienne, et très délicate à graver. Mais Artigol fut intrigué par l'encadrement de la plaque. Il était trop épais pour être esthétique, plaqué qu'il était sur le Caillou. 

Artigol était intelligent. Il était aussi le premier à savoir lire et à venir ici. Il ne mit pas longtemps à comprendre que sa plaque était la 164ème d'une longue série et que toutes les plaques étaient empilées les unes sur les autres avant d'être insérées dans l'encadrement. 

Il eut soudain envie de comprendre. De lire. De feuilleter les plaques posées par sa famille depuis l'origine. Comme un voyage à rebours dans le passé glorieux du Caillou. Gamin, il avait entendu des contes sur l'histoire des hommes, ici, mais ce n'était que des légendes. Peut-être allait-il être le premier à connaître la vérité, l'Histoire. Pourquoi le Lieu était si important. Pourquoi le Caillou qu'il protégeait était aussi vénéré. 

Artigol sut que cela lui prendrait du temps. Il installa sa petite tente non loin du Caillou à l'ombre d'un pan de mur très ancien, et il se mit à ôter l'encadrement. Les plaques étaient serties les unes sur les autres. Il mit trois jours entiers à les séparer. Elles étaient toutes identiques, issues de la même veine. Les plus anciennes étaient délà gravées avec les mêmes outils que les siens. Artigol étala toutes les plaques en spirale autour du caillou en commençant par la sienne. 

Quand il arriva à la plaque numéro 1, il la laissa sur le Caillou. Celle-ci était ancrée solidement dans le Caillou. Il n'aurait pas osé l'abîmer. Il était trop impatient de lire l'Histoire. 

La plaque numéro 1 ne comportait qu'un texte court et aucune date : "Ci-gît l'Artiste, graveur et criminel. Que son nom soit maudit et que cette pierre marque son déshonneur jusqu'à la fin des temps, ici, sur le lieu de son crime."

Artigol écarquilla les yeux. Il n'y avait pas d'erreur. Le texte était écrit avec quelques fautes et la langue avait évolué mais les mots étaient sans ambiguïté. 

Artigol se dirigea vers la plaque numéro 2, au bout de la spirale. Elle était signée du rond barré et du chiffre 2. Le texte était également très court : "Ici repose l'Artiste, graveur et martyr, injustement accusé d'un crime qui n'en était pas un. Que son nom soit célébré et que cette pierre marque son honneur jusqu'à la fin des temps, ici, sur les lieux de son exécution, cinquante ans après."

Les plaques suivantes étaient presque identiques. C'est à la plaque numéro 5 qu'Artigol vit apparaître la première vraie date, en l'an 200. Cette plaque célébrait le prophète l'Artiste et annonçait la construction du mur qui protégeait le caillou. 

Les 25 plaques suivantes racontaient la construction petit-à-petit du Lieu : des murs puis un temple, puis un temple au-dessus, avec toujours le Caillou au centre. Elles étaient posées tous les cinquante ans à peu près. Chaque plaque comportait le nom d'un grand gardien. 

Lorsque le dôme de cristal fut posé, à la plaque 33, en l'an 1623, Artigol vit pour la première fois la mention du nom du prophète, l'Arti. A la plaque 102 on célébra les mille lustres de l'A. Le Lieu semblait alors avoir tellement grandi qu'il occupait toute la vallée. Cette plaque était plaquée en or. C'était la seule et elle était noircie au milieu. La plaque 103 datait de 252 ans après. Artigol vérifia plusieurs fois mais aucune erreur n'était possible. Le texte était court : "Aujourd'hui, an de l'A 5252 nous célébrons la gloire de ce Lieu de mémoire enfin libéré des miasmes de la guerre. Lieu interdit."

La plaque 135 mentionnait pour la première fois une terrasse, censée remplacer les gravats du temple devenu ruine. Chaque plaque parlait ensuite d'une terrasse. Aucune ne mentionnait l'A autrement que comme une origine oubliée du calendrier. 

En arrivant à sa plaque, Artigol se retrouva devant le Caillou. Il fit un tour sur lui-même. D'ici, les terrasses dessinaient comme une spirale complexe avec des ruptures symétriques. Il essaya d'imaginer le temple qui s'était tenu là plus de six mille ans auparavant. Mais il n'y arriva pas. C'était trop grand. Il se tourna vers le Caillou, regarda la plaque numéro 1. Soudain, il prit une décision et commença à la désceller. Cela lui prit du temps car elle avait été fixée vraiment bien au rocher. Il fallait que le Caillou soit restauré. 

Lorsque la plaque fût enlevée, il discerna des formes gravées directement sur le Caillou. Il les lut. Puis il les regarda longtemps. Il porta la plaque numéro 1 au bout de la spirale, puis il remonta la colline. Il entra dans sa grotte et commença à en sceller l'entrée. Puis il plongea son couteau dans son ventre. 

Au loin, l'air chaud faisait vibrer les plaques sur le sol, en spirale autour du Caillou. Puis les derniers rayons du soleil illuminèrent le Caillou et firent ressortir ce qui était gravé : un cœur avec un A au milieu. Et un petit rond barré en bas. Un zéro. Rien de plus, rien de moins. Un symbole éternel d'amour. Enfin libre. 



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