dimanche 14 août 2016

Du temps de cerveau pour une nouvelle loterie

Brutos était aligné avec les autres colons libres. Comme tous les ans, la loterie allait désigner qui ferait quoi pour l'année à suivre. Cette année, ils n'étaient que treize à avoir été déclarés libres. Les autres colons garderaient leur occupation de l'année précédente, soit par ce qu'ils étaient irremplaçables à un poste trop important, soit par ce qu'ils avaient payé le chef pour garder un poste tranquille.

La douzaine de colons libres avaient été choisis parce qu'ils étaient trop nuls dans leur emploi actuel et trop pauvres pour s'y maintenir. Quelques-uns avaient souhaité changer, car leur travail ne leur plaisait pas et qu'ils avaient été jugés suffisamment punis. Il faut dire que les emplois disponibles n'étaient pas très attirants en général.

Le système fonctionnait bien, ici sur cette planète récemment colonisée par l'homme comme sur toutes les autres. Il permettait d'utiliser tout le monde Et surtout de remplir tous les postes utiles à la colonie. Les colons libres représentaient la variable d'ajustement qui faisait que le système s'équilibrait. C'était l'ordinateur qui tirait au sort.

Brutos avait été éleveur de vaches cette année. Il devait produire du lait et du beurre pour la communauté. Au début il avait eu du mal mais tout le monde avait compris, puis tout le monde avait compris qu'il était tout sauf doué pour un tel travail, car son beurre était rance avant même d'arriver à la boutique. Brutos semblait même n'être doué pour rien. C'était sa cinquième année sur la planète et il avait raté tous ses précédents emplois. 

La cloche retentit. Le moment était venu et la plupart des colons étaient rassemblés sur la place, autour des treize "heureux" élus. Le chef appuya sur le bouton et l'ordinateur afficha la liste des treize postes disponibles. Tous la regardèrent avec attention, puis il y eut des chuchotements un peu partout, car il n'y avait que douze postes affichés. Les colons libres se regardèrent. Tous savaient ce que cela voulait dire. L'un d'entre eux n'aurait pas de poste affecté et devrait le créer, en fonction d'un mot aléatoirement tiré par l'ordinateur. Cela arrivait rarement et les histoires qui circulaient sur les malheureux qui étaient passés par là faisaient peur. Cela ne s'était quasiment jamais bien passé...

Brutos eut une sueur froide. Avec sa guigne habituelle, c'était pour lui ! Les autres n'en menaient pas large non plus mais des sourires apparaissaient progressivement sur leurs visages lorsqu'ils voyaient leur nom apparaître à côté d'un des emplois. Même le pire des emplois semblait préférable à l'emploi inconnu. Un emploi existant permettait de profiter d'une infrastructure existante, de conseils et d'outils adaptés. Un emploi nouveau devait être construit à partir de rien.

Naturellement, le nouvel emploi tomba sur Brutos, le dernier de la liste. En un clin d'œil il ne resta plus que lui et le chef sur la place.

- Alors, Brutos, tu est prêt ? C'est toi qui dois appuyer sur le bouton pour choisir ton job. Tu y vas ? 
- ... réussit à ne pas dire Brutos
- Allez, allez, je n'ai pas que ça à faire. Appuie ! Le chef avait tant d'autorité que Brutos appuya sans même réfléchir.

L'ordinateur afficha le mot "Casino".

- Casino, c'est quoi ça ? dit le chef interloqué
- Euh, je ne sais pas, répondit Brutos, sous le choc.
- Tant pis, débrouille-toi ! Et que ça soit prêt rapidement, conclut le chef en s'éloignant rapidement.

Brutos était maintenant seul devant l'ordinateur. Casino ? Qu'est-ce que ça pouvait bien être. Puis l'ordinateur fit sortit un petit livre tout frais imprimé dans son bac de sortie. Brutos le prit et lut le titre : "Comment devenir un parfait directeur de casino". Le livre était accompagné d'une enveloppe. "Pour Brutos" était écrit sur l'enveloppe. Brutos la déchira et lut le mot : "Brutos, vous allez créer un casino ici. Les casinos existaient il y a quelques milliers d'années mais ils ont tous disparu. Ils sont nécessaires à l'expansion humaine et vous avez toutes les qualités pour réussir. Au travail."

Des qualités ? Brutos haussa les sourcils. Moi, des qualités ? L'ordinateur a dû faire une erreur.

Mais Brutos savait qu'il devait s'y mettre. Il rentra chez lui avec le livre et passa la nuit à le lire. Puis la journée d'après à le relire. Au bout de trois jours, le chef vint le voir pour se rassurer sur le fait que Brutos s'était mis au travail mais Brutos le renvoya en lui disant qu'il n'avait pas de temps à perdre.

Brutos s'était effectivement mis au travail. Un boulot qui rapportait de l'argent sans rien faire ou presque était un travail idéal pour lui. Il dût quand même fabriquer quelques accessoires, on appelait ça des cartes et des jetons, mais il passa plus de temps à fabriquer ses affiches.

Puis un matin, un mois après le choix de l'ordinateur, les colons eurent la surprise de découvrir partout des affiches vantant l'ouverture pour le soir même du plus beau casino de l'Univers, le seul et l'unique Casino Brutos, où chacun pourrait venir gagner des fortunes. Brutos avait passé les trois dernières semaines à recruter son personnel. Il avait choisi en priorité des anciens colons libres pour construire de nuit le bâtiment qui allait abriter son casino, des enfants pour coller les affiches et des femmes volontaires pour assurer le spectacle. Son casino serait ouvert toutes les nuits, promettaient les affiches, jusqu'à l'aube. Pour attirer ses employés au noir, Brutos leur avait fait miroiter de l'argent en quantité. En fait, la plupart des volontaires avaient participé au projet de Brutos pour savoir avant les autres ce qu'était un casino. Mais Brutos avait été très discret sur les aspects clés d'un casino. Lui seul avait travaillé sur les jeux eux-mêmes.

La surprise serait totale. Et elle le fut. Ce premier soir, il y avait foule devant l'entrée du Casino Brutos. Deux impressionnants colosses défendaient l'entrée et interdisaient le passage aux mineurs. Brutos lui-même trônait sur une chaise devant une grande table recouvert d'une peinture verte. Il invita les premiers arrivés à s'asseoir, puis quand toutes les places assises furent occupées, il leur expliqua le jeu. Le chef avait eu droit à une place réservée (page 24 du livre, on expliquait qu'il fallait toujours plaire aux autorités). Le jeu était basé sur des cartes et il fallait acheter des jetons pour jouer. 

Pour la première donne, Brutos distribua à chacune des douze personnes assises 2 jetons, un cadeau de bienvenue de la maison, leur dit-il. Tous avaient l'air un peu sceptique mais se prêtèrent au jeu. Leurs yeux s'allumèrent quand l'un d'entre eux gagna 10 jetons. Personne ne remarqua que Brutos empochait les 2 restants. Pour la deuxième donne, celui qui avait gagné 10 jetons les misa tous et les autres leur second jeton. Brutos eut une petite sueur froide mais se rappela la leçon de la page 1 "le casino gagne toujours à la longue". Le joueur chanceux du premier tour perdit tout et deux autres gagnèrent 6 jetons. Brutos avait déjà récupéré 12 jetons. Puis il attendit. Trois joueurs avaient les yeux injectés, les trois qui avaient gagné une fois, et les autres des étincelles dans les yeux, quelques-uns aussi dans le public autour. Brutos dit alors "Pour jouer, achetez des jetons, un crédit le jeton. Vous pouvez gagner jusqu'à 100 fois votre mise". Il ne dit pas que c'était rarissime et que la banque ramassait en moyenne 25% des mises sur ce jeu, ce n'était pas utile pour les joueurs.

Cette première nuit fut longue mais au petit matin Brutos avait gagné plus que pendant son année à vendre du beurre rance. En un mois, Brutos devint l'homme le plus riche de la planète et son chef, le précédent étant devenu une épave. En un an, il avait exporté ses casinos sur toutes les planètes de ce secteur de la galaxie et fondé un empire du jeu, vite étendu au crime et à toutes sortes de turpitudes.

La destruction de la civilisation humaine peut être datée de ce moment où l'ordinateur afficha le mot casino, en fait. Pourquoi l'ordinateur a-t-il choisi ce mot ? Personne ne le sait. L'empereur Brutos a détruit depuis longtemps tous les ordinateurs intelligents de l'Univers, sauf celui-ci justement... avec lequel il joue de temps en temps aux cartes. Il perd régulièrement d'ailleurs, mais ce n'est pas grave. L'ordinateur se fout des crédits. 




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