dimanche 30 octobre 2016

Du temps de cerveau pour... un roman - chapitre un


Chapitre Un

Je me rappelle ce premier moment où je suis entré dans le bureau du coordonnateur. J'avais deux ans.

Depuis que le monde est Monde, les coordonnateurs en sont les maîtres. Personne ne sait combien il y en a. Quand on en discutait, enfants, le nombre n'était pas un sujet. J'ai toujours cru à l'époque qu'il n'y avait qu'un coordonnateur puisqu'on n'en parlait qu'au singulier et que c'était comme une sorte de divinité inexplicable et impossible à rencontrer. Nos superviseurs étaient, par contre, très nombreux et ils changeaient tout le temps.

Je ne me souviens plus des premiers superviseurs qui se sont occupés de moi. Qui s'en souvient ? C'est comme si nos mémoires détaillées commençaient à deux ans. La garderie où je suis né et où j'ai vécu ces deux premières années était comme toutes les autres garderies. Je ne sais même pas où elle est située. Elle pourrait être à quelques kilomètres d'ici où à des années lumières. Qui se soucie de ses origines ? Depuis, on m'a expliqué la reproduction humaine. C'est une histoire dégoûtante et je ne connais aucun autre enfant qui ait envie d'en passer par là. Bien sûr on en a parlé, le soir dans les dortoirs. Les plus grands avaient toujours l'air informés mais on se rendait vite compte qu'ils disaient n'importe quoi. Aujourd'hui en tous cas, je le sais, du haut de mes dix ans.

Deux ans. Deux ans de cohabitation avec les autres enfants non sélectionnés. Deux ans c'est court, heureusement, mais c'est long aussi, surtout quand on doit supporter des enfants colériques ou qui ne faisaient pas ce que je voulais. Les superviseurs flottaient autour de nous pour surveiller tout cela et empêcher les plus grosses crises. Mais ils ne pouvaient pas tout contrôler. Nos jeux étaient bêtes mais ils impliquaient forcément de tromper ces superviseurs. Nous avions appris très tôt qu'ils étaient jetables. Dès qu'un problème survenait qu'ils n'avaient pas réussi à prévenir, ils disparaissaient et étaient remplacés. Ce tourbillon de superviseurs était incessant. C'était devenu un challenge entre nous, à celui ou celle qui arriverait à faire disparaître le plus vite possible tel ou tel superviseur. Je n'en ai plus de souvenir précis, mais je sais que j'étais très doué à ce jeu.

Maintenant que j'y repense, je me rappelle quand même ce moment, juste avant de quitter la garderie. Je devais avoir tout juste en-dessous de deux ans, puisque c'est la règle. Je jouais avec d'autres enfants dans l'une des salles de jeux, la salle du son. Depuis, on m'a expliqué qu'il y avait une salle pour chacun des sept sens dans chaque garderie dans le Monde entier. J'en ai déduit que je devais passer plus de temps dans la salle de l'audition, puisqu'ils m'ont choisi.

Je jouais donc dans le labyrinthe de la musique. Un labyrinthe tout simple, pour les bébés, pas comme celui que j'ai créé depuis. Un petit labyrinthe où chaque mouvement à gauche ou à droite faisait descendre où monter la tonalité et où les portes apparaissaient où disparaissaient selon que votre musique était harmonieuse ou pas. Simpliste, non ? Une autre époque, déjà si lointaine... J'étais seul dans le labyrinthe à ce moment là, avec un superviseur évidemment qui m'observait. C'est là que j'ai eu l'idée de le faire disparaître. Je suis allé vers lui, tout droit, sur fond d'une unique note continue qui a cessé dès que j'ai quitté le labyrinthe et je lui ai pris la main. Je savais déjà qu'ils ne pouvaient rien nous refuser. Qu'ils ne devaient sous aucun prétexte nous influencer ou nous refuser quelque chose. Alors je l'ai emmené avec moi dans le labyrinthe. Il était à côté de moi, visiblement gêné mais m'accompagnant sans résistance. Nous sommes entrés dans le labyrinthe et j'ai commencé ma danse de musique, harmonieuse évidemment, puisque la musique est en moi. Il mimait tous les mouvements, bien obligé. La porte est apparue et je l'ai brutalement poussé dedans. Il y a eu un grand accord plein de fausses notes, un cri dissonant. La porte s'est refermée au moment même où il passait à travers.

Une partie est restée avec moi, le bas, avec ses roulettes et ses moteurs, tandis que la partie adulrobot disparaissait dans le néant. Je suis resté quelques secondes immobile, pour faire disparaître la dissonance. Juste le temps nécessaire pour qu'ils envoient un autre superviseur. Les autres enfants m'ont regardé en souriant. Une petite victoire. Je me souviens encore de ma fierté à ce moment.

En fait, je pense que ce souvenir est à placer la veille de ma première visite chez le coordonnateur. La veille de mon deuxième anniversaire. Car c'est le lendemain matin que le superviseur du moment est venu me chercher dans le dortoir. Je paressais devant ma petite console à regarder des dessins vivants diffusés sur le Réso. Il m'a suggéré de m'habiller avec de nouveaux habits. Je les ai regardés avec surprise. Une belle combinaison blanche, éclatante de lumière et d'irisations. Une combinaison de "grand", comme on en voyait de temps en temps sur le Réso. Je l'ai enfilé avec plaisir. Cela me changeait un peu des habits de bébé, informes et pleins de couleurs ternes. Elle m'allait parfaitement.

Il m'a pris par la main et m'a conduit à travers les couloirs vers une porte que je n'avais jamais franchie. La porte divine, comme nous l'appelions. La porte qui menait au Coordinateur si mystérieux. Ce superviseur n'avait rien dit, à part "Habille toi" et "Bon anniversaire Kiks". Mais quand nous sommes arrivés devant cette porte, il m'a regardé et a dit "Adieu Kiks, bonne chance". Son regard m'a vrillé et il a appuyé sur une plaque à côté de la porte. Elle s'est ouverte.

J'ai vu ses yeux briller et je les ai regardés intensément. Les adulrobots ne pleurent pas, c'est bien connu, me suis-je dit. Et pourtant... Les siens avaient vraiment l'air vivants. C'est à ce moment que j'ai eu l'intuition que tous les superviseurs n'en faisaient qu'un, qu'ils partageaient tous la même mémoire. Sur le moment j'ai trouvé cette idée à la fois folle et évidente. Une idée qui ne m'a jamais quitté, et dont je n'ai jamais parlé à personne. Une idée invérifiable, à la fois logique et invraisemblable. Je n'ai pu dire que "Merci superviseur" puis j'ai franchi la porte. J'ai entendu un soupir derrière moi et j'ai compris deux choses : que ce superviseur serait remplacé par un autre puisqu'un sentiment était forcément une erreur pour eux ; et que je ne le reverrai plus jamais, ni lui ni aucun superviseur qui partageait ses souvenirs. Comme si, une fois cette porte franchie, un cordon ombilical était coupé entre ma prime enfance et le reste de ma vie.

Devant moi, un couloir blanc s'arrondissait vers la droite. La porte s'est refermée et j'ai avancé. Blanc sur blanc, je me sentais à la fois une partie du décor et le centre du monde. Le couloir continuait à tourner. J'ai continué à avancer. Au jugé j'ai eu l'impression de parcourir plusieurs fois un cercle, ce qui était bien sûr impossible. J'aurais dû me retrouver face à un mur ou à une porte. Mais le couloir continuait, avec sa courbe immuable. J'ai commencé à courir mais le couloir tournait toujours.

Puis je me suis arrêté. J'ai fermé les yeux un instant. Je ressentais un vertige inédit et quelque chose en moi battait très fort. Mon coeur. J'ai rouvert les yeux et une porte était ouverte devant moi, noire sur le blanc éclatant. Je suis entré. Le noir était total, à part le rectangle de la porte que je venais de franchir. Un rectangle blanc qui n'éclairait que lui-même. Le rectangle blanc est devenu de plus en plus étroit au fur et à mesure où la porte se refermait. Au moment précis où la porte s'est enclenchée, la lumière s'est allumée et j'ai découvert la pièce où j'étais.

Je sais que je vais me retrouver dans cette pièce dans quelques instants. Je n'y suis pas venu souvent, entre cette première fois le jour de mes deux ans et aujourd'hui, après ce concert et mon prélude, quelques semaines après mon dixième anniversaire. C'est une pièce rectangulaire sans décor, avec juste deux fauteuils. Une couleur gris clair indéfinissable et changeante, comme les fauteuils. Pas d'indication de porte. Le Coordinateur est assis dans un fauteuil. Il est habillé de la même combinaison que moi, mais grise comme la pièce. Même sa peau a l'air grise, comme ses cheveux. Je pense que s'il ne bouge pas, on peut ne pas le voir tellement il se confond avec le décor.

Mais il bouge la main droite et me montre l'autre siège. Il sourit. Je m'assois.

- Bonjour Kiks. Sa voix est grave, très grave et pleine d'harmoniques.
- Bonjour monsieur le coordinateur. Ma voix est à la fois rieuse et apeurée. J'ai deviné qu'il était Le Coordinateur et je suis effrayé par cette confrontation tout en étant très fier d'avoir deviné.
- Ah, Kiks, je vois que ton dossier ne ment pas. Tu es intelligent...

Il me regarde intensément. Ses yeux gris sont totalement humains comme les miens. Cela me fascine. A part les autres enfants, je n'ai jamais vu d'humain en vrai. Juste des superviseurs plus ou moins adulrobots. Et même quand ils ont des yeux humains, il leur manquait toujours cette force. Je réfléchis à la situation. Si le coordinateur est humain comme moi, est-il divin ? Il n'a pas contesté être coordinateur. Suis-je un dieu aussi ? Ou alors, si le coordinateur est humain, peut-il y en avoir plusieurs ? Mon cerveau fonctionne à plein. C'est fascinant. J'ai envie de poser plein de questions.

- Kiks ? Sa voix perce ma réflexion. Je m'ébroue
- Monsieur ?
- Kiks, tu ne m'as pas entendu ?
- Non désolé, Monsieur, excusez-moi, je rêvassais. Mon excuse est piteuse, mais il faut que je l'écoute. Je réfléchirai ensuite.
- Tu rêvassais ? Non je ne crois pas, Kiks. Tu te demandes qui je suis ?
- Non Monsieur, vous êtes... euh... coordonnateur. J'ai bafouillé. Je n'ai pas dit Le coordonnateur, ou un coordonnateur. J'ai hésité. Je m'en veux. Il me regarde fixement.
- Coordonnateur ? Oui je le suis. Tu as raison. Combien de coordonnateurs crois-tu qu'il y ait ?

Je suis tombé dans le piège. A peine quelques instants devant lui et je suis face à une question à laquelle je n'ai pas de réponse certaine. Que répondre ? Si je tombe à côté, que va-t-il m'arriver ? J'ai subitement la certitude que de ma réponse va dépendre toute ma vie à venir. Que répondre ?

- Kiks ? Sa voix est insistante. Je dois répondre vite. Je décèle dans sa vois un rire étouffé. Cela me rassure un peu. Il y a peut-être uns solution.
- Vous êtes le premier coordinateur que je vois, Monsieur le coordinateur.
- Ah ! Il sourit. Une bonne réponse ? Pourtant je n'ai pas répondu directement.

Il se tourne légèrement et je vois alors une petite étiquette sur son bras. Une suite de 7 caractères comme mon nom complet, kiK6D8n. S'il a une étiquette, c'est qu'il est comme moi. Ce n'est pas 0000001 ou Aaaaaaa qui est écrit, mais une combinaison banale. A7opP8Z. Elle commence certes par un A mais j'ai déjà vu des enfants pareils.

- Il y a beaucoup de coordinateurs, Monsieur, mais comme vous êtes le premier que je vois, vous êtes le plus important pour moi. Ma formulation est un peu alambiquée, mais elle est logique. J'espère qu'il l'appréciera.
- Je vois, je vois, dit-il, oui c'est une réponse acceptable.

Il se lève et prend une feuille blanche sur une table grise que je n'avais pas vue, tellement elle se confondait avec le mur. Il la regarde quelques instants.

- Ton dossier est remarquable. Tu as été le meilleur dans tous les domaines, tu sais ? Et en musique tu est particulièrement doué. Ca te plairait d'étudier la musique ?
- La musique, Monsieur le coordinateur ? J'aime la musique. Et elle m'aime aussi.
- Elle t'aime ? Jolie formulation, mon petit Kiks. Jolie formulation. Il sourit.

Il sort un stylux gris d'une poche et trace un trait sur la feuille, puis il la repose sur la table à côté de lui. Une autre table ? Décidément cette pièce grise est pleine de surprise. Je regarde autour de moi, cherchant à identifier d'autres formes dans ce gris mouvant qui m'entoure. Mais c'est difficile et je n'arrive à voir que ce que j'ai déjà vu.

- Kiks ? Tu rêvasses encore ? Sa voix me réveille. Il faut absolument que je me contrôle.
- Non Monsieur, je regardais la pièce. Elle est surprenante.
- Surprenante ? Oui tu as raison, je suppose, quand on la voit pour la première fois. Mais tu y reviendras, Kiks. Tu y reviendras... plus tard. Maintenant, file !

Il tend le bras et je me lève automatiquement. Un rectangle noir se détache sur le mur gris. Je baragouine un "Au revoir, Monsieur le coordinateur" et je passe la porte. Comme tout à l'heure tout est noir autour de moi. Puis la porte se referme et un couloir blanc s'ouvre devant moi. Il s'arrondit vers la droite. Je décide de ne pas avancer. A quoi bon ? Je ferme les yeux un instant et les rouvre. Une porte est devant moi. Je le savais.

Je la franchis. La vie est une succession de portes, me dis-je. Je n'ai que deux ans mais je sais déjà cela. Que me réservera cette porte ? Je sens simplement que je vais passer plusieurs années dans ce nouvel endroit. Combien ? Je ne sais pas à cet instant précis. J'y passerai 7 ans. Jusqu'à mon neuvième anniversaire. Mais c'est une autre histoire. Je suis maintenant une nouvelle fois devant la porte qui me conduira au Coordinateur et j'ai dix ans. Que va-t-il se passer ?

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