dimanche 2 octobre 2016

Du temps de cerveau pour... une lamelle

Il était une fois un petit royaume et Rollis s’y sentait bien. J’aurais dû écrire il avait été une fois un grand royaume, mais celui-ci avait disparu depuis longtemps, comme la plupart des royaumes en fait. Les petits et les grands royaumes avaient fondu devant la poussée des peuples aussi puissantes que des avalanches. Aujourd’hui il n’en restait plus qu’une dizaine très loin les uns des autres, éparpillés sur la planète, comme des îlots de nostalgie dans un monde moderne qui les regardait comme des allégories d’un temps révolu, comme des parcs d’attraction pour romantiques naïfs.

Le royaume dans lequel vivait Rollis était vraiment l’un des plus petits parmi les petits. Il était le seul vestige d’un grand royaume aujourd’hui disparu et ne devait vraisemblablement sa survie qu’à sa situation géographique, au fond d’une petite vallée sans intérêt, coincé entre des montagnes même pas exploitables pour le ski.

Rollis était vieux, très vieux. Il était jeune quand les révolutions avaient commencé. Il habitait à cette époque dans un grand royaume lointain qui avait complètement disparu en quelques mois. Il avait alors déménagé dans un autre royaume, puis dans un autre. Lui-même avait du mal à garder la trace de son parcours. Et puis il s’était retrouvé ici, il y avait déjà vingt ans. Et il n’en avait plus bougé.

Pourquoi Rollis avait-il déménagé ? Pourquoi n’était-il pas resté dans son pays natal, même devenu autre chose qu’un royaume ? Il y avait souvent pensé, avant d’écarter cette ridicule pensée pour ce qu’elle valait, c’est-à-dire rien. Rollis était né souveneur, et les souveneurs ne pouvaient travailler que dans des royaumes, c’était comme ça. Personne ne savait exactement pourquoi. Certains avaient supposé que c’était parce qu’un roi vivait dans un château et qu’il l’habitait dans tous les sens du terme, avec tous ses ancêtres. Les souveneurs travaillaient tous dans les châteaux des rois. Tous ceux qui avaient essayé de travailler ailleurs avaient perdu leur don. Et tous ceux qui avaient essayé de travailler dans des châteaux de roi sans roi, Rollis se le rappelait bien de sa jeunesse, avaient aussi perdu leur pouvoir. Même dans les châteaux-musées les plus « authentiques », il ne se passait rien.

Et Rollis aimait son travail. Il était prêt à tout pour continuer à offrir les services que seul un souveneur pouvait apporter. De plus, il y avait de moins en moins de souveneurs dans le monde. Il était seul ici et à sa connaissance il en restait moins de cinq sur toute la planète. Rollis s’inquiétait de temps en temps de la disparition de son métier. Il n’avait pas d’apprenti, ni d’héritier puisque le don se transmettait de père en fils. Rollis avait eu une vie amoureuse très tranquille. Quelques émois de jeunesse, si peu, si peu, auxquels il pensait de temps en temps, et une liaison avec une femme qui l’avait très vite détesté. Il savait qu’être la femme d’un souveneur n’était pas facile et il lui avait pardonné, mais cela n’avait pas arrangé la question de l’héritier. Et puis avec le temps il s’était fait une raison. Il espérait que les autres souveneurs avaient fait des enfants. Sinon... Sinon quoi ? Les souteneurs disparaitraient. Il n’y pouvait rien. Le monde s’adapterait.

De toutes façons, il y avait de moins en moins de gens qui venaient le consulter. La plupart ne venaient que pour prendre des photos ou l’interviewer. Certains voulaient quand même profiter de ses services, mais peu allaient jusqu’au bout. C’était douloureux et cher et les gens d’aujourd’hui se souciaient de moins en moins du passé. Ses seuls vrais clients étaient la famille royale, qui regrettait en permanence l’âge d’or de la puissance royale.

La reine venait justement de terminer une séance. On était au milieu de l’hiver et sa pièce de travail était froide, même avec le grand feu qui grondait dans la cheminée. Il avait dû pousser sa table de travail plus près d’elle pour ne pas geler et surtout pour ne pas importuner la reine qui était habituée aux pièces plus chaudes du château, en dessous. Rollis travaillait en effet au sommet d’une des tours, et le vent faisait vibrer en permanence ses fenêtres. Mais c’était agréable car la vue était à couper le souffle, et c’était indispensable car son métier ne pouvait s’exercer qu’en pleine lumière.

Rollis regarda le petit plateau d’argent qui lui avait servi pour la reine. La lamelle ovale y était encore. Elle allait bientôt commencer à se dessécher mais elle était encore un peu active. Rollis repensa au frémissement de la reine quand il avait découpé cette lamelle sur son bras avec son outil de souveneur, cette petite pince qui était l’outil intemporel des souveneurs. Un bel objet en fait. Son outil était en or et lui venait de son père. Il y avait avec le temps sculpté de petites fleurs, tout autour de cet oeil ovale qui en faisait le centre. Sans lui, Rollis n’était qu’un être humain normal. Sans un souveneur pour la manipuler dans un château royal, la pince n’était qu’une jolie pince. Uns symbiose.

Aujourd’hui la reine était venue avec la même demande que le mois d’avant, et celui d'avant. Rollis n’autorisait pas plus d’une souvenance par mois. Il aurait été trop dangereux de le faire plus souvent. La reine était entrée et avait tendu son bras sans rien dire. Rollis avait compris et l’avait installée. Puis il avait cherché un endroit vierge pour y prendre la lamelle ovale de chair. Sur les bras de la reine il n’y avait pas beaucoup de place disponible, mais Rollis en avait trouvé une. La reine n’avait pas crié pendant l’opération, elle était habituée. Puis Rollis avait posé la lamelle sur le plateau et il avait donné celui-ci à la reine. Cette fois-ci, il n’avait pas touché la reine pendant qu’elle se recueillait. Il n’en avait pas besoin car il connaissait ce souvenir par coeur. La reine avait apprécié d’être seule pour revivre ce souvenir. Elle aimait bien Rollis pour cela aussi. Il savait que le souvenir était celui de sa rencontre avec le roi, ce premier jour où ils s’étaient vus et aimés au premier regard. Ils étaient jeune sous les deux. La reine avait encore une fois revécu cette journée entière, avec tous les détails et toutes ses émotions, en une dizaine de minutes. Puis elle s’était éveillée de sa transe. Elle avait alors regardé Rollis et lui avait rendu le plateau, puis elle s’était levée, lui avait souri et s’en était allée, royale. Roulis lui avait dit « A bientôt, majesté » puis il avait commencé à nettoyer sa pince.

Rollis s’apprêtait maintenant à sortir pour sa promenade, quand la sonnette se mit à vibrer. Un visiteur ? Maintenant ? Rollis se dit que cet importun tombait mal, mais il ne pouvait pas refuser une demande. C’était dans la charte des souveneurs et il n’y avait jamais dérogé. Il appuya sur le bouton pour ouvrir la porte du bas, remit une bûche dans la cheminée et attendit. La personne mit longtemps à monter. Elle ne semblait pas très alerte, se dit Rollis. Puis la porte de sa pièce s’ouvrit et il comprit. Il s’agissait d’une vieille femme, presque aussi vieille que lui. Fatiguée mais encore très belle.

- Bienvenue Madame, les escaliers sont rudes, je sais, mais les souveneurs habitent toujours en haut, dit Rollis avec un sourire et un geste pour lui proposer le siège en face du sien.
- Bonjour Monsieur le souveneur, dit-elle, car vous êtes bien le souveneur ?
- Oui, je suis bien le souveneur, le seul du royaume, se rengorgea-t-il. Qui est-elle ? Elle ne ressemble pas à une touriste ou une journaliste et en plus elle n’a pas l’air de venir d’ici... Pourtant...
- Ah, je suis bien heureuse de vous trouver. Je viens de loin.
- Je suis flatté Madame. Vous voulez une tasse de thé ?
- Volontiers, Monsieur le souveneur, il fait froid dehors.
- Réchauffez-vous. Puis vous me direz pour quelle raison vous êtes venue ici.

Rollis prépara le thé. Avec un sucre pour elle. Puis il s’installa et écouta son histoire.

- Je voudrais revivre un souvenir de ma jeunesse. Et je vous arrête tout de suite. Je suis déjà allé voir d’autres souveneurs et je sais comment cela se passe. Je sais aussi combien cela coûte et je suis prête à payer le prix.
- Vous êtes allée voir d’autres souveneurs ? Combien et où, Madame ? Il ne doit plus en rester beaucoup, lui répondit-il d’un air soudainement très intéressé.
- Oh non, il n’en reste que six, avec vous. Je suis allée visiter tous les royaumes et les autres n’ont plus de souveneur. Le plus proche d’entre eux est à des milliers de kilomètres d’ici sur une île.
- Merci, Madame. Mais pourquoi être allé voir tous ces différents souveneurs ? Ils ne vous ont pas satisfait ?
- Oh si, Monsieur le souveneur, ils ont été très professionnels, comme vous, j’espère, lui répondit-elle d’un ton mutin.
- Evidemment, évidemment. Pardonnez-moi. Mais si vous avez été satisfaite pourquoi ne pas être restée auprès de l’un d’entre eux ? Il est si difficile de voyager, de nos jours.
- Ils ont été satisfaisants mais je cherche autre chose. Pouvez-vous m’aider ? Son regard brille, se dit Rollis, c’est étrange.
- Mais oui Madame, je suis là pour vous servir, si cela a quelque chose à voir avec vos souvenirs évidemment...
- Evidemment, dit-elle avec le même air mutin que la première fois. Pouvez-vous commencer ? dit-elle en posant une bourse sur la table.

Rollis quitta ses yeux du regard. Il termina sa tasse de thé puis il s’activa. Heureusement sa pince ovale était parfaitement nettoyée. Il rapprocha leurs chaises du feu et demanda à sa charmante cliente de remonter sa manche gauche. Il y avait cinq petites cicatrices ovales de son bras. Elle n’a donc pas menti, se dit-il. Elle a bien vu cinq souveneurs avant moi. Il pouvait reconnaître que chacune des cicatrices était légèrement différente, comme une signature de chaque souveneur. Il choisit un emplacement libre, presque sur son poignet, juste en dessous des autres et bien alignée. Elle le regardait intensément. Il fit rapidement et sentit sa main frémir dans la sienne au moment du décollage de la lamelle de chair. Mais elle ne cria pas.

Puis il posa la lamelle sur le plateau d’argent et lui tendit. Elle le prit et il allait retirer ses mains quand elle lui dit « Laissez vos mains ». Son ton était à la fois gentil, implorant et autoritaire. Il les laissa. Après tout, il en avait eu envie. C’était une femme mystérieuse et il était curieux de voir quel souvenir elle avait choisi de revivre.

Et il la vit alors. Elle était jeune, très jeune. Elle était belle comme un souvenir idéal, comme le souvenir qu’on a tous de la femme désirée et à peine croisée. Elle marchait dans la rue. Il reconnut la ville. C’était la ville de sa jeunesse. Elle marchait d’un pas rapide dans la rue. Elle se dirigeait vers le château. Le château où il était né il y a si longtemps. Elle marchait de plus en plus vite, désespérée de ne pas pouvoir voler. Elle arriva au château, sonna et grimpa quatre à quatre les marches d’une tour. De sa tour ? Puis elle frappa à une porte et entra. Il était là. Lui. Rollis. A sa table de travail, jeune et fringant. Il était penché sur sa table et elle le regarda. Il se voyait lui-même avec ses yeux à elle. Elle lui demanda, d’une voix chevrotante de l’aider à se souvenir.

Il vit alors son père lui dire combien cela coûterait. Il n’avait pas vu son père, assis à une autre table. Mon dieu qu’il était vieux. Cela devait être très peu de temps avant sa mort, lorsqu’il finissait de former son fils au métier de souveneur. La jeune fille avait pâli et avait dit qu’elle n’avait pas assez d’argent. Son père avait été inflexible. Elle en avait pleuré.

Rollis se demanda pourquoi cette vieille femme voulait revivre ce souvenir. C’était horrible. Il vit la jeune fille sortir et redescendre lentement l’escalier, abattue. Puis elle se retourna. La porte venait de se rouvrir et Rollis, jeune, la rattrapa. Il lui expliqua que c’était la règle mais qu’il était ému par elle et qu’il était d’accord pour l’aider, même s’il n’était pas encore aussi compétent que son père. En fait il n’avait encore jamais prélevé de souvenance. Il vit la jeune fille l’embrasser de joie et ils s’installèrent sur les marches. Le jeune Rollis procéda au prélèvement et le vieux Rollis eut honte de sa maladresse. Il avait vraiment eu encore beaucoup de choses à apprendre à cette époque, même s’il s’était en fait plutôt bien débrouillé pour une première fois.. Lorsqu’il avait tendu le plateau à la jeune fille, celle-ci l’avait regardé avec une rare intensité. En revivant ses souvenirs à elle, le vieux Rollis sut alors qu’elle avait commencé à l’aimer à cet instant.

A l’époque, il l’avait laissée seule pour revivre son souvenir. Il ne lui avait pas demandé ce qu’elle souhaitait. Elle avait apprécié sa discrétion. Puis quand tout avait été fini, elle l’avait embrassé sur le front, avait lancé une oeillade et était redescendue. La jeune fille était sortie, heureuse, doublement heureuse même. Elle avait pu revivre les derniers instants passés avec sa mère, juste avant son accident. Rollis maintenant le savait puisqu’il revivait en même temps qu’elle ce moment de sa jeunesse, de leur jeunesse.

La jeune fille s’éveilla de sa transe. Rollis aussi. Ils se regardèrent. Elle lui sourit puis elle remonta sa manche droite. Il y avait une cicatrice ovale près du poignet. Une très vieille cicatrice. Avec sa signature.

- Je ne me souviens pas, lui dit-il.
- Depuis toutes ces années je cherche ce souveneur. Est-ce toi ? Ses yeux le fixaient intensément
- Je ne me souviens pas.
- Je suis allé voir tous les autres souveneurs restants. Ce n’était aucun d’eux. Tu es mon dernier espoir. Est-ce toi ? Sinon, il a disparu...
- Je ne me souviens pas. Répéta-t-il.

Alors elle posa le plateau sur la table, lui prit la pince des doigts et dit « Fais-le ».

Rollis, se leva en titubant. Il alla nettoyer le plateau et sa pince. Puis il revint devant la cheminée. Elle n’avait pas bougé. « Les souveneurs ne pratiquent jamais cela sur eux-mêmes, vous savez ? ». Elle haussa les épaules et il prit sa décision. Tant pis. On verrait bien.

Il se cala et se préleva la lamelle de chair. C’était la seconde sur son bras. La première avait été pratiquée par son père pour lui montrer. Mais c’était il y a si longtemps... Il faillit crier mais il résista. Il posa la lamelle sur le plateau d’argent qu’elle avait pris dans ses mains puis il posa les siennes dessus.

Le flot du souvenir l’envahit. Il sentait la présence de la vieillie femme au loin, mais il était avant tout rempli du bonheur de la jeunesse qui coulait dans son sang. Il avait choisi le moment de son premier prélèvement. Il revécut ce moment où cette belle jeune fille était venue demander un souvenir et où son père avait refusé. Puis il se revit lui courir après et procéder à l’opération dans l’escalier. Il était si fier de lui à l’époque ! Sa première opération, sans même que son père soit au courant. Il avait à peine regardé cette fille tellement il pensait à ce moment clé dans la vie d’un souveneur. Lorsque la jeune fille l’avait embrassé sur le front, il l’avait regardée vraiment. Leurs regards s’étaient croisés. Une oeillade discrète l’avait réveillé et il avait ouvert la bouche pour lui parler, lui demander son nom, mais elle était déjà partie, envolée comme un oiseau de rêve. Il était remonté lentement, troublé. Mais la volée que son père lui avait infligé quand il était entré avait eu vite fait d’éteindre son enthousiasme.

Rollis se souvenait maintenant. Il se souvenait que son père l’avait tellement maltraité suite à cet épisode qu’il en avait oublié la jeune fille. Il ouvrit les yeux. La vieille femme lui prit le plateau et la pince des mains. Puis elle se pencha et l’embrassa sur le front. "Je t’ai trouvé. Enfin. Tu viens ? ». Sa voix était tout de velours comme une jeune fille revenue. Il lui prit la main et dit « Oui. Je viens. Enfin ».

Depuis ce jour, le plus petit des royaumes n’a plus de souveneur, mais il compte un couple d’amoureux en plus. Vieux, oui, mais amoureux. C’est ce qui compte, non ?

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