dimanche 13 novembre 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle fête

Le grand jour était enfin arrivé. Le jour de la fête !

Comme tous les autres enfants de mon âge, j'étais tout excité à l'idée de ce jour. Il y aurait de la musique, des orgies de cochonnailles, de fromages et surtout, surtout de gâteaux. Il y aurait des danses, des habits de toutes les couleurs. Il y aurait plein de drapeaux, plein de sourires. Quelques pleurs aussi et beaucoup de discours ennuyeux qui ne servaient qu'à capter l'attention des adultes pendant que nous, les enfants, allions voler quelques sucreries et soulever des coins de tissu pour y découvrir en avant-première les costumes et les décors de la fête.

La fête était le jour le plus important de l'année, et pas seulement pour nous les enfants. Les adultes préparaient la fête pendant des jours et des jours. Ils cousaient, elles fabriquaient des décors, ils chantaient, elles parlaient à voix basse, pendant que nous les enfants zigzaguions partout entre leurs jambes. Bien sûr il y avait le jour de l'An pour célébrer le début de l'année, mais c'était en plein hiver et personne n'avait vraiment envie de faire la fête en plein froid, non ? Il y avait aussi la fête nationale avec plein de militaires marchant d'un pas fier sur des musiques ennuyeuses et répétitives mais au rythme bien marqué, mais c'était pendant les grandes vacances d'été et nous les enfants étions éparpillés aux quatre coins du pays en train de ne rien faire.

A l'école nos professeurs nous faisaient travailler depuis des mois pour fabriquer des supports variés de toutes les couleurs et dans toutes les matières, sur lesquels nous écrivions avec tous les moyens imaginables : gravure sur bois ou métal, peintures, reliefs sculptés, vitraux cuits à la main, mosaïques, tissus et tricots, gravures laser à la molécule près et même simplement dessins avec du sang.

La fête était vraiment un beau moment. Et c'était aujourd'hui !!! En plus pour moi, ce serait un jour mémorable puisque ce serait ma première fête après mes treize ans. J'allais être initié, devenir comme un adulte et tout savoir sur tout. Je voyais bien que certains de mes camarades étaient jaloux. D'autres étaient pourtant dans la même situation. Elle, surtout. Nous avions le même âge et nous allions être initiés ensemble. Enfin, ensemble, non, je voulais dire initiés le même jour mais chacun séparément. Le rite d'initiation est personnel et doit se faire chacun seul devant les anciens. Mais qu'à cela ne tienne ! Ensuite, nous serons adultes et nous pourrons danser ensemble, rire ensemble et aussi oui raconter nos rites de passage. Je me suis demandé depuis longtemps si le rite était le même pour les garçons comme moi et les filles comme elle. Nous le saurons tout à l'heure ! Enfin !

Ce matin je m'étais levé comme d'habitude. Ma mère avait posé sur ma chaise ma tenue d'adulte. J'irai nu à la cérémonie, comme tous les autres enfants, mais je porterais ma tenue sur mon bras droit et une fois adulte j'aurai enfin le droit d'enfiler cette tenue. J'avais eu le droit de choisir la couleur et j'avais choisi vert. Vert comme l'herbe, comme la mer et comme mes yeux. Vert comme la couleur des agriculteurs, le métier que je voulais faire depuis tout petit. Et je savais qu'elle avait aussi choisi le vert, car j'avais surpris nos deux mères en train de discuter et de coudre ensemble.

C'est peu dire que j'étais très nerveux en approchant de la tente des anciens. Il y avait deux entrées, une pour les garçons et une pour les filles. Quatre garçons et deux filles attendaient déjà devant. Elle n'était pas encore là. Les filles ! Elles mettaient toujours tant de temps à se préparer. C'était ridicule. Il était encore tôt car la cérémonie devait se dérouler avant le début proprement dit des discours. Et les enfants qui ne se présentaient pas à l'heure étaient simplement écartés jusqu'à l'année suivante. Pas de ça avec moi ! Ni avec elle, j'espère !

Je venais de m'installer dans la file quand je la vis arriver avec deux amies. Elle me regarda, compta le nombre de garçons devant moi et fit passer ses deux amies devant elle. Elle me souriait. C'était touchant. Elle s'était débrouillée pour qu'on passe ensemble... Je lui souris en retour. Ses amies ricanaient et bavardaient à voix basse. Les filles, c'est vraiment une engeance. Elles parlent tout le temps et on ne comprend jamais rien à ce qu'elles disent. C'est énervant.

Le rite durait cinq minutes. Pas une de plus. Toutes les cinq minutes un gong retentissait et un garçon et une fille entraient dans la tente. Nous savions peu de choses, mais nous avions quand même compris que juste avant d'entrer, le garçon ou la fille qui précédaient entraient dans une autre partie de la tente pour se vêtir. Tout était réglé comme une partition. Il faut dire que la fête et la cérémonie duraient depuis des milliers d'années au moins, à ce qu'on nous avait dit.

Les professeurs avaient refusé de nous dire d'où venait la fête ou pourquoi la cérémonie avait lieu ce jour en particulier, en automne, un jour sans intérêt, ni chaud ni froid, un jour banal en fait. Quand nous insistions, ils disaient seulement que nous saurions tout ce qu'il y avait à savoir une fois adultes. Et c'était aujourd'hui !!! J'allais tout savoir !!!

J'entendis le gong. C'était mon tour. Je lui souris une dernière fois et nous soulevâmes en même temps les coins de la tente pour y entrer. Quel grand moment !

La tente est toute noire. Mes yeux ont du mal à s'acclimater. Il y a juste une bougie qui me fait face. Je me rends compte qu'elle m'éclaire et qu'en même temps elle m'empêche de voir tout ce qu'il y a derrière. Je m'avance. Une voix (d'adulte, homme) me dit "Stop". Je m'arrête. Je sens qu'ils me regardent. Cela dure un temps infini. J'attends. Je ne sais pas ce que j'attends, ni eux, mais j'attends.
Le silence dure. Je me racle la gorge. La même voix d'homme dit "Oui ?". Je décide de parler.
- Bonjour Monsieur, dis-je sur le ton habituel avec lequel on parle aux adultes
- Bonjour
- La cérémonie va se passer quand, Monsieur ?
- La cérémonie a commencé, elle va bientôt se terminer en fait. La voix de l'homme est triste.
- Mais, Monsieur, il ne se passe rien ! Ma voix est pleine de surprise, je ne vois toujours rien.

Il ne répond pas. Je ne comprends pas.
- Puis-je poser une question, Monsieur ?
- Oui. Sa voix est moins ennuyée d'un coup.
- A quoi sert la cérémonie, Monsieur.
- C'est pour marquer ton passage à l'âge adulte. Sa voix est redevenue triste
- Mais il ne se passe rien !
- Tu l'as déjà dit. Sa voix est tellement triste. Je sens que je le déçois. Je dois prendre une initiative.
- Que commémore la fête, Monsieur ? Je suis très fier de ma question. J'y songeais depuis quelques jours. Puisque les adultes savent tout, je vais enfin savoir.

Il ne répond pas tout de suite.
- Tu as une idée, toi ?
- Mais je ne suis qu'un enfant, Monsieur. Ce sont les adultes qui savent, pas nous. Je voudrais savoir, s'il vous plaît. Je n'en ai aucune idée.

Je dois me calmer, me dis-je, je ne dois pas m'énerver.
Il laisse encore un temps se passer. Puis il dit "Nous non plus". Et je vois un coin de la tente se soulever avec un rayon de lumière. Je comprends que je dois sortir. Je dis "Au revoir, Monsieur" et je sors. J'arrive dans une autre chambre de la tente. Il y a un miroir et une chaise. Je sais que j'ai cinq minutes tout au plus pour m'habiller. Je me dépêche. J'essaye d'écouter mais les tentures sont très épaisses et aucun son ne me parvient.

Un dernier regard dans la glace. Je suis beau. Habillé comme un adulte. Je sors dans la lumière du jour, de l'autre côté de la tente.Quelqu'un me prend le bras et me conduit devant une table à tréteaux installée tout près. On me tend un verre. Je bois mécaniquement.

Qu'est ce qui vient de se passer ? Je ne comprends pas. Suis-je adulte ? La cérémonie est-elle terminée ? Où sont les réponses à mes questions. Je ne sais rien de plus qu'il y a cinq minutes. Est-ce que cela fait de moi un adulte ? Est-ce que j'ai raté la cérémonie ?

Je ne bouge pas. Les pensées tournent dans ma tête; Puis je sens une main sur mon bras droit. Une main toute douce. Je me tourne vers la droite. Elle est là, juste à côté de moi. Elle est si belle, toute vêtue de vert, comme moi et en même temps tellement plus jolie avec une harmonie de dégradés de verts. Elle me regarde dans les yeux. Elle pleure. Je la prends dans mes bras.

Nous nous étreignons longtemps. Sans rien dire. Puis elle me murmure dans l'oreille, si bas que personne d'autre ne peut entendre : "Tu es adulte ?"
- Je ne sais pas vraiment. Et toi ? je murmure, à pleine plus haut qu'elle.
- Je ne sais pas, mais je crois que oui. Sa voix tremble.
- Tu as posé des questions ? Tu as eu des réponses ?

Elle s'écarte un peu de moi et me regarde intensément.
- Je ne peux rien te dire si je ne suis pas certaine que tu es un adulte. Son ton est déterminé.
- Moi non plus, évidemment.
- Alors tu es un adulte ?
- Je suis habillé comme un adulte. Et toi aussi. Et d'ailleurs tu es très jolie.
- Merci. Mais là n'est pas la question. L'habit ne fait pas l'adulte. Nous nous sommes déjà déguisés en cachette, tu te souviens ? Elle sourit.
- Oui, c'est vrai. Mais nous sommes passés par la cérémonie. Donc nous sommes adultes.
- Tu crois ? Tu crois vraiment ? Son ton est bizarre, à la fois interloqué et plein d'espoir.

Je sens que je dois réagir. Je dis "Oui, je suis certain que nous sommes adultes maintenant".
- Nous sommes adultes ? C'est incroyable. Elle fronce le nez.
- Qu'est-ce qui est incroyable ? Son nez est vraiment adorable.
- J'ai posé des questions et je n'ai pas eu de réponse. Pourtant les adultes doivent tout savoir, non ? C'est ce qu'on nous a toujours dit à l'école, non ?
- Peut-être que les professeurs se sont trompés, dis-je en hasardant une hypothèse farfelue.
- Les adultes se tromper ?

J'ai une inspiration. Je dis "En fait les professeurs nous ont dit que les adultes savaient tout ce qu'il y a à savoir. Ce n'est pas tout-à-fait la même chose...". Elle me regarde. Je vois qu'elle comprend. Elle dit simplement "Oh !"

- Mais alors que savent les adultes de plus que les enfants ? dit-elle d'une voix surprise
- Je ne sais pas. Et je souris. En disant cela, je suis vraiment un adulte.
- Pourquoi tu souris ?
- Les adultes nous ont bien eus, tu ne trouves pas ? Allez, viens. On va demander aux autres enfants devenus adultes et aux autres adultes.

Elle me regarde et m'embrasse. Puis elle glisse sa main dans la mienne.

Il ne nous faut que quelques minutes pour comprendre. Personne ne sait rien. A ceux qui ont posé des questions, la réponse a toujours été la même "nous ne savons pas"... Les adultes nous regardent avec tristesse. C'est incompréhensible. Nous attendons même la sortie de ceux qui nous ont interrogés dans la tente, mais nous ne voyons personne sortir, même après que le dernier enfant-adulte soit sorti, aussi perplexe que nous.

A ce moment résonne le grand gong, celui qui marque le début de la fête. La musique commence et tout le monde rit puis se met à danser. Nous dansons aussi, évidemment, elle et moi. C'est enthousiasmant. Et bientôt nous oublions tout le reste tout à notre bonheur d'être adulte. Les discours se succèdent entre deux danses. Mais personne ne les écoute. J'ai bien essayé d'écouter le premier. Le maire a parlé de la fête, de son importance depuis des milliers d'années, depuis la première fête. Il nous a parlé des couleurs, des danses du bonheur être ensemble. Il même félicité les enfants devenus adultes aujourd'hui.

C'est la nuit maintenant. La fête vient de se terminer. Elle est endormie dans mes bras. Nous savons tous les deux que ce jour a marqué le début de notre vie d'adulte, ensemble, elle et moi. Nous savons que ce jour est pour nous le plus important de tous, pour nous et pour nous seuls. Nous ne savons pas ce qu'est la fête. Nous savons que personne ne sait ce qu'est la fête. Mais nous nous en moquons. Parce qu'à partir d'aujourd'hui, cette fête inconnue est la nôtre. Une célébration qui deviendra avec les années la plus belle des fêtes, pour nous deux.

Et tant pis si la fête a une autre raison, inconnue de tous, perdue dans l'Histoire. Cette raison là nous suffit. Je m'endors. A côté d'elle. Nus tous les deux. Mais plus comme des enfants.

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