dimanche 5 mars 2017

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle stressante

Il était une fois un Roi qui se rongeait tellement les ongles qu'il devait chercher chaque matin le bon angle pour les attaquer. C'était de plus en plus difficile, même en ne se les rongeant qu'au réveil. 

Au début, il y avait trois mois, lorsqu'il avait commencé à les grignoter, ses ongles étaient encore normalement longs et il pouvait s'en occuper un peu tout le temps, en cas de montée de stress. Mais le temps avait passé, le stress avait augmenté et ses ongles avaient diminué. C'est pourquoi il avait dû se limiter à trois fois par jour, puis deux fois, puis une seule, le matin. Ses deux médecins lui avaient donné des conseils opposés : l'un pour réduire le rythme à trois fois par semaine voire même une seule fois, en ingurgitant un cocktail inventé par lui pour accélérer la pousse des ongles ; l'autre de se les ronger encore plus, et tant pis pour ses phalanges, elles repousseraient.

Le Roi n'écoutait personne. Il savait que la seule solution était de réduire le stress. Et il savait que la date fatidique approchait. Encore une semaine et il saurait. Quel que soit le résultat, il serait fixé et n'aurait plus besoin de s'en faire. Soit il resterait au pouvoir, soit il partirait. Son stress disparaîtrait d'un coup. 

Trois mois auparavant, lorsqu'il avait reçu cette lettre, il avait hésité. Une plaisanterie, une menace ou une prédiction? Il n'en avait parlé à personne, évidemment. Mais plus la date annoncée dans la lettre se rapprochait, plus il avait stressé. Car il ne pouvait rien faire. Il était le Roi, mais il n'avait aucun moyen de minimiser le risque. Son royaume était ancien et sa Constitution n'avait jamais évolué. Aucun roi n'avait osé entreprendre une telle réforme. Plus personne ne s'intéressait d'ailleurs à la Constitution qui satisfaisait tout le monde. 

Tous avaient oublié le texte, et notamment l'article 42. Il faut dire que cet article n'avait jamais été appliqué. Certains historiens pensaient d'ailleurs qu'il s'agissait d'un article inséré là par provocation par le Roi fondateur, pour se moquer de son frère qui était maladroit. L'affaire remontait à quelques siècles et avait été enterrée tranquillement par plusieurs générations de roi et toute la noblesse. 

Le Roi attendait donc. En se rongeant les ongles. Et en s'entraînant. Toutes affaires cessantes, ou presque, car il fallait donner le change en gérant les affaires courantes, il s'entraînait le plus possible, mais dans le plus grand secret. Personne ne devait savoir qu'il avait été défié. Car si son adversaire ne se présentait pas, il serait tranquille. L'article 42 ne pouvait en effet être invoqué qu'une fois par règne. 

Les entraînements étaient durs et le Roi ne progressait que lentement. Le problème principal était le suivant : l'article 42 listait 23 disciplines dans lesquelles les défis pouvaient être lancés. Et la discipline était choisie par tirage au sort le jour du défi à midi. Pas avant. Le Roi avait 15 semaines pour s'entraîner, pas un jour de plus. Son adversaire avait pu, lui, s'entraîner  autant qu'il le voulait, depuis des années même. La variété des disciplines était comique. Enfin, se disait le Roi, comique à lire peut-être, mais pas comique du tout quand on devait s'entraîner. 

Le Roi se sentait à peu près à l'aise dans un bon tiers des choix possibles : l'épée, le cheval, la lutte et les échecs ne lui posaient même aucun problème. Mais il était encore très mauvais aux fléchettes, au crochet et au 100 mètres papillon. Et il ne savait même pas comment jouer au schprountz. Il avait demandé discrètement à ses conseillers, à son maître d'armes et à ses autres professeurs, mais personne ne connaissait plus ces disciplines.

La veille du jour tant redouté, le Roi s'était levé de fort méchante humeur et ses ongles - ou ce qu'il en restait - avaient saigné. Il avait sué toute la matinée, puis s'était installé sur son trône quelques minutes avant midi. Toute la cour était là et bruissait de folles rumeurs. Une telle convocation était inédite. Le Roi attendait midi. Il était le seul, avec son adversaire inconnu, à connaître la raison de cette grande réunion formelle. Il s'en serait bien passé, naturellement, mais l'article 42 l'y obligeait et s'il n'avait pas organisé cette réunion, il aurait automatiquement été démis de sa fonction de roi. D'autre part, si personne ne parlait entre le premier et le douzième coup de midi, il était sauf. 

Le premier coup de midi sonna. Le Roi dit "Silence" sur le ton le plus énergique qu'il pût trouver au fond de sa gorge serrée. La cour frémit. Le deuxième coup retentit... Au dixième coup, alors que le Roi commençait à respirer, une voix résonna haut et fort dans la grande salle : "Quarante-deux". Le roi sursauta, ses conseillers sursautèrent et toute la cour poussa un cri de surprise. Les deux derniers coups de la grande horloge furent recouverts par un brouhaha croissant. Tout le monde cherchait à voir celui qui avait parlé. Le Roi s'était levé. Il dominait la salle et il vit un cercle s'agrandir tout au fond, un vide qui s'étalait autour d'une silhouette qu'il ne reconnut d'abord pas. Puis l'homme s'avança et la foule des courtisans s'écarta au fur et à mesure de son avancée. Cela ne dura qu'une minute, mais lorsque l'homme fut face au Roi, tous les courtisans avaient compris la référence à l'article 42 et les plus cultivés avaient reconnu les circonstances d'un défi. 

Le Roi regarda l'homme. C'était son maître d'armes. Celui qui l'avait entraîné depuis trois mois, directement ou grâce à ses assistants selon les disciplines, et qui connaissait donc tous ses points faibles. Celui-ci lui sourit. Il était en grande tenue, étincelant et magnifique. Un athlète, se dit le Roi, et en plus un homme intelligent, je n'ai aucune chance. 

Le Roi et l'homme se défiaient du regard. La cour les regardaient en silence maintenant. Puis le Roi dit "Demain à midi, je relèverai votre défi." Sa voix n'était pas très assurée. L'homme acquiesça rapidement d'un léger mouvement du menton, puis il sortit. 

Les vingt-quatre heures qui suivirent furent très intenses pour tout le monde. Le Roi se prépara encore plus fort qu'avant, seul, dormit peu et fut d'une humeur exécrable. Ses conseillers passèrent leur temps à préparer le matériel pour les 23 disciplines possibles, puisque tout devait prêt au cas où. L'adversaire du Roi fut assailli de demandes de courtisans et notamment de courtisanes. Il eut fort à faire pour garder son calme et repousser ces offres de plus en plus pressantes alors que l'heure du défi approchait. 

Le matin du jour du défi, le Roi était calme. Il avait décidé de passer une matinée détendue, dans la bibliothèque. Il ne se rongea même pas les ongles au réveil. Il passa juste voir son principal conseiller pour vérifier que tout était prêt. Celui-ci lui affirma que tous les lieux avaient été aménagés, à l'intérieur et à l'extérieur. Sauf pour le schprountz, naturellement, puisque personne n'avait pu retrouver les règles de ce jeu (ou de ce sport ?)... Le Roi se déclara satisfait et repartit à la bibliothèque. 

A midi moins cinq, tous étaient réunis dans la salle du trône. A midi, le juge le plus ancien du royaume procéda au tirage au sort : un vieux chapeau et vingt-trois papiers dedans. Puis il annonça le résultat. Vous vous en doutez depuis longtemps, c'est bien l'épreuve du schprountz qui fut tirée. 

Il y eut un moment de flottement. Le maître d'armes eut comme un voile devant ses yeux. Le Roi regarda ses conseillers qui levèrent tous les yeux au ciel. Personne n'avait retrouvé ce qu'était le schprountz. Le Roi sourit. 

Le juge regarda les deux hommes. Puis il dit, puisqu'il fallait bien dire quelque chose : "Que l'épreuve du schprountz commence !"

Le maître d'armes ne bougea pas. Le Roi tendit la main devant lui, paume en bas, avec un sourire et beaucoup d'assurance. Son adversaire le regarda et tendit la main en l'imitant. Le Roi se pencha en avant comme pour mieux voir, puis il dit, d'une voix forte "J'ai gagné, Monsieur le juge, comme vous pouvez le constater"

Le juge s'avança. Il était vieux et myope, il ne savait rien du schprountz et ne savait pas si le Roi était plus avancé, mais il avait tenu le Roi enfant sur ses genoux. Il regarda les deux mains, ou fit semblant, et dit "en effet, Sire. Vous avez gagné."

Le Roi sourit. Son adversaire le regarda, ses yeux étaient noirs de haine. "Et pourquoi auriez-vous gagné ? C'est quoi le schprountz, d'ailleurs ?" Le sourire du Roi s'élargit. Le maître d'armes venait juste d'avouer publiquement qu'il ne connaissait pas le schprountz. Alors le Roi dit, sur un ton condescendant comme seuls les rois peuvent l'avoir avec leurs sujets : "Mais, mon bon, regardez votre main. Vous voyez bien. Vos ongles sont beaucoup plus longs que les miens. C'est évident".

Il était une fois un Royaume où tous les nobles se rongeaient les ongles. Un royaume sans maître d'armes, mais avec un Roi heureux et détendu. 

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