dimanche 13 avril 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle Vient de neuf

Le vieux monsieur qui lui avait apporté le carton faisait pitié. Il était vieux de partout, y compris dans ses gestes. Son manteau d’un brun indéfinissable était bien élimé. Mais au moins il avait été propre. Pas l’un de ces SDF qui trainaient dans le square un peu plus loin et essayaient de lui rapporter des choses de provenance douteuse ! Jules se souvenait de l’époque lointaine où il était jeune étudiant sans le sou et il avait gardé un faible pour les pauvres. Il avait payé le vieux monsieur plus que ce qu’il escomptait retirer de la vente de ses breloques et de sa vieille fausse argenterie. Mais on ne se refaisait pas. Il s’attendait à un flot de remerciements, mais le vieux monsieur s’était contenté de marmonner tout seul puis était ressorti avec un ricanement étrange. Jules en était resté pantois quelques minutes.

La boutique de Jules était très bien placée sur la grand-place et les touristes étaient nombreux à la fréquenter. Il y en avait pour tous les goûts et surtout pour toutes les bourses, de la plus exclusive des antiquités à la petite brocante pour des cadeaux souvenirs. Jules était resté un grand enfant et de temps en temps il cachait un objet de valeur dans le rayon des brocantes ridicules ou un objet de pacotille au milieu des bijoux du XVII° siècle. Chaque fois qu’un acheteur se laissait tromper, il en souriait intérieurement mais ne détrompait jamais le client, qu’il soit gagnant ou perdant. C’était une des petites joies de Jules.

C’était bientôt l’heure de la fermeture et Jules était seul. Il décida de fermer plus tôt et se retrancha dans son arrière-boutique, son petit musée personnel et de regarder ce que contenait le carton du vieux monsieur. Il aimait à penser que tout carton recèle toujours un objet à part, un objet qui n’aurait pas dû être là. Il avait rarement été déçu.

Ce carton contenait treize objets. Bon signe, se dit Jules. Il les aligna sur sa table et son regard fut tout de suite attiré par la lampe orientale qui avait été emballée dans un chiffon. Elle est parfaite pour mon rayon exotique, pensa Jules. On dirait vraiment la lampe d’Aladin ! La lampe avait été bizarrement nettoyée. Elle était frottée à neuf à de multiples endroits et elle y brillait de couleurs étincelantes, toutes différentes. A d’autres, elle était noire de crasse. On aurait dit une mosaïque  irrégulière et pourtant singulièrement belle. La lampe ne s’ouvrait pas.

Jules repensa au vieil homme. Peut-être avait-il frotté la lampe en espérant qu’un Génie apparaitrait ? Peut-être même avait-il utilisé ce chiffon ? Pauvre homme. Il devait en être réduit à pas grand chose. Tandis que lui était épanoui. Il vivait bien avec assez d’argent et il faisait un métier qu’il adorait. Presque rien ne manquait à son bonheur, sauf une femme. S’il y avait un Génie dans la lampe, il ne saurait même pas quoi lui demander ! Jules sourit à cette idée et se mit à réfléchir. S’il avait droit à trois voeux, que choisirait-il ? Il se sentait un peu ridicule, mais il se prêta au jeu et au bout de quelques minutes, il était prêt. Il prit alors la lampe dans la main gauche et le chiffon dans la droite puis il commença à frotter une petite partie encore sale de la lampe, entourée de partout par des zones colorées. Le chiffon semblait imbibé d’une substance spéciale car il eut bientôt fini de nettoyer sa petite zone, qui se révéla être d’un vert de jade éclatant.

C’est à ce moment que le Génie arriva. Pas d’effet de fumée. Le Génie apparut tout simplement et se tint soudain devant lui. Un vrai Génie à n’en pas douter. Il était habillé comme tout génie devait l’être. Le Génie parla d’une belle voix grave : « Parlez, Maître. Vous avez droit à trois voeux ».

Jules failli lâcher la lampe et le chiffon, mais il sut se retenir. Il y avait forcément une astuce, les Génies n’existaient pas.

- Es-tu bien réel, lui demanda-t-il
- Oui, maître, je suis réel. Vous avez droit à trois voeux.
- Trois voeux… comme dans la tradition. Et tu les exauceras ?
- Oui, maître. Vous avez droit à trois voeux.

Ce génie-là n’est pas bien bavard, se dit Jules. Mais tant pis. Cela vaut le coup d’essayer. Jules se prépara donc à faire ses trois voeux. C’était d’autant plus facile qu’il venait d’y penser quelques minutes auparavant. Il annonça d’une voix claire : «  Je veux le vrai amour, je veux la jeunesse et je veux une belle voiture rouge ».

Le Génie sourit, lui dit « Bien Maître » et disparut. Comme ça. D’un coup. Sans autre explication.
Jules fut un peu surpris évidemment. Il recommença à frotter la lampe mais le chiffon ne nettoyait plus rien. Jules était très déçu. Il pensa tout de suite à un mauvais tour même s’il ne voyait pas par quel artifice un tel tour aurait été possible. Rien n’avait changé pour lui. Dans le miroir Louis XV il était le même. 

Jules s’assit et se servit un verre. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Au bout de quelques minutes, il se leva et sortit sur son pas de porte. Il espérait voir une belle voiture rouge garée devant, mais rien de tel. La nuit était tombée et tout était tranquille. Jules haussa les épaules et s’apprêta à rentrer quand la lumière de phares vint se refléter dans sa vitrine. Une Ferrari rouge approchait à vive allure et pila devant son magasin. Le conducteur était jeune et beau et à côté était assise son amour de jeunesse, Graziella, telle qu’elle était lors de leur premier et seul bal, vingt ans auparavant. Le conducteur le héla de sa place et Jules se rapprocha. Le conducteur lui dit ces simples mots avant de redémarrer : « La lampe est à vous maintenant. Faites-en bon usage et… Merci ! »

Jules mit quelques minutes à se remettre du choc. La voix était la même que celle du vieux monsieur qui lui avait apporté le carton et maintenant qu’il y pensait, il croyait bien le reconnaître, en plus jeune. Jules s’évanouit.

Ce n’est que plusieurs jours après qu’il put assembler les morceaux de sa mémoire. La lampe était réellement magique et le Génie avait exaucé ses voeux. Mais il avait appliqué ses voeux au précédent propriétaire. Pas à lui. Et Jules sut alors que s’il donnait la lampe à quelqu’un d’autre, ce seraient les voeux de cette personne qui s’appliqueraient à lui. Jules en eut des frissons pendant des mois. Faire des voeux c’est une chose, mais être dépendant des voeux d’un étranger, c’est autre chose.

Jules décida finalement de ne pas donner la lampe. C’était trop risqué. Jules continua donc à vivre normalement, en tous cas avec l’illusion du normal. Mais un ressort s’était cassé et Jules navigua de malheur en malheur. Il n’avait plus le goût à rien. Il devint même SDF et se baladait partout avec son vieux caddie au fond duquel était caché la lampe emballée dans le chiffon. Ce n’est qu’au bord du trou, des années plus tard que Jules se décida à donner la lampe. Il n’avait plus rien à perdre désormais si cela tournait mal. Et peut-être aurait-il la chance de tomber sur des voeux bénéfiques ! Il n’avait plus d’amis et ricanait tout le temps.

Il laissa un soir la lampe traîner au milieu d’un étal de vieilleries, avec le chiffon passé dans l’anse, et s’en alla. Il ne voulait pas savoir qui la trouverait.

Il attendit.

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