dimanche 7 décembre 2014

Du temps de cerveau pour... une nouvelle soixantaine

Kwa reposa doucement sa tasse de thé sur la petite table en bois. L’heure allait bientôt sonner et il devait être prêt. Partout dans le village il imaginait les habitants se maquiller pour l’heure de rêve. Aucun d’entre eux n’aurait raté ce moment. Surtout pas lui ce soir.

La fréquence des heures de rêve n’était pas fixe. Elle dépendait de tellement de facteurs astronomiques qu’il était illusoire de vouloir calculer à l’avance le jour de la prochaine. Certains s’y étaient pourtant essayé. Sans succès. La science n’était pas très développée sur leur planète. Pourquoi se poser des questions inutiles ? Tout le monde, y compris les bambins, savait quand l’heure de rêve allait arriver, à peu près une journée avant. Il y avait entre deux et une vingtaine d’heures de rêve par année. De mémoire d’homme, jamais moins de deux et quasiment jamais plus de vingt.

Entre deux heures de rêve la vie se déroulait avec sérénité, en attendant la prochaine apparition. Lorsque les heures étaient séparées par de nombreux jours, on pouvait sentir à la fin une forme d’excitation et les regards échangés entre les habitants du village devenaient plus durs. Les ancêtres racontaient qu’une année, deux heures de rêve s’étaient succédées à deux jours d’intervalle, puis plus rien pendant plus d’une année. Cette année-là, connue sous le nom d’année noire, avait vu beaucoup de villageois mourir de maladie, de dépression, d’accident ou même suite à des altercations violentes.

Mais dans l’ensemble, les heures de rêve se succédaient avec suffisamment de régularité pour bercer la vie tranquille des habitants. Et ce soir, dans moins d’une heure maintenant, la prochaine heure de rêve allait commencer. Kwa se regarda dans le miroir. Il se trouvait beau dans sa tenue immaculée de maître de cérémonie. Ce soir, il serait l’élu. Il le savait, comme le savaient tous les autres habitants. Il n’avait qu’une idée en tête, faire aussi bien sinon mieux que le précédent maître de cérémonie un tiers d’année auparavant. Cette heure de rêve avait été tellement réussie que la paix avait inondé le village depuis lors. Encore aujourd’hui, les mouvements des habitants semblaient fluides et coulés dans l’air, le temps et l’harmonie universelle.

Kwa jeta un dernier regard sur sa maison. C’était une belle maison, simple et équilibrée, parfaitement ronde, comme la couronne de branches de l’arbre.

Kwa sortit sous le soleil déclinant et se dirigea vers l’arbre qui trônait au milieu de la place sur laquelle débouchaient toutes les maisons. L’arbre était le coeur du village. Kwa s’approcha en ligne droite de l’arbre. Il ne restait presque plus de fruits sur ses branches. Il se mit dos au tronc - sans le toucher évidemment - et regarda droit devant lui. Les villageois commencèrent à sortir des maisons en face de lui. Puis il se déplaça lentement vers la gauche en faisant le tour de l’arbre. Les habitants sortaient au fur et à mesure comme une vague lente et puissante. Quand il eut fait un tour complet, Kwa s’arrêta, et tous les habitants s’allongèrent, comme les rayons d’une immense roue dont l’arbre était le moyeu, les pieds plus près de l’arbre que la tête. Tous se tenaient les mains. Il devait bien y en avoir une soixantaine.

Kwa prit une grande inspiration puis il toucha l’arbre et l’arbre le toucha. Ou plutôt l’arbre se coula en lui. L’arbre fut Kwa et Kwa fut l’arbre. Kwa mit ses deux mains sur l’écorce de l’arbre millénaire puis ses deux pieds, et l’arbre le fit monter comme une fontaine lente à son sommet. Son écorce coulait en emportant Kwa. Kwa était maintenant au sommet de l’arbre. Il tendit les bras en croix. De là où ils étaient chacun des villageois pouvait sans effort le voir.

Et l’heure sonna. Elle sonna à travers le tronc de l’arbre. Une note grave et puissante qui pénétrait chacun des habitants. Tous regardèrent Kwa et celui-ci commença à tourner sur lui-même. Lentement au début puis plus rapidement. Et de ses mains sortaient des grains de lumière qui tombaient en pluie sur les villageois. Kwa tournait de plus en plus vite et la pluie d’étoiles devenait plus lumineuse que les deux soleils réunis, Les villageois ne bougeaient plus. Tous regardaient cette pluie de lumière qui remplissait leur rêves. Tous se faisaient emporter par ce torrent de lumière.

Et puis soudainement, Kwa baissa les deux mains et la pluie de lumière tomba directement sur les feuilles de l’arbre se transformant instantanément en fruits. Et Kwa redressa les mains puis les rabaissa. La pluie de vie recouvrit tout. Et Kwa sentit enfin le rêve arriver. Il sentit la puissance de ce rêve. Il eut une bouffée d’orgueil devant la force de son rêve. Il sut que son peuple allait se rappeler pendant des générations ce rêve précis. Il sut qu’il était soudain devenu l’égal des autres grands maîtres. Mais il sut également que ce rêve l’avait épuisé et qu’il serait le dernier qu’il donnerait à son peuple.

Et cette pensée le fit trembler. Oh, d’un rien. Juste un frémissement de l’index de la main gauche. Mais le villageois qui était en face à ce moment précis sut alors qu’il serait le prochain maître de cérémonie et tous les habitants le surent au même moment. Kwa aussi. Il s’arrêta de tourner et regarda le villageois, étendu par terre, si loin, si loin, Il s’appelait Kwa évidemment, comme lui. Tous le monde s’appelait Kwa au village. Pourquoi avoir des noms quand on est tous les fruits du même arbre ? Est-ce qu’on donne un nom aux pommes qu’on mange ?

Kwa était immobile maintenant. Il regarda une dernière fois son peuple, puis il disparut lentement à l’intérieur du tronc. Il allait enfin pouvoir retrouver tous ses ancêtres et participer aux prochaines heures de rêve de l’intérieur. C’est au moment où le haut de son crâne disparut complètement dans l'arbre que le tronc se mit à résonner. Il ne s’agissait plus d’une note grave. C’était une note joyeuse qui tintait dans le crépuscule. Une belle note.

Kwa, le nouveau Kwa, se dit en se levant que Kwa, l’ancien, avait toujours été doué pour la musique et l’harmonie. Il espérait qu’il ferait aussi bien. Il épousseta son corps, nu comme tous ceux des autres villageois, attrapa d’un geste souple la robe blanche qui descendait en tourbillonnant du sommet de l’arbre. L’arbre était rempli de fruits juteux. Kwa en cueillit un puis rejoignit sa maison. La nuit serait belle et les rêves merveilleux. La vie était belle ici, se dit Kwa. Pourquoi changer ?

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