dimanche 3 mai 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle carte de vingt et un ans

Elle était blonde, je l’ai suivie. Evidemment.

En fait la couleur des cheveux ne m’intéresse ni particulièrement ni en général, mais c’était une fille et dans notre milieu il n’y en a pas tellement. C’est pas que ça me manque tellement, non, mais j’étais curieux. Notre milieu ? C’est celui des obsédés de technologie, des nerveux digitaux, des compulsifs de l’inutile numérique, des esclaves du logiciel libre… des explorateurs du seul nouveau monde qui nous reste encore inaccessible. Et non, je ne suis pas non plus un boutonneux à lunettes.

Alors, quand son avatar blond platine et siliconé est apparu sur notre petit espace privé, à moi et à mes potes, et qu’elle a annoncé cette nouvelle application universelle, je l’ai suivie. Vous auriez fait pareil à ma place, avouez-le. Une fille, une nouvelle application à tester et un nouveau monde où se retrouver entre nous ? Irrésistible hein ?

J’ai donc créé un compte sur « aujourd’hui » puisque c’est le nom de ce réseau. Un millième pseudonyme pour me cacher et me faire voir en même temps. Evidemment, comme un con, j’ai mis mon mot de passe habituel. Une application s’est installée sur mon ordinateur et ma protection prophylactique n’a rien dit. Tout avait l’air propre, beau, simple et efficace sur ce réseau. J’y ai retrouvé quelques avatars qui me disaient vaguement quelque chose mais la fille n’était pas là. J’ai exploré un peu les dessous du serveur - on ne se refait pas - mais j’ai très vite réalisé qu’il y avait comme une odeur sombre ici, une atmosphère chargée et qui engourdissait mes doigts sur mon clavier.

Certaines discussions avaient l’air intéressantes, mais elles s’étiolaient assez vite. Un drôle de réseau, me dis-je. Peut-être encore trop jeune. Je vais aller voir ailleurs et je reviendrai plus tard, lorsque la fille sera là. Je bricolai juste une petite alerte pour me prévenir de son arrivée. Puis je revins sur ma petite communauté habituelle.

Le serveur - notre beau serveur tout-puissant et ciselé avec amour - était inaccessible. Juste une page blanche, angoissante pour n’importe quel informaticien ou écrivain. Pire, aucun moyen de s’y brancher. Aucun moyen d’accéder à aucun autre site. Que des pages blanches. Même le grand moghul des moteurs de recherche affichait cette page blanche, vide, vierge de tout code. J’ai cru que ma liaison avec le monde était coupée.

Seul « Aujourd’hui » fonctionnait. J’eus peur et je refermai immédiatement la fenêtre de mon navigateur sur les mers tumultueuses d’un réseau inaccessible pour le moment.

Un virus ? Impossible d’aller vérifier sur les forums habituels avec cet ordinateur. Je l’éteignis instantanément et restai quelques instants à regarder mon reflet dans l’écran noir de mon horreur blanche. Non mais quel con ! Se faire avoir comme un bleu !

Je pris ma tablette et l’allumai. Une petite fenêtre m’indiqua qu’Elle venait d’arriver sur « Aujourd’hui ». J’ai regardé ma tablette fixement quelques secondes puis j’ai pris mon téléphone (intelligent évidemment, comme moi, en tous cas je l’ai cru jusqu’à aujourd’hui). Il affichait la même petite fenêtre. Impossible de rien faire d’autre que de tapoter dessus.

Alors je l’ai fait. J’ai apposé mon index droit sur la fenêtre et « Aujourd’hui » est apparu. Quoi d’autre ? Le réseau était là, en plein écran. Elle aussi. Je lui ai envoyé un message privé, un simple mot : « Pourquoi ? ». Elle n’a pas répondu. Je ne pouvais plus bouger. Mes yeux étaient fixés sur cette tablette. Mon téléphone était devenu comme vivant, il affichait tout seul des images d’Aujourd’hui. Je rallumai mon ordinateur. Pour voir. Juste pour voir. Mais je savais déjà ce qu’il allait afficher. Aujourd’hui. Rien qu’Aujourd’hui.

Je me levai pour prendre un verre de mon stimulant maison, concocté à partir de produits inavouables et américains avec des bulles. Mes trois écrans affichaient maintenant le même kaléidoscope d’images et d’avatars. Je reconnus le sien et le mien. Tout cela me déplaisait fortement.

Je devais savoir. J’allai au cybercafé du coin, celui qui me servait pour des manipulations un peu plus anonymes, payai pour une heure de connexion et ouvris une session. Aujourd’hui apparut en plein écran. J’étais encore en train de regarder les images défiler lorsque le gérant est venu m’attraper en m’engueulant. Il croyait que j’avais tout cassé dans sa jolie boutique miteuse. Tous ses écrans affichaient Aujourd’hui. Il me jeta dehors sans chercher à comprendre. Je ne pouvais même plus aller chez un pote, dans la vraie vie, car je risquais de l’infecter aussi.

Je rentrai et me décidai à appeler le plus doué de mes potes. Après quelques explications hasardeuses de ma part, il a accepté d’aller chercher tout ce qu’il pouvait trouver sur ce nouveau réseau. Il m’a promis de me rappeler très vite. . C’était un bon copain et il était vraiment très fort. Il saurait trouver les bonnes informations et comment me sortir de là, même si ça devait prendre du temps. J’ai pris mon verre et j’allai le porter à mes lèvres quand mon téléphone sonna. C’était lui.

Déjà lui ? J’eus un frisson. Je décrochai… pour recevoir une longue bordée d’injures. Il n’était vraiment pas content mon copain. Je n’ai pas compris grand chose sauf qu’il m’engueulait pour avoir utilisé mon téléphone infecté pour l’appeler et parce qu’il était maintenant lui aussi pris dans Aujourd’hui.

Je raccrochai, les yeux fixés dans le vide. Puis je me suis tourné lentement vers mon ordinateur. Il y avait une réponse de la fille, dans un petit rectangle noir au milieu de l’écran. Juste un mot : « Merci ». Je cliquai machinalement sur le message. Aujourd’hui est revenu. La succession des images s’est accélérée. Il y en avait de plus en plus et de plus en plus vite. Je ne reconnaissais plus rien.

J’ai éteint tous mes appareils. Je ne les ai plus rallumés depuis. Je lis des journaux. Enfin, ceux parmi les journaux qui continuent à être publiés. Il y en a de moins en moins, et plus de télévision. Plus de réseau, ni de téléphone. Je me sens coupable d’avoir aidé à propager ce phénomène qui est devenu mondial. Nous vivons tous dans un Aujourd’hui permanent dès qu’il y a un appareil électronique à proximité. Un Aujourd’hui individuel et global.

Mais aujourd’hui il fait beau. Je vais aller me promener. Peut-être rencontrerai-je une jolie brune dans la rue ? Il y a de plus en plus de monde dans la rue ces derniers temps.

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