dimanche 30 août 2015

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle suspendue

Jérôme était devant la porte. Une porte discrète, sans plaque. Une porte banale même dans ce vieux quartier de la Ville. Rien ne la différenciait des autres, sauf son numéro. Jérôme savait que cela devait être la bonne porte. Son ami lui avait confirmé l'adresse et lui-même avait vérifié plusieurs fois que c'était la bonne rue et le bon numéro. Il ne pouvait pourtant s'empêcher d'être un peu déçu. Il s'était attendu à un immeuble un peu plus cossu, ou au moins à une plaque. Mais il n'y avait rien.

Jérôme respira un grand coup. Son ami était fiable, pas le genre à faire de mauvaises blagues. C'était une occasion trop belle. Il fallait qu'il se rende compte par lui-même. Il appuya sur la sonnette anonyme et entendit un carillon harmonieux au loin, puis un déclic. La porte s'ouvrit toute seule, sans presque aucun délai. Il n'hésita pas et entra. Sa décision avait été prise depuis longtemps. L'entrée, pourtant, le rebuta presque. Il faisait sombre et les murs étaient couverts de tentures anciennes, affadies et représentant des scènes bucoliques d'un ancien temps. Jérôme referma la porte derrière lui - c'est ce que son ami lui avait dit de faire - et les lumières s'allumèrent. Des lumières tamisées qui rendaient les tentures encore plus glauques. Il haussa les épaules et se dirigea vers la porte en face de lui, baignée elle d'une lumière plus vive.

En entrant dans cette pièce, Jérôme ne vit qu'elle. Elle était assise sur un canapé de velours rouge, en face de la porte, et elle le regardait fixement. Elle était encore plus belle qu'il l'avait imaginé apres la description faite par son ami. Elle semblait sans âge mais il sut tout de suite qu'elle avait exactement le sien. Elle arborait un léger sourire, un peu moqueur, dont il tomba instantanément amoureux. Il ne pouvait détacher ses yeux de ce visage, et il serait resté longtemps comme cela si elle n'avait pas dit - soudainement ou au bout d'un temps très long, il ne le saurait jamais - quelque chose du genre "Bonjour Jérôme". Il s'ébroua comme s'il se réveillait. Elle connaissait déjà son nom ? Il n'avait pourtant dit à personne qu'il viendrait ici et même son ami ne pouvait savoir si Jérôme avait cru à son histoire fantastique. En se réveillant, il parcourut la pièce des yeux. Elle était blanche, d'un blanc un peu crémeux et désuet, sans aucune décoration. Elle n'était meublée que de ce canapé où se tenait la femme. Il y avait la porte par laquelle il était entré et juste derrière la femme, un grand rideau de velours rouge, qui pouvait cacher n'importe quoi. Il était troublé par cette mise en scène. 

Jérôme réussit quand même à articuler un "Vous connaissez mon nom ?" qui sonna un peu faux. Puis il se mordilla la lèvre. Evidemment qu'elle connaissait son nom, se dit-il, c'est normal pour une voyante. Elle sourit et lui fit un petit clin d'œil, puis tapota le canapé à côté d'elle. Une invitation claire. Pas du tout le cérémonial auquel il s'attendait. Son ami ne lui avait donné aucun détail et n'avait répondu à aucune question. Il lui avait juste dit qu'il fallait aller voir cette voyante car elle lui avait révélé des secrets extraordinaires. 

Maintenant Jérôme était assis à côté d'elle sur le canapé. Il avait recommencé à la regarder avec intensité, comme un papillon de nuit une lampe à huile. Là encore, c'est elle qui parla.

- Quel est votre poids, Jérôme ? 
- Mon poids ? dit-il en sursautant.
- Oui, votre poids. Nu évidemment, lui dit-elle avec un sourire mutin.
- Mon poids ? Euh... 80 kilos, répondit-il apres quelques secondes.
- Exactement 80 kilos ? Et nu ? Insista-t-elle. Son sourire était charmant.
- Euh... Oui. Je me suis pesé juste avant de venir, comme me l'a indiqué mon ami.
- Ah, Justin ! Je me souviens, dit-elle d'un air soudainement songeur. C'est bien si vous connaissez votre poids exact. C'est important, vous savez ?
- Euh... Non je ne savais pas, mais il m'a dit ça et j'ai pensé qu'il valait mieux me peser. Mais si c'est si important que cela, pourquoi n'avez-vous pas une balance ? demanda-t-il en essayant de reprendre le contrôle d'une conversation qui lui échappait de plus en plus.
- Une balance ? Ah, que c'est drôle ! Et elle éclata de rire. D'un beau rire cristallin qui fit trembler le rideau derrière elle.

Jérôme la regardait pendant qu'elle riait. Elle était vraiment très belle. Elle lui demanda soudain : "Que voulez-vous, Jérôme ?"

Jérôme fut surpris de la rapidité avec laquelle elle avait retrouvé son sérieux. Il en fut un peu désarçonné, mais il sortit la réplique qu'il avait préparé en venant ici : "Je voudrais vivre une grande aventure, l'Aventure avec un grand A".
- Ah, répondit-elle. L'Aventure... Oui à votre âge cela ne m'étonne pas. Surtout avec votre poids.
- Mon poids ? demande-t-il. Qu'est-ce que mon poids a à voir avec l'Aventure ?

Elle le regarda un instant et dit simplement : "Tout". Puis elle ajouta d'un ton qui ne supportait aucune contradiction : "Deshabillez-vous !" 

Jérôme avait été prévenu. Il s'y était preparé. Mais il n'avait pas anticipé la beauté de cette femme ni la profondeur de son regard. Se déshabiller devant elle ? Cela lui parut impossible. Elle continuait à le regarder avec ce sourire qu'il ne savait plus qualifier. Il resta immobile. Elle rit. D'un autre rire que le premier, mais encore plus séduisant.

- Rassurez-vous, Jérôme, lui dit-elle. Je vais sortir de la pièce, et ensuite vous vous déshabillerez. Vous poserez tous vos vêtements sur le canapé, puis vous écarterez le rideau rouge et franchirez le pont. Je vous souhaite bonne chance, Jérôme. N'oubliez surtout pas de ne rien emporter avec vous.

Jérôme la regarda se lever. Il se leva aussi, mais elle franchissait déjà la porte et disparaissait dans le noir, sans un regard en arrière. Il regarda sa place sur le canapé. On voyait encore son empreinte sur le coussin mais celle-ci s'effaçait déjà, comme si elle n'avait jamais existé. Un mouchoir blanc brodé était la seule trace visible du passage de cette mystérieuse femme. Il le prit et le rapprocha de son visage. L'odeur était envoûtante et il sut qu'il ne pourrait jamais plus se séparer de cette relique. 

Jérôme se déshabilla. Il plia soigneusement tous ses vêtements sur le canapé, y posa ses chaussures, sa chevalière et sa chaîne de naissance. Il regarda un instant le mouchoir. Allait-il le garder ? Est-ce que cela pouvait poser un problème ? Il ne savait quoi faire.

Jérôme alors se divisa en deux. Jérôme A prit le mouchoir et franchit le rideau, tandis que Jérôme B franchit le rideau complètement nu.

Jérôme A, en ouvrant le rideau, vit devant lui un pont qui montait doucement dans l'air. Il semblait aller loin vers l'infini. Un pont solide, coulé d'une pièce en une courbe harmonieuse. Un pont à la fois léger et solide, plus moderne qu'aucun pont jamais construit par l'homme. Il posa un pied sur le pont, puis un deuxième, et avança. Il marcha longtemps, longtemps. Il eut soif, faim, envie de dormir, envie de se reposer, mais il marcha. Il marche encore, il est devenu maigre, puis diaphane, puis transparent, puis léger comme l'air. Aujourd'hui ont dirait un courant d'air portant un mouchoir.

Jérôme B, en ouvrant le rideau, vit devant lui un petit pont japonais comme on en trouve dans tous les jardins exotiques. De l'autre côté se trouvait un jardin extraordinaire rempli de plantes aux couleurs vives, bordé de bâtiments étincelants. Quelques bancs au loin étaient occupés par des personnages eux aussi hauts en couleurs et des jeunes femmes plus jolies les unes que les autres. Il posa un pied sur le pont, puis un deuxième, et avança. Le pont s'écroula instantanément, réduit en poussière, comme son rêve et son Aventure. Avant de tomber dans un abîme sans fond, il eut juste le temps de se rappeler que quand il se divisait, son poids aussi se divisait. Dommage, se dit-il, je viens de rater mon Aventure.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire