dimanche 6 septembre 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle suspendue enfin

(Suite de la nouvelle de dimanche dernier)

La femme rentra dans la pièce que Jérôme venait juste de quitter. Enfin, je veux dire la pièce que les deux Jérôme venaient de quitter. Elle regarda le canapé. Ce Jérôme était un homme sérieux. Il avait laissé tous ses vêtements en tas, bien rangés sur le canapé. Certains de ses « clients » n’étaient pas aussi bien élevés. Elle eut un petit sourire satisfait et prit la pile de vêtements. Elle allait se relever quand un petit anneau roula par terre. Un simple anneau en or. Pas une alliance, non, mais un anneau de mystère, comme les jeunes d’aujourd’hui en portaient. Un de ces anneaux qu’on ne devait enlever sous aucun prétexte avant d’avoir rencontré la femme de sa vie.

Elle reposa la pile de vêtements, prit l’anneau entre le pouce et l’index et le regarda quelques secondes. Suffisamment pour avoir une vision de cet anneau dédoublé. Une vision rare. Une vision unique même. Elle resta songeuse quelque temps. Elle soupesa l’anneau. 5 grammes se dit-elle machinalement. Puis elle se décida.

Elle reprit la pile de vêtements et se dirigea vers la sortie. Elle se retourna une dernière fois sur le seuil, vérifia automatiquement que la pièce était prête, et dans le même mouvement de danse elle lança l’anneau vers le rideau rouge et sortit de la pièce sans regarder. Elle ne saurait jamais si l’anneau était passé. Mais elle sentait qu’elle devait bien ça à ce charmant jeune homme. En mémoire de Justin évidemment, qui l’avait envoyé ici et qui l’avait tellement séduite.

L’anneau vola à travers la pièce. Le temps s’était arrêté, sauf autour de l’anneau. L’anneau arriva près du rideau, puis toucha le rideau. Il se glissa le long de la bordure et se faufila de l’autre côté. Il retomba sur le pont et l’Aventure commença pour Jérôme.

L’anneau était tombé sur un pont magnifique, un pont solide et élancé, un pont blanc et cristallin à la fois. Le petit bruit qu’il fit en tintant contre le tablier du pont fit vibrer tous les autre ponts.

Jérôme A était un courant d’air, légèrement ancré autour d’un mouchoir blanc qui voletait au gré de son plaisir sur un pont sans intérêt. Le tintement de l’anneau troubla ce courant d’air qui changea de direction, et même de pont. Le courant d’air se dirigeait maintenant à toute vitesse vers l’anneau, le mouchoir entraîné à sa suite, visiblement contre son gré.

Jérôme B était en chute libre, inconscient. Il tombait depuis une éternité mais le tintement de l’anneau changea sa trajectoire. Il tombait maintenant vers le pont de cristal de plus en plus doucement.

Les deux Jérôme arrivèrent au même moment à côté de l’anneau. L’anneau se mit à vibrer et la silhouette d’un homme apparut. Mosaïque floue au début, cet homme devint parfaitement constitué en quelques instants. C’était Jérôme évidemment, mais pas le Jérôme du début. On ne traverse pas impunément tant de ponts sans être transformé. Nous l’appellerons Jérôme C pour marquer la différence. Jérôme C était nu, naturellement, mais il avait son anneau de mystère à l’auriculaire de la main droite comme il se doit, et le mouchoir dans la main gauche.

Jérôme C ouvrit les yeux. Il ne se souvenait de rien, sauf d’avoir traversé le rideau rouge, plusieurs fois même - trois peut-être ? Il regarda le mouchoir puis le renifla. Mais il ne sentait rien. Il le jeta par dessus la rambarde. L’anneau à sa main droite scintillait légèrement. Cela l’excita immédiatement. Un anneau de mystère ne scintillait que lorsque la femme qui lui était promise était proche. Mais il était seul, complètement seul. Il était face à un pont magnifique et une joie intense l'emplissait à l’idée de vivre la grande Aventure. Mais il était aussi empli de frémissements et d’impatience à l’idée de se rapprocher de l’élue de son coeur.

Jérôme C commença à marcher, jeune de son impatience, vieux de la plénitude de son amour futur.

Le pont était magnifique, mais Jérôme C regardait toujours devant. Il courait maintenant. Il courut longtemps, puis il trébucha. Un caillou ? Un faux pas ? Une dalle mal ajustée ? Il n’eut pas le temps de chercher la cause de sa chute. Il était par terre, la face contre le sol, un peu sonné. Il ouvrit les yeux.

Le sol était un parquet à l’ancienne. Il était allongé sur un tapis très doux et très coloré. Il était toujours nu et cela le gêna subitement. Il se releva et ses yeux firent un tour complet de la pièce. Il était visiblement arrivé dans un château. Un château ancien mais très riche avec des tentures aux murs, des vitraux aux fenêtres et des meubles en bois marqueté avec art. La pièce était une chambre, avec un lit entrouvert, prêt pour la nuit. La nuit ? Son lit ? Jérôme se posait beaucoup de questions mais le désir d’Aventure fut plus fort. Il repéra une pile de vêtements posés avec ostentation sur un coffre. Il s’habilla sans réfléchir. Les vêtements étaient bizarres et chamarrés mais il sut les enfiler sans même y réfléchir; comme s’il avait lacé toute sa vie des pourpoints et des chemises.

Il n’y avait pas de glace dans la chambre. Une chambre de femme pourtant, se dit-il. Il eut quand même la certitude que son habit lui allait parfaitement. Il ouvrit la porte et sortit découvrir le vaste monde, tel un prince arpentant en conquérant les allées du monde plein de promesses.

Les deux gardes à la porte lui prirent le bras et le trainèrent jusqu’aux oubliettes. Jérôme C y resta une vingtaine d’années. Puis il fut libéré à l’occasion d’une grâce royale. Une fois dehors, malingre et claudiquant, il eut à peine le temps de voir le soleil avant d’être embrigadé par le sergent recruteur d’un seigneur voisin qui l’attacha d’office à un banc de galère où il resta une vingtaine d’années. Libéré lorsque le seigneur devint roi, Jérôme C toucha terre et se fit enlever par une troupe nomade qui trouva qu’il ferait bien dans la zone « monstres » de leur cirque itinérant. Il faut dire que Jérôme C était à ce moment chauve, édenté et vérolé de partout. Jérôme C fit vingt ans le monstre dans ce cirque, jusqu’à ce que le propriétaire se fasse trucider par la femme à barbe et son amant, l’homme tronc. Jérôme C se retrouva seul au milieu d’un champ. Il était trop moche et on l’avait abandonné là.

Jérôme C traversa le champ, lentement car il ne savait presque plus marcher. Une petite rivière coulait au bord du champ. Il y avait un charmant petit pont vermoulu qui menait de l’autre côté, vers un petit village qui semblait accueillant. Jérôme C se dirigea vers le pont. Au moment où il posa le pied (gauche) dessus, plusieurs choses se produisirent. Il sentit le pont tremble. Il vit arriver une fille extraordinairement belle vers lui. Une fille sans âge qui pouvait avoir exactement le sien ou soixante ans de moins. Elle courait vers le pont et l’enjamba en un saut. Il sentit sa robe l’effleurer. Il leva la main droite. L’anneau de mystère glissa de son doigt et tomba dans la rivière. Puis son pied s’enfonça dans le pont et il y tomba lui aussi. Il s’y fracassa la tête. Mais il eut le temps de savoir, avec certitude, que cette simple rencontre était la plus belle Aventure qui soit. Il eut le temps de se demander vers quel amoureux cette femme se précipitait. Peut-être eut-il même le temps de regretter que cet amoureux ne fût pas lui.

Mais c’est une autre histoire...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire