dimanche 31 janvier 2016

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle nouvelle


"La Balance a encore bougé. D'un millième de tour en un jour." me dit le Gardien. Il a l'air encore plus soucieux qu'hier, et si l'on pouvait compter les rides sur son front et son crâne, je suis certain qu'on y verrait ce matin une nouvelle ride.

D'un millième de tour ? En un seul jour ? C'est impossible ! La Balance a toujours frémi en permanence de toute éternité, mais jamais elle ne bouge autant en si peu de temps. D'habitude, on tourne autour du millionième de tour par jour, et de manière aléatoire dans un sens ou dans un autre.

Il faut les yeux exercés d'un Gardien pour déceler le moindre mouvement. C'est d'ailleurs comme cela qu'on nomme un nouveau Gardien, lorsque le précédent n'est plus capable de discerner le mouvement de la Balance. Je suis le prochain Gardien, mais l'actuel a encore de très bons yeux et discerne facilement le dix millionième de tour. Je resterai apprenti Gardien encore de nombreuses années.

Je lui pose la question qui me brûle les lèvres : "Toujours dans le même sens ?" Je connais la réponse bien sûr, mais je dois poser cette question. Il hoche la tête lentement puis la baisse. Il n'ose plus parler. Je déglutis, mais ma gorge est sèche comme les premiers Registres. J'ai peur de briser ma voix comme j'ai peur de briser leurs pages si je les ouvre. 

La Balance a toujours été là, de mémoire d'homme. Elle trône au fond de la caverne la plus profonde de toutes, immense et impressionnante. Elle est plongée dans les ténèbres et il est interdit de l'éclairer. Même les yeux les plus perçants ne peuvent la distinguer. Seul le Gardien la discerne suffisamment pour être au bon endroit au bon moment. Car chaque matin, au moment précis où le soleil arrive au quart de sa course, un rayon de soleil pénètre par le trou sacré et vient frapper la bord de la roue de la Balance. Le Gardien a une seconde pour noter et mémoriser l'emplacement de la rencontre. C'est le seul moyen pour lui, et donc pour l'Humanité entière, de déterminer la position de la Balance. Un court instant. Il y a bien des jours où le soleil est caché et ne parvient pas à toucher la Balance, mais ils sont rares car la Balance est placée sur l'équateur de notre planète et le climat est très ensoleillé, surtout en milieu de matinée. 

Lorsque le Gardien a fini son observation, il sort de la grotte principale et revient dans son logis immémorial, une grotte adjacente où est conservée la collection des Registres depuis que l'homme a compris l'importance de la Balance et de ses mouvements de rotation. Le Gardien met à jour le Registre en cours, puis il sort au grand jour admirer le paysage. Ses yeux s'habituent à la lumière et il regarde le ciel. Celui-ci est de la couleur de la roue de la Balance. Toujours exactement la même nuance d'ocre que la Balance là où le soleil l'a touchée, évidemment. J'ai hâte de vivre ce moment magique où la vision de la couleur de la Balance se fond dans celle de la couleur du ciel. Tous les Gardiens ont essayé de raconter ce moment à leurs apprentis, mais aucun n'y est arrivé. C'est le privilège du Gardien en activité. Oui, j'ai hâte !

Ce matin, je sors en même temps que lui. Le ciel est pur et sans nuage. L'ocre du ciel est brillant ce matin. Très brillant même. Un ocre très jaune. La terre sous mes pieds est ocre jaune, le flanc de la montagne sacrée aussi, le sol de la vallée et même la rivière qui coule en contrebas. Quand j'étais petit, je crois me souvenir que la rivière était un peu plus rouge. Mais toujours dans les ocres évidemment. Notre planète est si belle, me dis-je comme chaque matin, la planète reine des ocres. Une harmonie parfaite de nuances d'ocre, d'ocres plus belles les unes que les autres. 

Chaque matin, tout ce qui pousse est coloré de l'exacte nuance d'ocre qu'indique la Balance, et n'en change plus. Les vieilles plantes et les nouvelles ne se distinguent que par leurs nuances. L'œil exercé des Gardiens peut reconnaître l'âge d'une plante à sa nuance d'ocre. Et la rivière comme le ciel changent chaque jour de nuance, car eux sont renouvelés tous les jours. Je me dis que les bébés qui naîtront aujourd'hui seront d'une ocre plus intensément jaune que ceux d'hier. Un jaune comme on n'en a jamais vu, de mémoire de Registre. Cette pensée me fait frémir. Je lève les yeux vers le Gardien. Il me fixe intensément. "Le monde change" dit-il en vrillant ses yeux dans les miens, "Prépare toi".

Je n'ai pas le temps de lui demander "à quoi ?" qu'il me tourne le dos et qu'il descend à la rivière pour ses ablutions. Il marche lentement. Je le trouve fatigué. Je décide de rentrer dans la grotte et de consulter le Registre des Registres, celui qu'on ne met à jour qu'à chaque solstice. Je veux en avoir le cœur net pour évacuer cette tension que je ressens au plus profond de moi. J'y passe la journée entière. Le Registre des Registres est à moitié plein. Il remonte à 7254 solstices. Pour chacun, sont indiqués les nuances moyennes d'ocre sur la période, ainsi que les extrêmes vers l'ocre rouge et l'ocre jaune.  

La nuit est presque tombée lorsque j'ai fini. Le monde change, indubitablement. Aucune valeur aussi extrême vers le jaune n'a jamais été observée, de mémoire de Registre. Qu'est-ce que cela veut dire ? Je veux en avoir le cœur net, il faut que j'en parle au Gardien. Il saura.

Je sors de la grotte. Le soleil se couche et les ocres flamboient partout vers le rouge. Je note quand même quelques taches d'un jaune éblouissant par-ci par-là. Elles n'y étaient pas ce matin. Certainement des arbustes qui ont poussé aujourd'hui... Le Gardien n'est pas là. Sa chambre est vide. Ce n'est pas normal. J'enfile mon manteau et m'apprête à descendre vers la rivière quand j'entends des bruits de pas remonter le chemin. Je suis rassuré et je m'assois pour l'attendre. Je prends nonchalamment un morceau de pain. La journée a été longue et je n'ai rien mangé. Je prépare dans ma tête les questions que je veux lui poser. Le Gardien n'aime pas parler. Il faut que je sois très direct et je dois réfléchir intensément. Je ne suis pas très disert non plus.

Les bruits de pas s'arrêtent non loin de moi. Je lève la tête. Ce n'est pas le Gardien. C'est un groupe de quelques personnes, avec le Chef à sa tête. Je réalise qu'il me parle. J'écoute. Il m'annonce que le Gardien est mort aujourd'hui, noyé dans la rivière. C'est un mauvais signe, comme la couleur très brillante de la rivière. Il me dit que je suis le nouveau Gardien et que je vais devoir choisir rapidement un nouvel apprenti, même si je suis encore très jeune. Dans sa voix j'entends "trop jeune" mais il n'y a qu'un seul apprenti en ce moment et c'est moi. 

Je réalise que je m'y attendais. Le "prépare toi" de ce matin me reste en mémoire. Je me lève sans dire un mot et c'est fait, je suis le nouveau Gardien. Mes yeux sont au niveau de ceux du Chef. Il me regarde et me demande "Qu'est-ce que cela veut dire ?" Je ne réponds pas. Les Gardiens parlent rarement aux autres sauf pour faire des déclarations solennelles. En ce moment, c'est pratique pour moi, car je ne sais pas quoi répondre. Je rentre dans la grotte. J'ouvre le Registre actuel et m'imprègne des nuances d'ocre qui y sont décrites depuis un mois. Elles vont toutes dans le même sens, vers le jaune, mais je me dis qu'il y a déjà eu de telles séquences dans le passé. La rotation d'hier était vraiment forte. Je la regarde encore une fois et la mémorise. Puis je vais me coucher. Je sais que la nuit gravera cette nuance dans ma tête et que dès le matin je pourrai mesurer la différence par rapport à la veille. En théorie. Je connais la théorie, en bon apprenti, mais je n'ai jamais eu à le faire encore. Le Gardien - ou plutôt mon prédécesseur - n'a pas eu le temps de me montrer la pratique. Mais j'ai confiance.

C'est le matin et je n'ai pas dormi. Je suis prêt depuis des heures pour ma première observation. Mes yeux brillent. Je suis devant la Balance bien avant que le rayon de soleil frappe la roue. Je dois fermer les yeux tellement la lumière est intense. Je n'aurais jamais imaginé une telle puissance de lumière. Mais j'ai eu le temps de noter l'endroit de la roue qui a été illuminé. Enfin, je crois. Je commence à douter, car l'écart est gigantesque avec hier. Presque deux millièmes de tour. Vers le jaune évidemment. Me serais-je trompé ? Mes yeux sont encore pleins de ce jaune éblouissant et inédit. Je cours vers le Registre pour en noter la nuance. J'ajoute un point d'interrogation pour marquer une mesure incertaine. Puis je sors.

Mes yeux dorés regardent le ciel qui puise en moi sa couleur. L'ocre coule autour de moi comme un bain de jouvence. Il me donne des forces. Les deux ocres se fondent l'un dans l'autre. Celui de la Balance et celui du ciel. Et lorsqu'ils s'équilibrent je sais que le monde a changé. Je sais que le monde va quitter l'ocre, qu'il va entrer dans une nouvelle vie. Une vie faite de jaunes et même plus encore, d'autres couleurs inconnues mais que je sens poindre.  La rivière est jaune comme le feu. Le ciel flamboie. Le monde change, oui.

Je descends à la rivière. Personne n'ose me parler mais tous me jettent des regards inquiets. Le Chef est parti tôt pour discuter avec les autres chefs. Je me dirige vers la fontaine du village. Je prends un verre sur la margelle. Un des verres qui me sont réservés, à moi le Gardien. Je le regarde et le plonge dans la fontaine. La rivière, toute proche, a des reflets que je n'ai jamais vus. Comme une nouvelle couleur qui apparaît furtivement, un jaune au-delà du jaune, un jaune plus froid. Une couleur qui va emplir notre monde, je le pressens. Une couleur qui nous éloigne à tout jamais des ocres, sauf pour les plus anciennes montagnes. Une couleur que j'espère aussi riche que les ocres qui ont bercé l'humanité depuis son enfance. 

Il faut un nom à ces nouvelles couleurs. "Verre" dis-je. J'entends un murmure tout autour de moi. Les villageois me regardent. Un petit garçon s'approche. Il tient dans sa main une jeune pousse du matin. Elle n'est plus ocre. Elle est jaune. Ultra-jaune même. "Ver" me dit-il. Je souris. Il me sourit. Je lui prends la main. J'ai trouvé mon apprenti. Un enfant qui sait déjà déceler la nouvelle couleur du monde. Je respire un grand bol d'air. Même l'air semble avoir un autre goût. Aujourd'hui est le début d'une nouvelle ère et je comprends tout d'un coup que la palette du monde vient de s'enrichir, pas de s'appauvrir. J'ai hâte de voir ce monde nouveau. 

J'ai hâte.

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