dimanche 7 février 2016

Du temps de cerveau... pour une nouvelle circonflexe

Robert était rétâmeur. Il travaillait dans les rues comme ses confrères rétameurs et autres vitriers, mais lui avait un accent circonflexe sur le a, et il y tenait beaucoup. Robert était le seul rétâmeur de la Ville, du pays et peut-être même du monde entier. Il en était très fier.

Il se baladait dans les rues avec son petit chariot. Une joli caisse roulante, bariolée de couleurs toujours changeantes, comme irisées. Les quatre roues étincelaient en tournant et souvent les enfants s’arrêtaient de jouer pour les regarder, avant que les parents ne les tirent loin de ce monsieur bizarre. Car au-desus de la caisse, une pancarte toute simple portait l’inscription « Robert - Rétâmeur ». L’accent circonflexe sur le â ressemblait à une jolie moustache, identique à celle de Robert, et le o de était en fait le visage de Robert avec cette même moustache. Un visage très réaliste, peint avec délicatesse et presque vivant. L’effet était saisissant et même un peu effrayant.

Il faut dire que Robert était très vieux et que son visage parcheminé était difficile à regarder longtemps sans détourner les yeux. Les parents n’aimaient pas le bizarre, comme s’ils croyaient que le bizarre pouvait déteindre sur leurs enfants. S’ils savaient... se disait Robert de temps en temps, en souriant sous sa moustache qui sautillait alors.

Sous la pancarte il n’y avait pas de couteaux accrochés, ni de meule posée sur la caisse, comme les vulgaires rétameurs sans accent circonflexe. Sur la caisse de Robert il n’y avait qu’un plateau et une cloche en verre, sous laquelle se trouvait une éponge. Oui, une éponge. Une belle éponge d’ailleurs, qu’on aurait dit fraîchement cueillie sous la mer. Il arrivait de temps en temps que certains clients le confondent avec ses pauvres confrères. Il leur souriait d’un air gentil qui faisait se mouvoir tous les plis de son visage. Non, il n’aiguisait pas les couteaux. N’avaient-ils pas entendu ce qu’il criait ?

Car Robert, en passant sous les fenêtres, criait toujours la même chose « Rétâmeur, Rétâmeur, Je nettoie vos âmes, Rétâmeur, Rétâmeur ». Beaucoup de gens n’entendaient pas ce qu’il disait. Ils préféraient entendre le cri banal du rétameur. Un cri beaucoup plus rassurant, plus normal, plus adapté à la vie moderne.

Robert avait peu de clients. Car il fallait tomber sur des personnes qui entendaient et comprenaient bien son message. Et c’était de plus en plus rare. Mais Robert vivait bien de son métier. Il avait peu de besoins et se remplissait du bonheur des gens dont il nettoyait l’âme. Souvent ils étaient dubitatifs au début, se demandant de quoi il s’agissait. Mais toujours, après, ils le regardait les yeux emplis de larmes et de mercis trop profonds pour être prononcés. Il va sans dire que l’âme de Robert était pure. D’abord parce qu’on ne pouvait exercer ce métier sans avoir une âme pure, et ensuite parce que Robert se nettoyait régulièrement la sienne.

Robert avait des clients réguliers qui se faisaient nettoyer tous les ans leur âme. Il les aimait bien. Il aimait par exemple particulièrement cette vieille dame qui le faisait venir tous les mois. Il n’y avait pas grand chose à nettoyer à chaque fois, et Robert se doutait bien qu’elle avait un peu le béguin pour lui, mais Robert la trouvait gentille et il se rendait chez elle de bonne grâce à chaque fois. Hier, quand il l’avait vue, elle avait même failli être entreprenante. A leurs âges ! se dit Robert. Quand même ! Car Robert était célibataire. Il n’avait jamais rencontré la femme de sa vie. Il avait bien eu quelques aventures dans sa jeunesse, toujours avec des clientes avant le nettoyage de leur âme, grâce au protocole très particulier du nettoyage d’âme, mais c’était fini depuis longtemps. Ses rides faisaient fuir toutes les femmes, même celles de son âge, et il s’était fait une raison. C’était vraiment une âme pure que Robert.

Robert aimait découvrir de nouveaux clients. Il aimait observer ce regard ironique, étonné ou sceptique au premier abord. Et il aimait par-dessus tout observer le premier regard après le nettoyage de l’âme. Un regard béat et émerveillé, souriant et pur. Bien au-delà des quelques billets qu’on lui donnait, c’était là sa vraie récompense, celle pour laquelle il avait choisi ce métier quand son père avait été trop vieux pour se déplacer dans les rues.

Il marchait dans une rue bourgeoise de la Ville ce matin-là, en criant son message habituel, quand il entendit un « S’il vous plaît » qui venait d’une fenêtre. Il s’arrêta et regarda. La maison était jolie. Un petit manoir entouré d’un jardin frais et coloré. Et la jeune fille qui était au balcon le regardait avec intensité. Elle était belle. Simplement belle. La plus belle de toutes les filles de la Ville, certainement, se dit Robert.

- Oui ? lui dit-il
- Vous nettoyez les âmes ? Elle avait une voix charmante, flûtée comme une musicienne.
- Oui mademoiselle
- Alors venez chez moi, s’il vous plaît.

C’était irrésistible. Robert n’essaya pas de résister. Il ouvrit la grille sur la rue, poussa sa caisse dans le jardin et referma la porte. Les oiseaux chantaient et un petit bruit d’eau indiquait une fontaine au loin. Il prit la cloche et le plateau qui portait l’éponge et se dirigea vers l’entrée de la maison. Elle était déjà là, l’invitant à entrer. Il monta les quelques marches et se retrouva sans savoir comment dans un petit salon meublé avec goût, à l’ancienne.

Elle lui souriait. Il posa la cloche sur un guéridon et lui expliqua le déroulement des opérations. Il le faisait toujours avant de commencer pour être certain que les personnes comprennent bien l’enjeu. Il se faisait payer d’avance aussi. Elle hocha la tête plusieurs fois pendant ses explications et lui donna les quelques billets demandés. Puis elle se déshabilla et se mit nue, debout au milieu du tapis. Elle était vraiment très belle, se dit Robert. Je fais un beau métier. Sa moustache frémit lorsqu’il souleva la cloche et prit l’éponge dans ses deux mains. Il lui avait dit qu’après l’opération, une grande partie de  la saleté de son âme se trouverait sur l’éponge et qu’il la jetterait dans la caisse roulante à son retour. C’est pourquoi il n’utilisait jamais deux fois la même éponge d’âme.

Il la regarda quelques instants. Elle lui sourit, absolument pas gênée. Il lui demanda de fermer les yeux, puis il commença. Il passa l’éponge autour d’elle, sans toucher une seule fois son corps, comme promis. Juste son âme. Cela ne prit qu’une minute, comme d’habitude. Puis il regarda son éponge. Elle était aussi pure qu’avant. Sans un grâme d’impureté. « Incroyable » murmura-t-il.

- Qu’est-ce qui est incroyable, lui demanda-t-elle, toujours droite et nue.
- Mon éponge d’âme est aussi pure qu’avant, balbutia-t-il
- Et alors ?
- C’est la première fois que ça arrive.
- Et ça veut dire quoi ? dit-elle avec un air mutin
- Je ne comprends pas. Soit cette éponge ne fonctionne pas - ce qui est impossible - soit vous aviez déjà une âme parfaitement pure.
- Une âme parfaitement pure ? Elle le regarda droit dans les yeux. Et alors ?
- Mais il n’y a pas d’âme parfaitement pure. A part moi et les autres rétâmeurs, s’il en existe.
- Ah bon ?

Leurs yeux étaient vrillés les uns dans les autres. Robert déglutit. Elle était si belle, si jeune. Et lui si vieux et si ridé... Il avait toujours rêvé - fantasmé même - de rencontrer une autre âme pure avec laquelle il vivrait une histoire d’amour unique, et pure. Et là, il rencontrait enfin une âme pure... Mais c’était trop tard. « Je suis si vieux » dit-il d’un air désolé.

Elle lui sourit. Il eut chaud au coeur.

- Moi aussi j’ai un talent, lui dit-elle. Déshabille toi.

Robert resta interloqué quelques secondes, mais il lui obéit. Une âme pure ne pouvait pas vouloir de mal, ou se moquer de lui. Il posa avec soin ses vêtements sur une bergère et se tint nu, debout sur le tapis, au même endroit où elle était quelques instants auparavant. Elle était allée pendant ce temps devant la cheminée, avait ouvert un petit écrin doré et en avait extrait une jolie boule qu’elle tenait maintenant dans ses deux mains. Elle s’approcha de lui, lui demanda de fermer les yeux et commença à tourner autour de lui, en passant la boule partout sur son corps. Partout. Absolument partout. Robert rougit.

Puis elle lui dit « Je m’appelle Julie, tu peux ouvrir les yeux ». Robert était face au grand miroir de la cheminée. Il voyait à la fois Julie et son reflet à elle. Elle était si belle et son sourire était radieux. Il ne reconnut pas le beau jeune homme à côté d’elle dans le miroir. Ce n’est qu’en baissant les yeux qu’il comprit. Il était redevenu jeune. Et beau, ma foi, se dit-il. Robert rangea son éponge de rétâmeur, Julie sa boule de rétâgeuse.

Ensuite ? Ensuite, c’est une autre histoire. Mais que croyez-vous qu’un couple de beaux jeunes gens, à l’âme et à l’âge pur, et nus par dessus tout, firent ce jour-là ? Et le jour d’après ? Et tous les jours depuis ?

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