dimanche 5 février 2017

Du temps de cerveau pour... La teurgoule

La teurgoule ?

Les normands et apparentés savent de quoi je vais parler. Mais le savent-ils vraiment ?

Dessert sucré (et c'est un euphémisme même pour une bouche sucrée comme moi) la teurgoule est à base de riz et de lait très sucré avec d'autres choses dedans, traditionnellement de la canelle mais aussi du caramel ou de la vanille ou des agrumes. On en a plein la gueule. Faut aimer !

Les légendes sont contradictoires sur son origine : créée à partir du butin arraché aux galions espagnols par les corsaires officiels puisque le riz et la canelle n'étaient pas d'origine normande au XVIIème siècle, ou proposée par un riche noble du coin aux paysans en pleine disette pour les nourrir avec un plat roboratif. De toutes façons une recette lente à cuire puisque tout ca doit devenir un gloubi-boulba joliment coloré couleur de... un peu comme... Euh, vous verrez bien. 

Même son nom est sujet à débats sans fin autour de verres de cidre normand : d'origine bretonne ou parce qu'elle tord la gueule quand on la mange trop bouillante ? Allez savoir...

Et bien, justement. Voici l'histoire vraie (aussi vraie que la réalité du monde vu par les politiciens) de la teurgoule. Une histoire secrète et fascinante que je ne vous révèle qu'au péril de ma vie. 

Or donc, en l'an de grâce 1699, en plein hiver, la Normandie était gelée. Francis était un moine plutôt jovial et particulièrement maigre surtout en pleine disette. Francis adorait patiner sur les rivières et les lacs gelés. Il s'était fabriqué des patins que tout le monde lui enviait. Il les avait négociés contre quelques absolutions et menus services que la morale réprouve aujourd'hui, mais à cette époque d'avant les Lumières. 

Parmi ses fidèles pratiques, la comtesse de La Tour était sa favorite. Ses formes étaient presque aussi voluptueuses que celles du lac qui s'étalait dans le parc du château et qui communiquait avec les douves. Francis adorait parcourir ces formes avec ses mains et ses patins, suivant le cas. Il adorait en particulier faire des pirouettes en passant sous la fenêtre de sa chambre, pirouettes un peu suggestives il faut bien le dire. 

Francis adorait patiner mais il était frileux et ne restait jamais bien longtemps dehors, même couvert de plusieurs couches de fourrures. Il s'arrêtait alors sous la fenêtre de la comtesse à côté d'une petite porte bien opportune qui lui permettait d'accéder sans et être vu aux appartements privés de son hôtesse qui l'accueillait toujours avec un bon feu dans la cheminée, du cidre et des bras ouverts. Le comte habitait de l'autre côté du château, quand il était là ce qui était rarement le cas. Le couple n'était jamais dérangé. Les serviteurs savaient d'ailleurs quand il était là puisqu'il passait devant les fenêtres des cuisines quand il patinait et que la comtesse faisait bruyamment savoir qu'elle était honorée... par sa visite. Entre eux les serviteurs disaient d'ailleurs "La Tour va gueuler" quand ils voyaient passer Francis, puis "La Tour gueule" quand quelques sons sans équivoque parcouraient les couloirs du château. Vous voyez où je veux en venir ?

La vie de Francis était bien tranquille, comme vous le voyez, mais pendant cet hiver 1699 il se produisit plusieurs événements qui vinrent troubler cette quiétude. Deux en fait. Le vieux comte fut appelé à Paris pour ses affaires pendant quelques semaines, un de ses bateaux étant revenu chargé de produits exotiques difficiles à négocier. Et il profita de ce voyage pour se faire soigner sa forte surdité, grâce à un nouveau traitement mis au point par un médecin venu des Indes. Il voulait faire une surprise à sa comtesse d'épouse. 

Francis et la comtesse profitèrent bien de ces quelques semaines. Francis, à force de patiner plusieurs fois par jour sur les douves, faisait beaucoup de progrès. La comtesse gueulait de plus en plus fort. Les serviteurs rigolaient à n'en plus finir. 

Lorsque le comte rentra, il vint déposer ses hommages aux pieds de son épouse de comtesse, mais ne lui montra aucun signe de son acuité auditive retrouvée. Il voulait la surprendre le soir-même après le dîner, en lui chantant une chanson. La comtesse avait été prévenue de son retour et avait fait signe à Francis de continuer à faire des ronds sur les douves gelées. Le comte ne restait jamais longtemps et c'était juste l'affaire de quelques minutes. 

En effet, le comte à peine reparti dans ses appartements, la Comtesse appela Francis qui se précipita dans sa chambre. Il avait pris l'habitude d'enlever ses patins sur un banc juste à côté de la petite porte et de les y laisser le temps de faire des ronds ailleurs. 

Le comte était en train de siroter un verre de rhum lorsqu'il entendit les premiers gueulements. Ils étaient étouffés et lointains mais il reconnut bien qu'il ne s'agissait pas de gueulements de déplaisir. Un peu étonné et en même temps émerveillé d'entendre pour la première fois des sons quels qu'ils soient, le comte ouvrit la porte et se dirigea vers l'origine des sons et du monde. Quand il fut juste derrière la porte de la comtesse, il comprit rapidement qu'elle était en bonne compagnie. 

Le comte était vieux et coléreux mais avec les années sa colère était devenue très froide. Il se dit qu'il serait idiot de prendre des risques et qu'il fallait enquêter un peu plus. Le lascar serait puni assez tôt. Il décida donc, subrepticement, d'aménager dans la pièce qui était à côté de la chambre de la comtesse. Une pièce abandonnée mais qui serait fort pratique pour observer le manège des amants. Du côté de la porte il pouvait voir celle de la comtesse et pareil pour la fenêtre. Il installa un jeu de miroirs pour voir sans être vu et s'installa confortablement. Tant pis pour la surprise, il avait maintenant quelque chose de plus urgent à faire. 

En deux jours, il eut tout loisir d'observer le manège et les pirouettes de Francis. Il entendit aussi ses serviteurs parler de la Tour gueule, car tous croyaient encore qu'il était presque sourd. Il eut donc le temps d'imaginer sa vengeance. 

C'est le sixième jour qu'il réussit enfin à obtenir le mélange voulu. Un mélange couleur de glace un peu sale, bouillant et d'apparence anodine, comme une boue grumeleuse. Pour cela, en secret de tous, il s'était essayé à plusieurs combinaisons à partir de ce qu'il avait rapporté de Paris, dans le chaudron de sa cheminée. Il n'avait que cela à faire entre deux passages du moine Francis qu'il avait reconnu. Et pendant ce temps son mélange s'épaississait lentement. Il avait rajouté du sucre pour que cela colle bien et parce qu'il devait le goûter de temps en temps. Autant que cela soit bon, se disait-il.  

C'est donc un matin de février que Francis arriva, comme à son habitude, vers 10 heures. Il se déchaussa et monta tranquillement par le petit escalier. Le comte attendit quelques minutes que la Tour gueule, puis il se saisit du chaudron, ouvrit sa fenêtre et en balança le contenu sur la douve gelée juste devant la petite porte. Il attendit quelques secondes que la masse bouillante fasse effet puis il sortit de sa pièce et alla frapper à la porte de la Comtesse en criant " Ma mie ! Ma mie !" Très fort comme toutes les personnes sourdes. Les gueulements s'arrêtèrent aussitôt. Il y eut quelques bruits et il entendit la porte secrète se refermer. Il fallut encore quelques minutes et force frôlements avant que la comtesse ne vienne lui ouvrir. Il la regarda. Elle était vraiment très belle et à part une légère rougeur sur les joues elle semblait parfaitement normale. 

Elle allait ouvrir la bouche pour le questionner sur sa venue inopinée quand il h eut un grand plouf au dehors. Elle réussit à garder son sang froid et ne se retourna pas mais le comte lui dit alors "Oh vous avez entendu ma mie ? On aurait dit un plouf. Peut-être un animal tombé dans les douves ?" Et il se dirigea vers le fenêtre du balcon qu'il ouvrit en grand. La comtesse frissonna de froid et de peur. Le comte avait aussi entendu le plouf ? Elle n'eut pas le temps de réaliser car le comte l'appela aussitôt. "Venez voir ma mie. C'est juste sous votre fenêtre. Il y a un trou sale et une bête s'y noit. C'est drôle on dirait presque un homme, mais ce n'est pas possible ici, n'est-ce pas ma mie ?"

La comtesse réussit quand même à s'approcher du balcon, à pas lents et comme à recul. Mais quand elle réussit à avoir le courage de regarder en bas, elle ne vit qu'une tache brune sur la glace. Aucun autre signe. 

Le comte la regardait intensément. Elle comprit alors qu'il savait tout et se jeta à ses pieds en l'implorant de lui pardonner. Mais il ne dit rien et sortit. En fermant les deux portes à clé. 

Depuis ce jour, la comtesse n'eut plus le droit de sortir de sa chambre. Trois fois par jour une servante lui apportait un saladier plein d'une décoction étrange et brunâtre et attendait qu'elle le finisse pour repartir. Au début elle n'en avait pas voulu mais le comte la battait si elle ne mangeait pas tout et de toutes façons il n'y avait que cela à manger. Le comte passa ainsi tout l'hiver à l'engraisser. Elle gueulait à chaque repas brûlant et dans tous les registres. Elle devenait folle. 

Vint la fonte des glaces. A ce moment la comtesse était devenue énorme tout en restant très belle. Les effets de la décoction étaient vraiment très étranges. Le comte trouva que la punition était suffisante car la comtesse ne passait plus que de profil à travers sa porte. Il arrêta la torture. Mais la comtesse ne le voyait pas ainsi. Elle était devenue complètement esclave de la décoction que tout le monde appelait maintenant "la Tour gueule" et ne pouvait plus s'en passer. 

Le comte flaira la bonne occasion. Il installa un atelier pour la fabrication en quantité de son invention et commença à la vendre à travers tout le pays en exhibant la comtesse comme une bête de foire bien nourrie. Sa beauté fut un superbe argument de vente. La comtesse, complètement intoxiquée et folle ne faisait que manger et dodeliner de la tête. Sans oublier de gueuler de temps en temps, mais tout le monde prenait ça pour des chansons et applaudissait. 

Évidemment le comte la répudia et choisit une autre comtesse plus présentable. Il amassa une fortune colossale grâce à la vente de la "tourgueule" et à l'importation des produits nécessaires. 

La comtesse mourut en quelques années. On ne pouvait plus la sortir de sa chambre depuis longtemps. C'est pourquoi le comte décida à son décès de la jeter par sa fenêtre dans la douve. Bien lestée de sa nourriture favorite, elle est toujours là, si l'envie vous prend de visiter ce château. A la sortie, une boutique vend toujours de nos jours des pots de Teurgoule comme on dit maintenant. La recette originale, celle qui est légère en bouche quand elle est brûlante et plus lourde que le plomb quand elle est gelée. 

Bon appétit. 

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