mercredi 4 octobre 2017

Du temps de cerveau... pour une nouvelle soirée.

"Encore une bonne journée", se dit Ôo. La nuit est tombée sur cette ville et il est assis sur un banc dans un petit parc en périphérie. Un petit parc déjà sombre à cette heure. Il ne sera pas dérangé et il va pouvoir vaquer à ses affaires en toute tranquillité, comme tous les soirs.

Ôo a l'habitude de ces nuits solitaires, dans des endroits isolés. Cela fait partie de sa vie depuis... depuis maintenant tant d'années. Il n'arrive pas à se souvenir depuis quand il voyage ainsi. Un jour dans chaque lieu possible et imaginable sur la planète. Jamais plus d'un jour, jamais moins. Au début, il croit se rappeler qu'il attendait avec impatience le jour suivant et ses défis : où allait-il se retrouver ? Face à quels types de situations, de malheurs, de personnes ? Et puis il a compris que cela n'avait pas d'importance. Quels que soient les procédés qui l'amenaient chaque jour dans un endroit différent, son travail reste le même.

Ôo pense pour la millionième fois qu'il ne s'agit pas d'un travail. Il fait ce qu'il a à faire, voilà tout. Il n'est pas rétribué par des biens matériels, mais tous les jours il a dans sa poche de quoi manger. Trop même. Il distribuele solde, chaque soir, à ceux qui lui semblent en avoir besoin, et chaque matin sa poche est de nouveau pleine. Presque toujours des montants différents, comme s'ils étaient adaptés aux endroits où il allait se trouver.

La mémoire d'Ôo est comme une brume matinale. Elle est comme floutée par les jours et les jours qu'il a passé, mais elle se dégage à certains moments et il peut alors se remémorer certains jours. Jamais les mêmes, évidemment, sauf le premier. Ce fameux premier jour dont il se souvient en permanence et qui est la source de toute son énergie vitale. Il aime à s'en souvenir, comme s'il le revivait en permanence.

Un jour, un jour... C'est vite dit, sourit Ôo, car cela n'a duré que quelques minutes. C'était un soir d'hiver et la nuit était déjà tombée. Il était assis sur un banc dans un petit parc, presque comme ce soir, et il se morfondait. Il était malheureux, en fait. Tout allait de travers et il ne savait plus comment s'en sortir. Il n'a aucun souvenir de ce qui l'avait amené ce soir-là à être aussi malheureux. Ne reste en lui que la certitude de ce malheur d'avant, encore plus triste car il n'en connait plus la ou les raisons. Ôo était donc assis et ne savait pas quoi faire.

Un homme passa devant lui dans le parc. Il marchait lentement, comme s'il était très fatigué. Usé. Pourtant, s'était dit Ôo, il doit avoir mon âge et il devrait déborder d'énergie. Comme moi, pensa-t-il... Je ne suis pas un bon exemple d'énergie et de bonheur... Cette pensée le fit sourire et l'homme s'arrêta et tourna la tête vers lui. Puis il marcha vers le banc et s'assit à côté d'Ôo sans un mot. Près de lui, Ôo se sentit envahi d'un bonheur infini, d'une énergie folle, sans aucune raison mais avec une évidence absolue. Ôo regarda l'homme. Celui-ci souriait. Puis leurs yeux se rencontrèrent et l'homme parla.

- Bonsoir
- Bonsoir, répondit Ôo
- Vous venez souvent ici, dans ce parc ?
- Euh, non, c'est la première fois, je crois. Ôo fut surpris de cette question, mais encore plus de sa réponse, comme si leur échange était naturel. Et vous ?
- Peut-être, de temps en temps, mais cela fait bien longtemps que je ne suis pas venu ici, je crois...

La voix de l'homme était chaude et résonnait profondément en Ôo. Mais elle avait des airs tristes et joyeux à la fois qui le troubla.

- Je crois... Nous avons tous les deux dit "je crois", non ? L'homme regardait Ôo dans les yeux.
- Oui, c'est vrai, dit Ôo. C'est étrange.
- Comme si nous ne savions pas si nous sommes déjà venus ici.
- Et c'est important, vous croyez ? Il fait bon ce soir.
- Oui. Il fait bon. C'est bon. C'est bien. Tout est bien. J'en suis heureux. Et vous ?

Ôo ne compris ces mots que plus tard, mais il répondit instantanément à sa question.

- Oui je suis heureux. C'est bizarre même.
- Pourquoi donc ? Ce n'est pas bizarre d'être heureux. C'est bien.
- Evidemment. Mais il y a quelques minutes j'étais l'homme le plus malheureux du monde. Et maintenant je dirais même que je suis le plus heureux de tous.
- C'est normal.
- Normal ? Comment cela ?
- Vous êtes heureux puisque vous êtes ici.
- Excusez-moi, Monsieur, mais je ne comprends pas. Ôo aurait pu chanter ces mots tellement il était heureux.
- Oui, vous êtes ici, à côté de moi.

Ôo éclata de rire. L'homme était devenu attendrissant. Un jeune clodo, sans doute, un peu benêt. Ôo regarda autour de lui. Le parc était beau et les ombres noires qui dessinaient des châteaux et des animaux fantastiques le rendaient fou amoureux de la nature, de la Vie et de tous les êtres humains. Même de son voisin, avec son air si... si indéfinissable.

- Je vous remercie, dit l'homme.
- Merci pourquoi ?
- Pour avoir été ici au bon moment. Tenez.

L'homme lui tendit une petite boite recouverte de velours rouge et qui ressemblait à un écrin dans lequel on enfermait d'habitude une bague de fiançailles avant de l'offrir à sa promise. Ôo n'hésita pas. Il prit la boîte par réflexe et s'apprêta à demander des explications. Mais l'homme s'était déjà levé sans un mot et s'éloignait d'un pas rapide. Il se tenait bien droit et semblait avoir rajeuni.

Ôo ne réussit pas à se lever, comme s'il était collé au banc et sans énergie. Il tenait toujours la boite dans sa main gauche. Il ne saura jamais combien de temps il resta dans cette position. Mais il se souvient parfaitement du moment où il ouvrit la boite pour la première fois. Depuis, cette boite, il l'a ouverte des millions de fois certainement. Et tous les jours c'est le même émerveillement.

Ôo est sur son banc. Il a arrêté ses souvenirs à ce moment précis et revient au présent. Il va ouvrir cette boite, aujourd'hui, sur cet autre banc, et il va revivre cette émotion absolue qui le saisit à chaque fois depuis cette première fois. Une émotion tellement forte qu'il faut la vivre pour la croire.

Ôo ouvre donc l'écrin. L'intérieur de la boîte est presque entièrement blanc. D'un blanc éclatant et doux à la fois, pas du tout aveuglant. Sans aucune délimitation, comme si l'écrin ouvrait sur un monde infini de blancheur. A cette vue, le coeur d'Ôo bondit de bonheur pur. Seules flottent quelques taches noires dans cet océan de blanc. Il n'y en a pas beaucoup et elles n'arrivent pas à troubler cette pureté. Mais il y en a encore trop. Depuis le premier jour où il l'a vue, la boite contient de moins en moins de noir et cela le remplit de joie à chaque ouverture. Il sait que toute sa vie, depuis ce premier jour, est consacrée à finir de remplir cette boite de blanc, à éliminer tout le noir qui pourrait subsister. Il ne sait pas combien de temps cela va durer, mais il ne pense qu'à cela.

Il a vite compris que l'homme qui lui avait donné la boite ce soir-là était comme lui, et qu'il avait dû y en avoir d'autres auparavant. Combien ? Mystère... Tout ce que Ôo sait, c'est que chaque jour le rapproche du moment où la boite sera entièrement blanche, et que ce moment est l'apex de sa vie, de la Vie même.

Ôo entame son rituel quotidien. Il installe la boite ouverte au centre de sa paume gauche et pose dessus la paume de sa main droite. Les deux mains sont incurvées et forment comme un autre écrin autour du blanc qui palpite doucement dans la boite et maintenant dans ses mains. Il se sent envahi de tous les bonheurs du monde. Il sait qu'il va rester presque toute la nuit comme cela, jusqu'au jour. Il a le temps de respirer une fois, peut-être et il revient déjà à lui. Il ouvre les mains. La boite est refermée. Il sourit et la remet dans sa poche. Il la ressortira ce soir, comme tous les soirs.

Ôo se lève. Le rocher sur lequel il est assis a une jolie couleur rouge comme on n'en trouve qu'au bord de la mer du Sud. Il ne se souvient plus où il était hier, mais cela n'a pas d'importance. Il a du travail aujourd'hui. Il s'étire devant le soleil levant. Une belle journée qui s'annonce. Ce coin semble désert mais Ôo sait que si la boite l'a conduit ici, c'est qu'on a besoin de lui ici. Alors il commence à marcher.

Ses pas le guident vers le village de pêcheurs qui est de l'autre côté de la colline. Il discerne de loin des pleurs. Il sourit. Lui, le marchand de bonheur, va remplir son office. Comme depuis la nuit des temps, lui et ses prédécesseurs, il va répandre le bonheur autour de lui et gommer tous ces îlots qui viennent enlaidir le monde. Il a le coeur empli de joie. Quoi de plus beau que de distribuer le bonheur et de redonner à la Vie sa pureté ?

Et ce soir, lorsqu'il aura trouvé un petit coin tranquille, il ouvrira la boite. Il espère voir encore moins de noir cette fois. Il sourit. Arrivera-t-il un jour à ne plus discerner de noir ? Est-ce que ce sera lui, ou un autre qui ouvrira la boite ce soir-là ? Ôo s'en fiche en fait.

Il est tellement rayonnant de bonheur que cela le protège. Et tandis qu'il descend vers le village, il voit les ruissellement de bonheur rayonner autour de lui. L'herbe qu'ils touchent semble plus vive et la lumière elle-même plus belle. Ôo sourit. Le village est quand même assez grand. Il va avoir beaucoup d'énergie à dépenser pour finir avant ce soir. Mais ce n'est pas grave, de l'énergie, il en a tellement !





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