jeudi 31 mai 2018

Du temps de cerveau pour une nouvelle rôtie

Jules s’essuie avec lenteur, avec plaisir. Il aime ce moment juste après la douche. Il se sent vivre pleinement, avec tous ses sens. Et ce soir, c’est encore plus vrai. Car ce soir, elle vient dîner et il a prévu un programme particulier. Un programme pour eux deux, rien qu’eux deux. Jules se regarde dans le miroir, il se trouve beau. Il sait qu’il est bel homme, il sait qu’il est séduisant, en plein âge mûr avec un soupçon de cheveux couleur de mercure sur sa tête d’ange. Il se sourit, il se plaît. Ce soir sera grandiose, pense-t-il. Son corps nu en frémit.

*

Jules est maintenant habillé, très simplement mais avec son bon goût habituel. Une chemise dont les deux boutons du haut sont ouverts, des manches retroussées, un pantalon léger et des mules élégantes. Rien d’autre. Il se sourit et sort de la salle de bains. L’odeur le saisit instantanément. Il tourne à droite vers le salon, comme un loup sur la trace d’un mouton. Elle est là. L’odeur. Elle vient de la cuisine ouverte. Du four exactement. Du rôti. Il adore cette odeur de viande rôtie. Les narines de Jules s’agrandissent, c’est comme une drogue. Il enfile rapidement son tablier de Chef et ouvre la porte du four. L’odeur le frappe en plein visage. 

Il en pleure presque mais ses yeux se fixent sur la couleur du rôti. Pas encore, pense-t-il. Il faut encore un petit peu de temps pour atteindre cette couleur de viande brunie, entre le brûlé et le pâle, entre le cru et le cuit. Une couleur excitante. Une symphonie de marrons qui transcende le rouge violent de la viande crue. Jules se repaît de cette vision si douce et si violente. Puis il prend une longue cuillère et arrose le rôti avec son jus. Surtout ne pas le laisser sécher. Puis il referme la porte du four et reste devant à attendre.

Le frisotement du rôti arrive progressivement à ses oreilles, une douce musique qui lui rappelle à la fois la mer, de l’autre côté de la plage, et la pluie lorsqu’elle tombe doucement pendant des heures. Il aime cette musique rôtie et en bon cuisinier il sait l’interpréter. Mais Jules s’ébroue. Il reste tant à préparer avant qu’elle arrive. Il s’active entre la cuisine et le salon, au rythme de ce frémissement qui l’enrobe. Son téléphone vibre. Un SMS. Elle sera là dans cinq minutes. Il sourit. Tout est prêt.

Une dernière vérification ? Il ouvre le four et enfonce avec délectation le thermomètre à viande dans le rôti. Depuis qu’il l’a acheté, il s’en sert le plus souvent possible. Il aime cette sensation d’intimité, de contact entre lui et le rôti. Jules a toujours été un tactile. Il ne peut pas toucher le plat avec ses mains, alors le thermomètre lui sert d’ersatz. Tout à l’heure. Tout à l’heure il la touchera directement, elle. Bientôt. Le rôti est d’ailleurs presque à la bonne température. Il trempe la sonde dans le jus et referme la porte du four avec un sourire. Il éteindra le four au moment où elle sonnera pour que le rôti soit parfait.

Jules souffle sur le thermomètre pour le refroidir et lèche le bout de la sonde métallique. Un cuisinier doit toujours goûter, c’est un principe absolu. Jules hésite. Peut-être un peu plus de sel ? Un peu moins ? Il ne sait pas. Soudain, il ne sait plus que penser. Il reste là, comme un homme frappé de stupeur. Peur, oui. Peur de ce qui va se passer. Il regarde songeur le thermomètre et le repose sur la planche à découper, à côté du couteau qu’il a spécialement aiguisé.

*

Jules bouge lentement, comme s’il était ailleurs. Toutes sortes de pensées lui viennent à l’esprit. Ses décisions qui semblaient si mûres l’instant d’avant semblent maintenant si fragiles. Il regarde la planche. A découper. Puis il entend la sonnette. Elle est là. Il sort d’un coup de sa transe. Il ôte rapidement son tablier, éteint le four et ouvre la porte d’entrée. Elle est là, devant lui. Magnifique et souriante. Cela dure comme à chaque fois une éternité, sur ce paillasson pourtant si banal. Il s’écarte pourtant et la laisse entrer. Il la regarde marcher, pris d’un désir fou de se lancer maintenant, tout de suite. Mais il se retient. Ils doivent parler d’abord, c’est important. Il doit savoir. Avant.

- Tu as préparé un rôti ?
- Oui. Ça sent bon, non ?
- Oui ! Miam !

Il aime sa voix douce. Il n’aime pas toujours ce qu’elle dit, naturellement, et même de moins en moins avec le temps, mais il aime sa voix. Dommage de ne plus l’entendre. Il soupire. Mais elle est déjà arrivée près du canapé. 

- Tu viens ? dit-elle en s’asseyant au milieu du canapé.

*

Ils s’embrassent à pleine bouche. Il adore le goût salé de ses lèvres. Elles sont toujours salées à point. Un équilibre qu’il n’atteindra jamais dans sa cuisine. Un goût qui l’enivre. Un goût qui lui manquera. Comme le goût de sa peau, dans le cou. Elle aime qu’il la morde un peu. Pas jusqu’au sang, mais un peu plus qu’un baiser. Il la mord.

Maintenant ils sont nus, blottis sur le canapé. Ils profitent l’un de l’autre, de cet instant qu’il sait être parmi les derniers avec elle. Ils parlent. Ils parlent d’eux, de ce qui fût et de ce qui aurait pu être. Un dîner d’adieux. Un dîner pour se dire tout ce qu’ils ne sont pas avoués auparavant. Il leur a toujours été plus facile de parler nus. Nous formons un étrange couple, pense Jules. Nous formions. Un silence s’établit. Elle frissonne et lui aussi. C’est le moment. Il va se lever et aller dans la cuisine, sous prétexte de sortir le rôti. Mais elle a posé une paume contre son torse. Elle le regarde dans les yeux. Il attend encore quelques secondes. Puis il sent le couteau pénétrer sa poitrine. Il le sent entrer en lui avec une puissante lenteur. Un couteau merveilleusement aiguisé. Il n’a pas réalisé qu’elle en avait apporté un dans son sac, là, sur le canapé. Et dire que le sien est toujours dans la cuisine.

Il crie. Comme une bête blessée, comme une bête qui pousse son dernier cri. Elle sourit toujours mais il doit fermer les yeux. Son cri emplit le salon, s’amplifie avec la douleur comme si son corps n’était qu’une corde vibrante. Il essaye d’attraper le manche du couteau, mais elle a attrapé ses mains. Jules s’entend gargouiller, s’étouffer.

Jules s’affaiblit. Il réussit à rouvrir les yeux. Elle est encore en face de lui. Ses yeux dans les siens. Elle sourit toujours, d’un sourire qui le transperce aussi sûrement que la lame qui le déchire. Puis elle se lève et s’éloigne de quelques pas. Il la voit en entier. Elle est de dos. Nue. La couleur laiteuse de sa peau lui a toujours plu. On n’y voit aucune marque. Une couleur et des formes qui le paralysent, à moins que cela ne soit son cœur qui lâche. Il aimerait tant la toucher.

Elle s’éloigne vers la cuisine. Il la perd de vue. Ses paupières se ferment. Son univers se rétrécit. Seul reste son odorat. Elle a dû ouvrir la porte du four car l’odeur du rôti l’assaille. Une odeur de rôti cuit à la perfection. Pourtant... Pourtant, il sent une autre odeur, une odeur parasite. Comme une odeur de sang. Comme l’odeur de son sang.

*

Julie sort le rôti du four, le pose sur la plance et en découpe une belle tranche avec le couteau de Jules. Elle sourit. Un beau couteau. Elle a toujours adoré le rôti de Jules. Dommage ! Mais il ne faut pas gâcher, alors elle déguste sa tranche de rôti, puis elle se rhabille. Elle ne jette même pas un regard vers le cadavre de Jules, là-bas sur le canapé. Avant de sortir, elle allume un feu au milieu du salon avec les journaux de Jules. Ça brûlera bien, pense-t-elle, c’est ça l’avantage des maisons en bois.

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