jeudi 28 mars 2019

Réforme du droit d'auteur : petit tour des parties prenantes

Vous avez suivi l'actualité, je suppose, surtout si vous êtes un peu plus jeunes que la moyenne d'âge des députés (européens ou autres) et que vous connaissez un peu (plus qu'eux) le numérique.

Résumé ici, sur Google Actus of course.

Cette réforme en gestation depuis longtemps était partie d'une bonne idée, y est-elle arrivée ?

Il s'agissait de faire entrer le numérique dans une législation européenne sur les droits d'auteur et les notions connexes qui datait d'avant (2001 pour la dernière loi européenne sur le sujet, alors que Facebook ne sera lancé qu'en 2004 et YouTube en 2005. Le web avait moins de 8 ans).

Soyons clairs, aucune réforme ne peut satisfaire tout le monde, tant les "parties prenantes" sont différentes. Trouver un compromis ou un "en même temps" suppose une vision de la société numérisée. En l'absence de telles visions partagées, chacun y est allé de son propre compromis. Et non, je parlerai du Brexit et de ses absurdités un autre jour ;).

Focalisons nous un peu sur les parties prenantes, par catégorie, quand on parle de contenus sur internet : (our en savoir plus, je parle souvent de l'Internet sur ce blog, voyez ici ;)

Ceux qui les produisent :

- Les auteurs patentés (qui vivent au moins en partie de leurs oeuvres ou contenus), qu'ils soient auteurs officiels grâce à toutes sortes de supports (écriture, son, image, multimédia) ou que cela soit une partie importante de leur métier comme des enseignants, des chercheurs ou des journalistes. Eux cherchent à se faire rémunérer justement (fairness) grâce notamment au droit d'auteur et aux droits "voisins" ou par des systèmes de type "copyright" qui remplacent certains droits d'auteur dans dessines importantes du monde (comme les USA). Il y a l'aspect rémunération, mais aussi le côté moral pour vérifier que son oeuvre n'est pas trahie. En plus des professionnels patentés, on a vu apparaître plus récemment des personnes qui gagnent également de l'argent (youtubeurs par exemple) grâce à d'autres canaux, comme la pub.

- Les auteurs amateurs, ou les simples utilisateurs qui ajoutent des contenus, sans incidence financière, ou négligeable, et qui souhaitent même souvent que leurs contenus soient diffusés et repris le plus largement possible. Je me mets dans ce tas-là, très hétérogène, qui est en fait le sel même de l'Internet, et donc du Web. Le problème vient du fait que ces personnes sont aussi des utilisateurs de contenus et même de temps en temps des diffuseurs directs de contenus. J'écarte le sujet de la vie privée, de la pub qui est vendue par des sociétés à partir de leurs données personnelles plus ou moins bien protégées, pour ne parler que des contenus publiés et destinés à être partagés.

- Les robots et autres intelligences artificielles qui commencent à se répandre et qui, oui, aussi, produisent des contenus, au-delà de ce qui a été prévu par leurs programmeurs. On ne parle pas de droit d'auteur pour ces "systèmes", puisqu'ils n'ont pas (encore) de personne morale ou physique, mais cela viendra bien un jour, fatalement.

Ceux qui les rendent disponibles : Il y a foule dans ce segment, où se fait l'essentiel des bénéfices et des prises de pouvoir :

- Les GAFA et autres grandes plateformes numériques qui vivent essentiellement en vendant des services directs ou de la pub à partir de leurs visiteurs. On parle ici de grandes entreprises, ou de licornes ou même d start-up qui cherchent à se fair racheter le plus vite possible par des poissons plus gros. Il y en a aussi en France et pas seulement aux USA ou en Chine. Sans parler des aspects monopole, évasion optimisation fiscale, vie privée, censure, il y a beaucoup à dire sur leurs différentes politiques de contenu. Personne ne lit plus les clauses légales et c'est bien dommage car elles sont souvent léonines ou à la limite de la légalité, dans un contexte international où les lois nationales sont très différentes. Beaucoup parmi ces compagnies veulent profiter des avantages sans subir les inconvénients (payer des droits d'auteur, chasser les pirates, assumer une responsabilité éditoriale, permettre une transparence des usages...) et jouent selon les circonstances dans plusieurs registres : hébergeur, éditeur, auteur...

- Les opérateurs techniques (réseaux et serveurs, accès physique) qui cherchent à se réfugier dans une simple rémunération des flux de données transportées ou des moyens physiques d'accès. Plusieurs acteurs cumulent ces deux premiers types, comme Google, Orange par exemple. Mais les rôles sont assez différents et tout le débat sur la Neutralité du Web est centré là-dessus. Contrôler à la fois le contenu et le contenant déforme la réalité et fausse la concurrence et les droits des autres. "Je fais passer mes contenus en priorité et plus vite, ou en fonction du montant payé par l'utilisateur ou le fournisseur. Eux, ils ne veulent surtout pas être tenus pour responsables des contenus qui circulent dans leurs tuyaux ou des usages qui en sont fait, sauf que un gouvernement leur demande de couper les robinets (comme récemment en Algérie, ou régulièrement en Chine, comme s'il pouvait devait exister plusieurs internets reliés par des filtres aseptisants).

- Les distributeurs classiques qui ont du mal à trouver leurs nouveaux modèles économiques face aux plateformes numériques mais qui y arrivent de temps en temps, selon le type de contenu distribué, souvent d'ailleurs grâce à des start-up dont le rêve est de profiter de ces marchés pour devenir des licornes. Tous les contenus ne sont pas numériques, encore.

- Les éditeurs (tous supports confondus), dont le métier est avant tout de gérer des droits d'auteurs et d'organiser une distribution par toutes sortes de canaux. Se faire évincer de son marché traditionnel par des sociétés numériques (pure players comme on dit) est leur principal cauchemar, mais tout reste possible s'ils sont assez "agiles". Eux considèrent que toute personne qui édite doit être un éditeur, respectant des règles, et que ce sont les éditeurs qui doivent contrôler le système. Ils contrôlaient très bien "leurs" auteurs auparavant et ne voient pas pourquoi cela devrait changer. Sauf que cela a changé, et même dans l'édition littéraire (fiction et non fiction) de plus en plus d'auteurs choisissent en plus l'auto-édition.

Ceux qui les utilisent :

- Les utilisateurs évidemment, lecteurs, spectateurs, joueurs et autres humains normaux. De plus en plus de ces utilisateurs deviennent des auteurs, petits au début, ou parce qu'ils contribuent de temps en temps à une oeuvre collective comme un wiki (il n'y a pas que Wikipédia). un forum de questions-réponses ou un partage de ressources éducatives, ou même et de plus en plus des informations tweetées, en l'absence de journalistes, que ces informations soient vraies ou des infox. L'utilisateur aime utiliser, par définition, ou alors il a besoin de le faire. Dans tous les cas, toutes les barrières sont perçues par lui comme des limites à sa liberté, y compris parce qu'il faut payer de plus en plus d'abonnements un peu partout le long de la chaîne pour voir des contenus. Certains utilisateurs piratent directement ou ne cherchent pas à savoir si les contenus qu'ils consultent sont légaux. Les doits de copie privée, de citation, de parodie ou d'usage éducatif sont autour d'eux dans un flou artistiquement entretenu. Rappelons quand même que sans utilisateurs tous les systèmes précédents s'écroulent.

- Les nombreuses sociétés qui utilisent ces contenus pour leurs besoins propres, que cela les aide à mieux cibler leurs acheteurs ou à créer des produits qui intègrent ces contenus (libres ou non de droits d'auteur). Il s'agit des fameux "usages commerciaux" qui se différencient donc des "usages privés". Il y a tellement de telles sociétés qu'il est difficile de savoir où gravitent les contenus produits par un auteur et s'ils sont légalement exploités.

Ceux qui les observent et règlementent :

- Les États ou les groupements d'États comme en Europe, qui règlementent. Chaque fois qu'ils fixent des règles ou qu'ils les font évoluer, les systèmes ci-dessus s'adaptent. Souvent même ils détournent ces règles pour exploiter d'autres pistes. Beaucoup reprochent aux États de trop intervenir ou pas assez, de ne rien connaître aux numériques (je préfère ici mettre au pluriel), d'avoir peur des usages du numérique contre leur propre pouvoir, voire existence ou d'être dépassés par leurs jeunes. Les lois qualifiées depuis longtemps de "liberticides" se succèdent mais à chaque fois, non seulement l'étau se resserre autour des plus faibles, mais des voies de contournement se développent. En l'absence de gouvernances supranationales efficaces, il est difficile pour eux de faire mieux, pour l'instant. Même en France, notre ministre du numérique vient de démissionner. Et encore, on n'est pas en Chine ou ailleurs...

- Les sociétés d'auteurs, qui ont un rôle trouble : censées protéger les intérêts des auteurs (par type de production, SACEM, SGDL, SCAM ou autres), surtout les faibles, en centralisant la gestion des droits d'auteur et en permettant des prestations sociales associées, ces sociétés se sont progressivement transformées en bunkers au service des très grands auteurs (puisque les plus riches ont des parts et sont donc rémunérés deux fois) et en lobbies très conservateurs. C'est normal, puisqu'elles défendent leur existence même. Dans la réforme européenne, ce sont elles les grandes gagnantes, what a wonder !

Voilà, voilà. 

Je crois que je n'ai rien oublié d'important...

Ah si : la justice ! On oublie toujours les juges et les tribunaux, nationaux ou internationaux. Il est tellement plus facile de les remplacer par des policiers ou des milices privées ou même des algorithmes bêtes comme leurs concepteurs. La justice applique le droit défini par des lois votées ou des conventions acceptées. Mais elle est indépendante, elle, des lobbies. Et elle a le droit de croiser plusieurs domaines du Droit.

Excusez-moi pour cet oubli.

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