dimanche 27 juillet 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle quatre entre quatre

Le restaurant d’Eugène ne désemplissait pas. Il y avait toujours la queue dehors, midi et soir tous les jours. Eugène ne prenait aucune réservation et il fallait patienter. Heureusement les temps d’attente n’étaient jamais très longs. Pourtant, une fois à l’intérieur les clients trouvaient toujours un restaurant calme, avec même quelques tables vides en train d’être dressées. Les clients avaient le temps de s’installer, de prendre apéritif et amuse-bouche, entrée, plat, dessert, fromage, dessert, café et digestif.

La décoration du restaurant plaisait à tous. Elle était riche et vous mettait en appétit. Chacun la trouvait à son goût. Mais ce n’était rien comparé à la cuisine. La réputation du restaurant avait crû de manière fulgurante. En à peine trois mois, rien qu’avec le bouche à oreille, Eugène était devenu le cuisinier le plus en vogue de la Capitale. Aucune carte n’était affichée à l’extérieur mais tous les clients qui en parlaient avaient presque les larmes aux yeux. Tous célébraient la richesse des goûts et des textures, l’originalité des plats et la délicatesse des goûts. Tous s’émerveillaient de la fraîcheur et de la qualité des produits et de la beauté des assiettes qui arrivaient sur leurs tables. Chacune était différente. Chacune était parfaite.

Au début évidemment, cela n’avait pas été pareil. Le jour de l’ouverture du restaurant Eugène avait montré quelques signes de nervosité. C’était un gros pari pour lui et il n’était pas certain de le gagner. Il avait mis pourtant toutes les chances de son côté. Il était particulièrement fier d’avoir obtenu, seulement la veille, l’autorisation d’ouvrir le restaurant. L’administration était toujours tâtillonne et les règlements de sécurité ou d’hygiène étaient si nombreux qu’il fallait une bonne dose d’inconscience pour rêver d’ouvrir un restaurant.

L’inspecteur avait un peu froncé les sourcils en arrivant devant la porte. Il avait trouvé étrange l’absence de carte visible de l’extérieur, pourtant obligatoire (un point négatif), l’impossibilité de voir l’intérieur du restaurant du trottoir (un autre point négatif) et la mitoyenneté avec un grand garage désaffecté qui sentait encore un peu l’essence (encore un autre point négatif). Mais dès qu’il avait franchi le double rideau rouge qui marquait un peu pompeusement l'entrée, il avait été séduit par le décor qui correspondait en tous points à ce qu’il attendait d’un restaurant : un décor très épuré, presque zen, avec des tables bien espacées, une douce musique d’ambiance et des serveuses impeccablement habillées de robes agréables et chatoyantes, ni trop courtes ni trop longues. La carte qu’il put examiner comprenait des plats très bien décrits et qui mettaient l’eau à la bouche. L’inspecteur fit ce jour là un repas mémorable. Sa visite des cuisines l’enthousiasma par leur propreté et leur efficacité. En plus les serveuses et les aides cuisiniers étaient très gentils et Eugène lui-même adorable. Le rapport de l’inspecteur fut positif et le précieux certificat de conformité fut délivré à Eugène. Il comportait même une mention qui dispensait Eugène d’afficher sa carte à l’extérieur, compte tenu du caractère exceptionnel de son restaurant.

Le premier jour donc, Eugène avait attendu ses premiers clients à midi pile. Eugène savait que cela pouvait mettre du temps à démarrer. Il n’avait fait aucune publicité et l'emplacement n’était pas situé dans une rue particulièrement fréquentée. Mais ce jour là il avait quatre clients qui attendaient à midi : deux voisins et l’inspecteur de la veille accompagné d’un homme bedonnant. A la fin du déjeuner il avait servi douze couverts et à la fin de la première journée quarante quatre. Après la première semaine, il dépassait déjà les deux cents couverts par repas. Beaucoup de clients revenaient avec des amis ou des voisins. L’inspecteur connaissait beaucoup de monde et venait régulièrement. Il prenait toujours des plats différents et les aimait tous.

Eugène ne discutait jamais avec les clients et les serveuses éludaient les questions. Les convives étaient par contre toujours très bavards et l’atmosphère était très chaleureuse dans le restaurant. On aurait même eu l’impression que les gens devenaient les meilleurs amis du monde pendant leur repas. Etrangement, quand ils sortaient du restaurant, ils ne se parlaient plus, chacun perdu dans les souvenirs de son repas. Le restaurant devenait ainsi la coqueluche du quartier, puis de la Capitale puis du reste du monde. Beaucoup d’articles étaient publiés, dans toutes les langues et chacun y célébrait la qualité du décor et de la cuisine, décrivant à coups de superlatifs la nécessité de venir manger ici. Pourtant, pour préserver la surprise, tous ces articles restaient muets sur le décor et sur les plats. Même les critiques gastronomiques les plus renommés, ou les plus cruels, encensaient le restaurant d’Eugène tout en réussissant le tour de force de ne jamais décrire sa carte ni son décor.

Et le restaurant ne désemplissait donc pas. Personne ne se souciait de compter combien de couverts étaient servis par jour, tous étaient fascinés par le lieu. Chaque fois qu’Eugène sortait dans la rue pour promener sa petite chienne, tout le quartier le saluait. En quelques mois Eugène avait en effet réussi à transformer le quartier qui était devenu branché. Tout le monde le saluait, sauf Madame Eugénie. Madame Eugénie était la SDF de la rue et elle était là depuis si longtemps que personne ne la remarquait plus. Lui donner une petite pièce ou un croissant était devenu un réflexe pour certains, détourner les yeux également pour quantité d’autres. Madame Eugénie n’était jamais allée au restaurant et n’en avait pas du tout envie. Elle et son bâtard de chien étaient beaucoup plus heureux dans la rue.

Enfin c’était ce que pensait Madame Eugénie, car son chien avait tout de suite été très intéressé par la chienne d’Eugène. Un vrai coup de foudre canin. Et les quelques reniflements qu’ils avaient pu échanger en étirant leurs laisses quelques secondes malgré leurs maîtres avaient rapidement confirmé aux deux canidés qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Le chien de Madame Eugénie se languissait de la petite chienne d’Eugène et il se décida : il devait entraîner sa maîtresse dans le restaurant d’Eugène pour rencontrer son amoureuse. Les chiens n’avaient en général pas le droit d’entrer dans les restaurants, mais comme la petite chienne d’Eugène y habitait, il devait bien y avoir un petit coin pour lui, et avec un peu de chance juste à côté de son amoureuse ! Les raisonnement des chiens sont ce qu’ils sont mais sont-ils plus tortueux que les raisonnements des humains ?

- C’est comme cela que tout s’est déroulé, votre Honneur. Moi, inspecteur certifié pour l’agrément des restaurants, officier public, je dînai dans le restaurant d’Eugène ce soir-là. J’essaye d’y aller une fois par semaine au moins, compte tenu de mes finances, depuis la première fois où j’y suis venu la veille de son ouverture. C’est tellement bon... Ah, vous connaissez aussi ?… Oui, le décor est si beau et la nourriture si bonne ! Donc je dînai, seul, et juste au moment où une serveuse me demandait ce que je souhaitais comme dessert, après avoir mangé une entrée et un plat somptueux à base de… je ne sais plus très bien mais c’était excellent dans un style… exotique je crois à moins que cela ne soit français… Enfin cela n’a aucune importance. C’était excellent et les couleurs de mon plat s’harmonisaient encore une fois parfaitement avec la couleur de la nappe. La serveuse me tendait donc la carte et j’ai vu entrer cette dame avec son chien. Elle était habillée comme une princesse et elle se dirigea vers la table libre à côté de moi. Je la saluai d’un regard poli mais elle ne regardait que son chien, un très beau labrador pure race. Le chien, lui, regardait fixement la petite statue à l’entrée. Tous les habitués du restaurant connaissaient cette statue d’un petit chien, la première chose que nous voyions en arrivant dans le restaurant. Le gros chien gronda et tira sur la laisse. C’est à ce moment précis que la catastrophe est arrivée, votre Honneur. La dame a laissé filer la laisse et le gros chien s’est précipité sur la statue, l’a bousculée. Elle est tombée et s’est brisée en mille morceaux, avant même qu’Eugène puisse amorcer un mouvement. Et tout a changé, instantanément. Je n’étais plus dans le restaurant mais dans une sorte de hangar désaffecté, en fait le vieux garage d’à côté nous a-t-on dit, assis sur un banc comme des centaines d’autres personnes devant une table à tréteaux branlante. Ma voisine avait changé d’habits et était habillée en SDF, plus en princesse. La serveuse debout à côté de moi était une sorte de machine avec des bras articulés. Elle portait quatre bacs et utilisait un autre de ses bras pour servir d’autres clients. Je baissai les yeux vers mon assiette qui était en fait une écuelle à trois bacs. Il y avait là des carottes (pour l’entrée je présume) des crevettes (pour le plat) des oranges (pour le dessert) et un gobelet plein d’une boisson orangée indéfinissable. Tout le monde leva les yeux en même temps et se mit à crier. Où étions-nous ? Qu’était devenu le restaurant ?… Comme vous le savez, votre Honneur, il y eut plusieurs blessés quand les gens essayèrent de sortir de ce lieu infâme. La plupart des robots serveurs furent renversés et cassés. On me dit qu’aucun d’eux n’est encore en était de marche. Voici ce que je sais, votre Honneur. Je ne comprends pas. Et vous ? Savez-vous où est Eugène ?... Malgré tout, sa cuisine était si délicieuse (soupirs, partagés par le juge et l’assistance…)

Le procès dura plusieurs semaines, tant il y avait de témoins. C’était l’affaire de l’année. Tout le monde voulait en parler, même si le principal « témoin », Eugène, manquait à l’appel. Le chien de Madame Eugénie devint un héros, mais Madame Eugénie elle-même n’avait pas voulu témoigner. Elle voulait retrouver la quiétude de son coin de rue. Depuis Madame Eugénie s’est séparée de son chien, parti à Hollywood pour faire un film sur sa vie. Elle ne retournerait plus jamais dans un restaurant, c’est certain. Elle n’avait même pas réussi à y manger la seule fois où elle y était entrée et en plus elle n’aimait pas la couleur orange.

Comment son chien avait-il pu l’attirer dans un restaurant qui s’appelait « L’Ora(n)ge » ?

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