dimanche 7 septembre 2014

Du temps de cerveau pour… une nouvelle gare à l’an neuf

C’était le jour de la grande Braderie et Jules avait réussi à se trouver un petit coin à l’ombre, pas loin du grand Café pour installer son tapis sur le trottoir. C’était plutôt un drap blanc qu’un tapis d'ailleurs, mais il était tout propre, d’une blancheur éclatante et les objets ressortiraient très bien dessus.

Jules était accroupi sur un coussin rouge brodé d’or, un vrai paradoxe quand on regardait Jules en face. Jules avait tous les attributs d'un clodo banal. Ce qui le différenciait des autres était qu’il avait l’air très propre et qu’il ne sentait pas mauvais. Evidemment il y avait le coussin brodé et le drap blanc immaculé. Et tous les passants lui jetaient un regard. Jules était vieux et ça se voyait de loin, mais il avait un sourire charmant et des yeux qui pétillaient en permanence

Son stand était tellement différent des autres ! Et tous voyaient le paradoxe entre le stand et son propriétaire. Jules le savait. Il avait choisi ses habits très soigneusement ce matin pour provoquer chez les acheteurs ce premier regard intéressé. Ensuite, de par sa longue expérience, il savait que les passants regarderaient le tapis et ce qu’il avait à vendre. Cette petite mise en scène avait pour unique but d’amener les passants à se pencher pour mieux voir ce qu’il avait disposé sur son tapis, de leur donner envie d’acheter, car cela ne coûtait pas cher et cela ressemblait à une sorte d’aumône. Pour compléter le tout, Jules avait à côté de lui un vieux sac en plastic informe.

Au début, les stands voisins avaient regardé Jules d’un mauvais oeil évidemment, car cela risquait de leur nuire. Mais après tout la grande Braderie était ouverte à tous et Jules avait autant le droit d’y être que les riches brocanteurs de la Ville. Et puis, ça s’était calmé, plus personne n’avait pensé à Jules car les premiers acheteurs étaient arrivés et chacun s’était affairé autour de son stand. Jules n’avait pas tiqué. Il n’avait rien dit à personne. Il donnait juste une petite carte à chacun. Il n’y avait pas de panneau. Rien. Juste la pile de cartes et les objets sur le tapis. Tout le monde en avait conclu que Jules était muet.

Sur la carte, peu de choses :
Jules
Tapis blanc près du grand Café

Choisissez une perle de bonheur
Donnez ce que vous voulez
Si vous souhaitez la garder
Donnez ce que vous pouvez
Sinon rendez la perle

La journée avait bien commencé. Jules était là depuis une dizaine de minutes quand le petit garçon du voisin se dirigea vers son tapis. Il savait déjà lire, mais à peine plus. Il regarda Jules avec un grand sourire, prit une carte et la déchiffra lentement. Puis il regarda le tapis. Il était constellé de billes de couleur. Le petit garçon ne savait pas vraiment compter mais il y en avait beaucoup plus que ses doigts. il regarda les « perles de couleur » et son regard se vrilla sur l’une d’elles, une bleu-mauve avec des reflets argentés. il tendit la main pour l’attraper, mais il ne put la toucher. Il y avait comme une sorte de bulle tiède autour. il se souvint alors qu’il fallait donner quelque chose pour voir la perle et se mit à fouiller ses poches. Il réfléchit intensément quelques instants et tendit à Jules un joli bouton de culotte. Jules prit le bouton, le mit dans son sac et lui tendit la perle avec un grand sourire.

Le petit garçon regarda la perle qui était dans sa main. On aurait dit que rien d’autre n’existait. Il semblait fasciné. Il voulut s’éloigner pour aller montrer la perle à son père, mais ses pieds refusaient de bouger. Alors il regarda Jules. Jules lui montra la carte et le petit garçon sut qu’il devait rendre la perle ou donner tout ce qu’il pouvait. Jules lui sourit mais tendit la main pour récupérer soit la perle soit son paiement. Le petit garçon n’hésita pas longtemps. Il vida toutes ses poches dans la main de Jules. Il y avait là des trésors accumulés pendant toutes les vacances, son élastique préféré, trois paires d’ailes de mouche et un caillou magique. Jules le regarda faire puis referma sa main et l’éloigna du petit garçon. Il avait dit merci avec les yeux et le petit garçon lui dit merci avec tout son être. En quelques secondes il était de retour auprès de son père pour lui faire admirer sa nouvelle découverte. Le père lui jeta à peine un regard. Il ne voyait qu’une bille colorée, même pas jolie et se désintéressa de son fils. Celui-ci alla voir ses copains pour leur montrer. Il savait que eux apprécieraient à sa juste valeur cette perle.

Jules sourit. Il avait eu son premier client de la journée et tout se passait comme prévu.

Au bout de quelques minutes, une bande de gamins arriva devant le stand de Jules. Son premier client les avait visiblement rancardés. Tous s’attroupèrent devant le tapis et gloussèrent de plaisir. Chacun choisit sa perle et la même scène recommença. Lorsque la petite troupe de moineaux se fût envolée, chacun avec sa perle, Jules avait un sac un peu plus rempli. Il avait donné plusieurs cartes à chaque enfant et ceux-ci les distribuaient sur la Place tout en jouant avec leur perle. Les gamins avaient l’air si heureux que tous les badauds leur souriaient.

Le stand de Jules attira ainsi son premier client adulte une vingtaine de minutes après son arrivée. La même scène se reproduit, sauf que le passant avait donné une pièce pour toucher sa perle, puis avait laissé tout ce qu’il portait sur lui à Jules, avec son portefeuille bien rempli. Jules l’avait remercié avec les yeux et l’homme était reparti les yeux et le coeur pleins de joie et de bonheur. Dix minutes après, l’homme avait rameuté ses copains. Personne n’avait voulu croire qu’il avait donné son argent pour une petite bille grise et sans intérêt. Mais l’éclat de joie qui brillait dans les yeux de l’homme avait décidé ses copains à venir voir de quoi il s’agissait. Cinq minutes après, tous repartaient avec leur perle. Jules était riche de plusieurs portefeuilles, des clés et des papiers de deux voitures et de quatre montres. Jules avait donné des cartes à chacun mais la petite pile de cartes n’avait pas l’air de diminuer. Pareil pour les perles sur le tapis. On aurait même dit qu’il y en avait de plus en plus.

Le client suivant fut un policier. Quelqu’un lui avait donné la carte et raconté son histoire. Le policier avait trouvé ça louche et sentait une possible arnaque. Il se dirigea donc vers le tapis de Jules avec un air maussade pour examiner ce que ce gaillard-là trafiquait, non mais ! Jules lui tendit une carte avec son sourire habituel et le policier lui demanda tout de suite ses papiers. Jules sortit de sa poche un vieux permis de conduire illisible. Le policier le regarda d’un air méchant. Jules ne répondit à aucune de ses questions et le policier ne put décider si Jules était muet ou s’il jouait la comédie. Il voulut lui dire de se lever et de l’accompagner au poste quand son regard fut attiré par l’une des perles. Ensuite il ne la quitta plus des yeux et se baissa pour l’attraper. Sa main ne pouvait la toucher, comme tous les clients avant lui. Lorsque Jules lui tendit la main, il répondit qu’il voulait juste la voir et qu’il ne voulait rien donner. Jules retira sa main et le policier prit la perle. Il ne comprenait pas ce que cette perle lui faisait, mais il sentit que c’était un cadeau inestimable. Evidemment il voulait la garder, mais à ce moment précis un coup de sifflet retentit de l’autre côté de la Place. Le policier se releva d’un bond, son sens du devoir en éveil et ses muscles prêts à bondir. Mais ses pieds ne ovulèrent pas bouger. Le policier eut l’air surpris. Il voulait garder la bille mais des années d’entrainement l’avaient conditionné à réagir instantanément à de tels coups de sifflet. Il lança la bille à Jules sans réfléchir puis se mit à courir vers le sifflet. Jules le regarda quelques instants, puis il écrasa la bille dans sa main.

A part ce client-là, Jules n’eut que des acheteurs toute la journée. Bientôt, avec le bouche-à-oreille, presque tous les passants s’attroupaient autour de son stand. Ceux qui avaient déjà acheté une perle rameutaient leurs connaissances. Et Jules distribuait toujours autant de cartes, avait toujours autant de perles sur son tapis toujours immaculé, et remplissait son sac en plastic qui avait toujours l’air à moitié vide. Il avait amassé une fortune.

Tous ceux qui avaient une perle étaient souriants. Une fois passée le temps de la découverte, ils avaient mis la perle dans leur poche et la sortaient de temps en temps. Certains faisaient la tête. Ils n’avaient pas voulu aller voir Jules pour plein de raisons différentes et ils trouvaient tout cela absurde. Les plus mécontents étaient les brocanteurs quei avaient de moins en moins d’acheteurs, puisque la plupart de ceux qui venaient les voir avaient beau perte souriants et adorer leurs objets, ils n’avaient pas d’argent pour les acheter. Certains s’étaient mis au troc, mais cela ne marchait pas bien fort.

Le soir arriva, et tous commencèrent à remballer leurs stands. Lorsque le policier revint sur la Place, elle était déjà à moitié vide. Il avait été très occupé toute la journée et n’avait pu se dégager. Mais maintenant son service était fini et il voulait revoir cette perle qui l’avait tellement impressionné le matin. D’autant plus que presque la moitié de la Ville avait une perle à cette heure ! Quand il arriva à côté du grand Café, Jules était en train de remballer. Il avait déjà mis son coussin dans son sac en plastique toujours à moitié vide. Il était en train de replier son tapis par les quatre coins pour en faire un ballot. Mais Jules était physionomiste. Il reconnut le policier. Le seul de la journée à ne pas avoir craqué pour sa perle. Jules lui tendit une carte. Le policier la lut, sous le coup de la surprise. Quand il leva les yeux, Jules était parti. Il ne restait aucune trace de lui, sauf cette carte sur laquelle était écrit le texte suivant :

Jules

Sans perle de bonheur
Le bonheur est possible
Mais si vous ne donnez pas 
Tout ce que vous pouvez
Il restera inaccessible

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