C’était le grand jour pour Kevin. Ou plutôt la grande nuit. Il la préparait depuis presque un an, depuis qu’il avait réalisé le potentiel de cette nuit en particulier.
Il avait commencé par conduire des recherches approfondies sur cette nuit et sur la manière dont certains avaient exploité ou non la faille qu’il avait découverte. Rien. Il n’avait rien trouvé de concluant. Il devait être le premier à y avoir pensé. Cela l’avait conforté dans son grand projet ! Il avait ensuite travaillé dur pour accumuler un capital de départ, qu’il avait réussi à faire fructifier un peu. Un mois avant la date fatidique il avait emprunté une grosse somme d’argent pour lui, histoire de s’acheter la tenue nécessaire pour son exploit et d’étoffer son capital de départ.
Ce samedi soir là, il était fin prêt et radieux comme un prince dans son smoking sur mesure. Il savait qu’une telle tenue lui ouvrirait grandes les portes de n’importe quel casino et il avait choisi le plus beau, à Monte-Carlo. Quand il arriva vers minuit - car qui arriverait plus tôt ? - le personnel lui fit des saluts appuyés et il se dirigea d’un pas nonchalant vers la salle réservée aux plus hauts enjeux. Il était venu discrètement repérer les lieux deux fois avant ce samedi, histoire de prendre ses marques et d’avoir l’air d’un joueur expérimenté.
La salle était calme mais seulement en apparence. On sentait la tension des joueurs. Pas de machines à sous ici. Elles étaient réservées aux salles du bas et les rideaux de velours empêchaient tout bruit parasite de venir troubler la concentration des joueurs, l’élite de l’élite. Kevin se dirigea vers le bar et se commanda un cocktail simple et peu alcoolisé. Il devait rester concentré pendant plusieurs heures et ce n’était pas le moment de perdre la tête. Au centre de la salle était une grande roulette, très belle et très ancienne, même si son mécanisme devait être parfaitement neuf. Il était changé tous les jours pour éviter les martingales simplissimes des idiots qui y croyaient. La sienne était bien plus élaborée !
Il semblait y avoir plus de joueurs et plus de personnel que les autres fois et cela parut normal à Kevin : c’était effectivement une nuit pas comme les autres et tout le monde le savait. Où passer une meilleure nuit que dans un casino, quand on était joueur et qu’il s’agissait de la plus longue nuit de l’année, celle du retour à l’heure d’hiver ?
Kevin s’installa à une table mineure de 21 juste à côté de la roulette principale. Il avait décidé de jouer sans s’occuper de perdre ou de gagner. Il misait le plus petit possible à cette table, enfin le plus petit possible toléré dans cette salle de luxe. Vers 1h45 du matin, il se leva et commanda un autre cocktail, un peu plue alcoolisé. Cela allait bientôt commencer ! Il avait beaucoup perdu déjà, mais cela restait dans la limite de ses prévisions, seulement un quart de son capital. Il se félicita de ses bonnes prévisions et se souhaita bonne chance, puis il se rassit à sa place. Il sortit son carnet et se mit à soigneusement noter les numéros qui sortaient à la roulette, avec l’heure exacte à la seconde près du lancer du « Rien ne va plus » par le croupier. Comme il avait pris des notes toute la soirée à propos du 21, personne ne s’étonna de ce comportement. Même le personnel le jugeait inoffensif. Encore un de ces joueurs qui se croyaient au grand soir de leur vie !
A 2h53 du matin exactement, il referma son carnet et se dirigea vers le bar où il demanda un verre d’eau gazeuse, puis il revint s’asseoir. Mais cette fois, malgré la chaise vide qui l’attendait à la table du 21, il se dirigea vers la roulette. Aucune place n’était disponible. C’était l’heure de pointe au casino, surtout à cette heure. Kevin se tourna vers l’un des membres du personnel qui surveillait la salle et demanda discrètement s’il pouvait avoir une place à la roulette. L’homme hocha rapidement la tête et le pria de le suivre. Il se dirigea vers un joueur assis en luis faisant un signe de la main droite. Celui-ci se leva juste au moment où Kevin s’approchait de lui et il put s’asseoir tranquillement. C’était juste en face du croupier, visiblement la place d’honneur réservée en permanence pour les invités de marque. Kevin se sourit à lui-même. Pour le moment tout allait bien.
Le croupier le salua et lui expliqua que la mise minimum était de 500 euros. Kevin opina. A ce moment l’horloge commença à sonner. Kevin écouta le premier coup. Puis le deuxième et il ferma les yeux une seconde. Il n’y eut pas de troisième coup. Le deuxième était devenu le second. L’horloger du casino connaissait son métier. A trois heures, il était de nouveau deux heures. Kevin rouvrit les yeux au moment où le croupier lançait la boule. Il sortit tranquillement son carnet et regarda sa montre - suisse évidemment. Elle aussi était revenue à deux heures. Il misa un petit jeton au hasard, en choisissant exprès de ne pas miser sur le 21 qui était le premier sur sa liste après deux heures. Il attendit tranquillement en sirota,t son eau gazeuse. Le « Rien ne va plus » du croupier correspondait à la seconde près. Et le 21 sortit évidemment.
Kevin sourit : son carnet comptait vingt numéros. Le deuxième était le 12. Il misa 10 gros jetons sur le 12 et attendit. Le croupier sourient toujours. Le 12 sortit - évidemment - à la seconde précise où il l’attendait. Quelques murmures parcoururent la table. Une petite vague de chaleur. Qu’ils attendent de voir, se dit Kevin.
Kevin gagna le troisième lancer, puis le quatrième. A ce moment il disposait d’une pile impressionnante de jetons. Au moment du cinquième lancer, plusieurs personnes - visiblement des huiles du casino, se rapprochèrent de la roulette. Kevin était à ce moment devenu l’attraction de la roulette. Discrètement l’un d’eux fit un signe au croupier qui se retira avec un signe de tête en disant « changement de croupier ». Kevin sourit. Il s’y attendait.Il glissa quelques jetons au croupier et attendit. Il décida de perdre et misa donc sur le 16 au lieu du 17. Nombreux étaient ceux qui poussèrent un soupir quand il perdit ce coup. Le 17 était sorti. Il imaginait les contenus des chuchotements : il n’est pas passé loin ce coup-ci ; le casino a changé le croupier pour le déstabiliser ; le nouveau croupier a dû tricher pour l’empêcher de ganter trop…
Au coup suivant, Kevin sourit au croupier et mit tout son tas sur le 7. Un silence de plomb tomba sur la table, comme une bulle de coton dans laquelle la boule tournait et tournait sans jamais vouloir s’arrêter. Le croupier regarda Kevin dans les yeux, dit « Rien ne va plus » à la seconde prévue, puis eut une légère contraction du côté gauche. Kevin se dit qu’il devait avoir appuyé sur la pédale pour contrôler la boule. Kevin ne le quitta pas des yeux. Le croupier haussa légèrement les sourcils puis eut la même contraction, un peu plus forte cette fois. Il détourna le regard vers la droite de Kevin, un peu plus haut. Vers son patron visiblement. Il eut un léger tressaillement des épaules et la boule s’arrêta sur le numéro 7. Evidemment.
Il y eut des cris autour de la table. Kevin venait à vue de nez de remporter au moins 10 millions d’euros. Mais Kevin regardait le croupier. Celui-ci suait à grosses gouttes maintenant. Mais il eut le courage de dire « 7 rouge impair et manque »… Le directeur du casino, car c’était lui qui était derrière Kevin, dit alors « La table est fermée, Merci mesdames et messieurs ». Kevin se leva nonchalamment et glissa quelques jetons au croupier, qui ne les prit pas, mais qui lui tendit en échange un simple petit papier.
Kevin traversa la grande salle de luxe comme dans un rêve et se dirigea vers la caisse. Le directeur le suivait comme son ombre. Kevin échangea son papier contre un chèque que contresigna le directeur. Huit chiffres ! Kevin n’avait jamais vu un tel montant. Juste avant de sortir, le directeur lui demanda comment il avait fait. Kevin eut un regard vers la pendule et lui sourit simplement. Le directeur le regarda quelques instants et lui dit « Bien sûr, Monsieur, vous savez qu’à partir de maintenant vous êtes interdit de casino partout en Europe pendant une année. Au plaisir de ne pas vous revoir, Monsieur ». Kevin eut un grand sourire, un vrai sourire de gamin, puis il sortit. Juste au moment de franchir la porte du casino, une pendule sonna trois heures. La vie ouvrait ses portes à Kevin. « Voici une heure bien employée, se dit-il en descendant les marches, et maintenant direction Las Vegas puisque le changement d’heure là-bas est décalé d’une semaine »...
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