Le Professeur Williamson, Albert pour les intimes c’est à dire à peu près une seule personne, regarda avec satisfaction sa machine à voyager dans le temps. Elle trônait au beau milieu du garage de sa maison. Cette affaire était trop sérieuse pour l’Université. De plus, au cas improbable où ça ne fonctionnerait pas, il ne serait pas la risée de ses collègues. Il serait toujours temps de la faire apporter dans son laboratoire officiel, après les premiers essais.
Et justement, le premier essai était pour ce soir. La machine avait l’air un peu bricolée car il n’avait pas eu de temps pour les finitions. Elle consistait essentiellement en un plateau rond d’à peu près un mètre de diamètre et d’un gros cube avec plein de boutons et de voyants à côté. Albert détacha sa montre, vérifia qu’elle était accordée à la seconde près avec l’horloge murale et la posa délicatement au centre du plateau. Puis il régla la machine sur trois minutes dans le passé, prit une grande inspiration avant d'appuyer sur le bouton rouge commodément placé sur le coin de la machine le plus près du plateau. Cette petite astuce, ainsi que le déclencheur à retardement (5 secondes) lui permettrait ultérieurement de tenter de se déplacer lui-même dans le passé sans aucune assistance.
Il y eut un grand flash blanc et la montre ne disparut pas. Le professeur eut l’air surpris et très déçu. Quelque chose n’avait pas marché. Le délai de cinq secondes ne s’était pas écoulé et en fait il n’avait même pas eu le temps d’appuyer sur le bouton. Il se pencha pour ramasser la montre et put constater qu’elle avançait maintenant de trois minutes. Alors le professeur leva les sourcils très haut sur son grand front, puis plissa avec énergie ce dernier et se mit à réfléchir. Mais oui, c’était ça ! La montre était sur le plateau parce qu’il l’avait en fait envoyée seulement trois minutes plus tard. Cela voulait-il dire que sa machine marchait ? Il voulut en avoir le coeur net et rerégla la montre sur l’horloge, en la retardant donc de trois minutes ce qui la ramenait dans le temps présent. Puis il la reposa sur le plateau et appuya sur le bouton exactement trois minutes et cinq secondes avant après le premier flash blanc. Au bout de cinq secondes il y eut un autre flash blanc. La montre était toujours là et elle n’avait pas changé d’heure !
Albert sauta de joie. Pour nous, les profanes et autres ignares scientifiques, ce n’était une preuve de rien du tout mais pour Albert c’était la preuve incontestable que sa montre avait voyagé dans le passé.
Albert s’assit un instant et se décapsula une bière. Maintenant était venu le moment d’essayer sa machine sur lui-même, car les objets inanimés et les humains devaient se comporter de façon différente, cela ressortait de ses travaux théoriques. Le seul moyen de savoir était d’essayer et Albert était 1) un scientifique 2) très courageux. En regardant sa montre - qu’il avait remis au poignet - il constata qu’il était à peu près 21h56. Il décida de se préparer pour appuyer sur le bouton rouge de la machine à 21h59 minutes et 55 secondes de façon à « partir » à 22 heures et de revenir à 21h57 voir l’horloge. Il programma donc rapidement la machine et se rassit sur son tabouret en sirotant sa bière.
A 21h57 exactement, il y eut un grand flash blanc. Albert regarda le plateau, surpris et y découvrit... lui-même, tout nu. Les deux Albert se regardèrent surpris. Albert 2, celui-ci sur le plateau, regarda l’horloge et sourit. Puis il dit « Bravo Albert, enfin je veux dire, Bravo à moi ». J’ai réussi. Je suis revenu trois minutes en arrière. Albert - je l’appellerai Albert 1 pour faciliter la lecture - faillit s’étrangler avec sa bière et fut pris d’une quinte de toux. Albert 2 descendit du plateau et vint à son secours. Après quelques instants de bruits divers, Albert 1 reprit ses esprits et dit ; « Mais nous sommes deux ! Ce n’est pas possible. Et vous êtes tout nu !!! »
Albert 2 se regarda. Il était effectivement tout nu. Ses habits n’avaient pas suivi, visiblement. Ni sa montre. C’était intéressant. Est-ce que cela voulait dire qu’on ne pouvait envoyer dans le passé un être humain et des objets simultanément. Il aurait bien passé quelques heures à méditer sur ce sujet profondément intéressant, mais Albert 1 lui dit : « Mais je n’ai pas appuyé sur le bouton. Comment êtes-vous là ? » Ils se regardèrent tous les deux, les yeux ronds comme des billes puis se tournèrent d’un seul geste vers l’horloge murale qui sonna juste 22h à ce moment précis. Il y eut alors un grand éclair blanc et un autre Albert apparut sur le plateau, toujours aussi nu.
Albert 3 avait l’air furieux et il s’écria : « Non mais, qu’est-ce que vous foutez ? Pourquoi vous n’avez pas appuyé sur le bouton ? Il ne devrait pas être là lui d’ailleurs puisque vous ne l’avez pas envoyé dans le passé ! » Il y eut un grand moment de silence. Albert 1 regarda tour à tour Albert 2 et 3, puis il haussa les épaules. « Euh, je pense qu’on devrait s’asseoir un peu et réfléchir. Vous voulez une bière ? » leur demanda-t-il. Les deux autres Albert opinèrent et Albert alla chercher un carton de bières dans sa cuisine. Quand il revint, il y avait déjà une demi-douzaine d’Albert dans le garage, tous en très grande discussion. Deux étaient à côté de la machine et poussaient des boutons. Albert 1, le seul habillé, remarqua que le délai fixé pour le voyage dans le passé était maintenant tombé à 30 secondes. Et un autre éclair survint. Cette fois il y avait deux Albert nus sur le plateau. Ils rigolèrent et vinrent discuter avec les deux autres près de la machine.
Albert 1 avait chaud. Son garage devenait de plus en plus peuplé, avec des éclairs qui se succédaient maintenant à un rythme élevé. Les Albert avaient à peine le temps de descendre du plateau qu’un autre flash en faisait apparaitre un nouveau. Albert était très fatigué. Il ne comprenait pas très bien - lui non plus je vous rassure - ce qui se passait. Il se décida à aller se coucher. On verrait bien demain matin.
Il eut un peu de mal à s’endormir avec tous ces éclairs dans la nuit mais après quelques autres bières il y arriva quand même.
Lorsque les policiers vinrent l’arrêter le lendemain matin, il ne saisit pas tout de suite ce qu’on lui reprochait. C’est dans la voiture de police qu’il comprit. La rue était pleine d’Albert nus qui se promenaient. Heureusement on est en été se dit-il. Il semblait y en avoir partout et même les voitures avaient du mal à circuler. Le poste de police était rempli d’Albert et de gens normaux qui se plaignaient de toutes sortes d’aventures causées par ces hommes nus. Les policiers ne purent même pas accompagner Albert jusqu’à sa cellule. Plusieurs Albert se précipitèrent vers eux et libérèrent Albert. Puis ils le traînèrent vers le domicile de sa collègue Valériane. Celle-ci ne comprenait pas ce qui se passait depuis le matin dans la ville mais elle sourit en reconnaissant Albert. Enfin en reconnaissant un Albert habillé !
Albert 1 et elle furent alors transportés dans le garage d’Albert et l’un des Albert - le numéro 3224 je crois - ordonna à Valériane de se mettre sur le plateau sans bouger. En à peine plus d’une minute, le garage se remplit de quelques dizaines de Valériane - nues évidemment - et les Albert partaient bras-dessus bras-dessous avec elles. Albert 1 et Valériane 1 se regardèrent un peu gênés. Il semblait bien que les nouvelles générations n’avaient en tous cas pas les même pudibonderies...
Depuis ce jour, la planète est tellement peuplée d’Albert et de Valériane et de leurs enfants - car ils se reproduisent à une vitesse vertigineuse - que les autres humains se terrent chez eux et disparaissent lentement de la surface de la Terre. Il y aura bien un moment où la machine s’arrêtera de produire des Albert et des Valériane, mais pour le moment elle ne montre aucun signe de fatigue.
Albert 1 et Valériane 1 vivent ensemble et en famille maintenant. On leur a donné la Maison Blanche comme palais privé et ils y ont apporté la vieille horloge murale et la montre. Le temps s’est détraqué mais les deux objets sont toujours parfaitement synchronisés. Et avec toutes ces années qu’ils ont passées ensemble maintenant depuis ce fameux jour, leur amour a grandi. Ils regardent par la fenêtre un instant la foule massée au-dehors : rien que des couples d’Albert et de Valériane avec leurs enfants venus voir leur créateur. Puis il s’asseyent sur le canapé pour regarder leur série favorite, les aventures d’Albert et de Valériane. Une rediffusion évidemment.
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