dimanche 20 septembre 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle flèche

Il était une fois un royaume dont la reine était une sorcière. Très gentille au demeurant, mais une sorcière quand même, avec tout ce que cela impliquait de sorts lancés à tort et à travers et de privilèges accordés à toutes celles et à tous ceux qui étaient dotés du Don. Ce royaume était donc peuplé de sorciers, de sorcières et de magiciennes de toutes origines. Le bouche à oreille avait fonctionné à merveille et ils avaient afflué avec le temps. Ils occupaient tous les postes importants du royaume et les simples habitants - faut-il dire normaux ou anormaux d’ailleurs ? - étaient relégués à des postes subalternes.

Grigor était né dans le pays et il n’avait pas accès au Don. Depuis son plus jeune âge, il avait compris la différence avec ses camarades d’école qui en disposaient. Un nombre très limité de cours étaient communs aux deux groupes d’enfants, autour des matières de base ou des langues vivantes, mais pour tous les autres cours, les futurs sorciers allaient dans une partie réservée de l’école, protégée évidemment par un sort. Les enfants comme Grigor passaient alors leur temps à apprendre des choses de leur niveau, sachant qu’ils seraient un jour garçons d’écurie, cultivateurs ou valets de pied. Grigor avait choisi - ou plutôt on avait choisi pour lui à cause de la couleur paille de ses cheveux - de devenir garçons d’écurie, histoire de se fondre encore un peu plus dans le décor.

Dans sa grande bonté, la reine avait cependant voulu que chaque enfant non sorcier puisse apprendre aussi quelque chose d’unique, de particulier à lui. C’était un peu démagogique mais cela avait marché. Tout le monde semblait content. Le choix se faisait à l’âge de dix ans, pour une passion qui les accompagnerait toute leur vie, comme un hobby. La plupart des enfants choisissaient des activités en groupe, et très ludiques, comme apprendre à danser, à chanter ou à jouer d’un instrument de musique. Mais pas Grigor.

La musique retentissait tout le temps dans la capitale du royaume. Toutes sortes de musiques. Les groupes se formaient et se déformaient à tout moment et le royaume était petit à petit devenu célèbre pour la qualité de ses musiciens, tous sans le Don évidemment. Car jamais une sorcière ne se serait abaissée à faire de la musique. Il leur suffisait de lancer un sort à un instrument de musique et celui-ci se mettait à jouer tout seul. Cela permettait d’assister à des scènes dont les habitants étaient toujours très friands : des duels entre un groupe de musiciens locaux et quelques instruments ensorcelés. La plupart du temps, c’était naturellement les instruments transformés par les sorcières qui étaient les meilleurs, de l’avis général. Mais cela motivait les habitants à s’améliorer, donc à prendre plus de cours et à pousser leurs enfants à faire mieux.

A dix ans, Grigor était orphelin et se trouvait petit. Il n’aimait pas sa voix de fausset. Il avait un lance-pierres. Il voulait grandir. Il demanda des cours de tir à l’arc.

L’affaire remonta jusqu’à la reine, car personne n’était archer dans le royaume. Il n’y avait d’ailleurs pas de vrai soldat. Les sorcières dirigeaient le pays et savaient qu’elles pouvaient se protéger contre toutes les attaques. Les sorciers mâles, eux, profitaient du bon temps sans rien faire, comme dans la plupart des autres royaumes d’ailleurs.

La reine fut bien embêtée. Elle avait donné sa parole, donc elle devait tenir sa promesse. Mais elle ne connaissait aucun archer. Elle réunit donc un conseil de sorcières et après de longs débats, elles décidèrent de faire venir - avec le Don naturellement - un petit dieu qui savait tirer à l’arc. Elles ignoraient ses pouvoirs exacts, mais tous les livres disaient qu’il tirait vraiment bien à l’arc. Elles négocièrent donc un accord avec le conseil des Dieux, quelques couches de nuages au-dessus, et tous se mirent d’accord pour dix ans de cours. La reine, très fière d’elle, vint annoncer en personne la bonne nouvelle à Grigor, qui fut pour l’occasion promu dans l’écurie de la reine.

Grigor commença donc ses cours. Au début, certains venaient les regarder, mais très vite, quand ils comprirent qu’il ne fallait pas chanter pendant les séances de tir à l’arc, ils revinrent à leur marottes musicales. Grigor s’enthousiasma très vite pour le tir à l’arc. Il semblait doué et le petit dieu s’enticha de lui. Il lui apprit progressivement des trucs secrets et mille manières de tirer en touchant toujours la cible à l’endroit voulu. Grigor apprit ainsi à tirer des flèches de toutes tailles et dans toutes les positions, même à cheval.

Laissons grandir Grigor quelques années, histoire qu’il devienne un beau jeune homme de vingt ans et le meilleur archer du pays - ce qui n’était pas difficile car il était le seul - mais certainement aussi du monde. Pendant ce temps, le royaume prospérait. Il faisait donc des envieux. La reine et ses commandos de sorcières de choc gagnèrent facilement quelques batailles contre des envahisseurs bêtes comme leurs chaussons. Elles en arrivaient même à regretter qu’il n’y eût pas plus d’attaques de ce genre, car cela mettait un peu de surprise dans leur vie.

Enfin, tout cela, c’était avant l’éruption du volcan qui se trouvait au nord du pays.

Lorsque le volcan se réveilla, la reine dormait. Elle savait qu’une énorme armée se dirigeait vers la frontière sud du royaume, et elle se délectait déjà à l’idée de les mettre en déroute dès le surlendemain. Elles avaient prévu, elle et son conseil de sorcières, d’aller attendre les prétendus envahisseurs pour les mettre en fuite le matin suivant. Elle fut réveillée en sursaut. Elle avait des palpitations et une horrible sensation dans la poitrine. Une peur infinie qu’elle n’avait jamais ressentie avant. Elle se leva précipitamment et se dirigea vers le balcon de la salle du trône pour voir de quoi il s’agissait. Elle ne fut pas la première à arriver - car il fallait quand même se faire belle avant de sortir de sa chambre, elle était reine enfin ! Les autres sorcières membres du conseil était déjà là. Toutes étaient échevelées, le regard livide. Toutes regardaient le volcan, au loin.

La reine sut que quelque chose de terrible était arrivé. Elle essaya d’allumer - magiquement - une lampe et n’y arriva pas. Toutes les autres sorcières la regardaient maintenant. Elle comprit alors qu’elles venaient toutes de perdre le Don. Plusieurs sorcières se mirent à pleurer. Elles avaient espéré que la reine, la plus puissante d’entre elles, aurait été épargnée par l’étrange pouvoir qui s’était réveillé avec le volcan. Mias que nenni. Toutes les sorcières les plus puissantes du royaume étaient dans le même état.

La reine ne mit pas longtemps à réaliser que la situation était grave. Elles ne pouvaient pas user de leurs pouvoir magiques, ni même convoquer une armée de soldats du Don, puisque tout accès au Don leur était impossible. Une armée ennemie approchait et il restait à peine plus de 24 heures pour sauver le royaume.

La reine décida donc de constituer une armée pour combattre sur le terrain les ennemis, lourdement armés et très professionnels. Elle envoya plusieurs proclamations à travers le royaume. Mais à midi, le lendemain, elle descendit dans la cour d’honneur du palais et elle ne put que constater l’échec de cet appel. Aucun sorcier n’était venu, car ils se terraient tous au fonds de leurs grottes, tétanisés par la perte de leur Don. Les habitants avaient rigolé en pensant que c’était une blague, et de toutes façons ils étaient trop occupés à faire de la musique pour avoir appris un quelconque mouvement qui aurait été utile dans une bataille, même quelques secondes. Il n’y avait qu’un seul homme dans la cour. C’était Grigor évidemment, avec son arc et son carquois rempli de flèches de toutes sortes.

La reine ne put s’empêcher de sourire. Un seul soldat ! Un beau soldat d’ailleurs, elle fut un peu surprise de découvrir un beau  jeune homme. Mais un seul soldat ne pourrait jamais arrêter une armée à lui tout seul. Elle félicita Grigor qui eut l’air très heureux de ce sourire. Il avait un sourire charmant d’ailleurs, se dit-elle. Mais elle s’ébroua bientôt. Ils étaient en guerre, la situation était désespérée et elle n’avait qu’un soldat - charmant d’ailleurs, se redit-elle. Elle eut une pensée subite et demanda à Grigor où était le petit Dieu. Grigor lui répondit qu’il venait de terminer son contrat de dix ans et de repartir hier au pays des dieux.

La reine jura. Ce n’est pas beau de jurer, ni  pour une femme ni pour une reine, mais elle était une sorcière avant tout et pouvait se le permettre, même si Grigor sembla un peu surpris. Il est beau quand ses yeux sont comme ça se dit-elle. Puis elle leva les yeux au ciel, à la fois parce qu’elle était énervée par ce départ inopiné, quoique prévu de longue date, et pour tenter de voir où était ce dieu maintenant inaccessible. Elle repensa alors au volcan et un soupçon terrible traversa sa tête - qu’elle avait d’ailleurs fort jolie, si je ne vous l’ai pas déjà dit. Et si cela avait un rapport, se dit-elle ? Si le petit dieu leur avait fait une farce en partant ?

La reine réfléchit intensément quelques minutes. Grigor la regardait sans oser bouger. C’était la reine après tout. Et une fort jolie reine en plus. Il admirait ses formes et la couleur de sa peau. Le galbe de ses bras nus et la forme de son cou. Le lobe de ses oreilles aussi. Et puis la forme de sa bouche. Plus les secondes passaient, plis il tombait amoureux de sa reine. Il aurait fait n’importe quoi pour elle.

Et justement, la reine terminait sa réflexion et le regardait. Il était vraiment très séduisant se dit-elle. Dommage qu’il ne soit pas sorcier. Sorcier ? Pourquoi, au fond ? Avec la perte du Don, il n’y avait plus de différence entre les sorciers et les humains normaux... Hum, cela ouvrait des horizons intéressants...

Elle s’ébroua encore une fois. Puis elle parla à Grigor qui buvait ses paroles. Elle lui expliqua la situation et lui raconta ses soupçons. Il la regardait avec passion, maintenant, mais il écoutait quand même. Il lui dit qu’il comprenait et qu’il savait ne pas pouvoir combattre à lui tout seul une armée bien équipée, mais qu’il pourrait essayer de trouver le petit dieu et de le forcer à rétablir la situation comme avant, si c’était bien lui le coupable. Grigor conseilla quand même à la reine de bien se cacher au cas où cela ne fonctionnerait pas et lui annonça qu’il allait partir immédiatement pour le volcan voir ce qui s’y passait. Il la regardait avec des yeux énamourés et elle aussi, mais aucun ne s’en rendait compte. La reine, chose inconcevable, l’embrassa sur la bouche et lui aussi. Puis Grigor enfourcha le cheval le plus rapide de l’écurie royale, qu’il bichonnait tous les jours, et fila vers le volcan. La reine, comme une somnambule rejoignit ses appartements. Toutes les sorcières du palais la regardaient et toute la gamme des émotions se retrouvait sur leurs visages.

Grigor arriva très vite au volcan. Il ne vit rien d’anormal et se mit à grimper la pente en spirale. Bizarrement, il n’y avait aucune coulée de lave et il arriva sans encombre au bord du cratère. Une fumée épaisse sortait de là et montait tout droit dans les nuages, très haut et très loin. Toujours à cheval, Grigor décida de descendre au fond du volcan et de voir ce qui s’y passait. Son arc était prêt et la flèche la plus meurtrière y était encochée.

La descente ne fut pas plus difficile que la montée. La fumée semblait l’éviter en s’enroulant autour de lui tout en lui laissant une bonne visibilité. Il arriva en bas. Il s’attendait à une chaleur insoutenable et à un lac de lave en fusion, mais il n’y avait rien d’autre au centre du volcan qu’un trône - assez simple, en bois, mais très délicatement ouvragé - et le petit dieu assis dessus. Il fumait la pipe. Une petite pipe mais d’où sortait l’immense nuage de fumée qui envahissait le ciel et qui avait visiblement coupé les sorcières et le pays du Don.

Grigor descendit de cheval et s’avança devant le petit dieu. Il lui dit : « C’est toi qui a fait ça ? »
- Oui, répondit le petit dieu
- Mais pourquoi ?
- Parce que les sorcières le méritaient.
- Mais c’est cruel. Pour la reine et pour le royaume. Les étrangers vont nous envahir et peut-être lui faire du mal. Je ne peux pas en supporter l’idée,
- Tu ne peux pas en supporter l’idée ? Tiens, tiens, dit le petit dieu avec un regard amusé.
- Euh oui, répondit Grigor en rougissant un peu, mais là n’est pas la question, se reprit-il avec une vois presque assurée.
- Et qu’en a dit la reine ?
- La reine ? Euh, je ne sais plus exactement. Elle était troublée et moi aussi, bredouilla Grigor.
- Troublée ?
- Euh oui, elle m’a même embrassé. C’était merveilleux.
- Elle t’a embrassé ? Dit le petit dieu en se levant brusquement.
- Euh oui. Enfin, moi aussi je l’ai embrassée je crois.
- Ah, ah ! Tout n’est peut-être pas perdu alors, s’exclama le petit dieu en rigolant. Est-ce que tu as vérifié tes flèches ?

Grigor, fut surpris du ton très différent du petit dieu. Il regarda immédiatement son carquois. Toutes les flèches semblaient y être, des plus grandes aux plus petites. Toutes ? En y regardant bien il remarqua que la plus petite était absente. Il répondit alors, sur le même ton qu’il avait adopté depuis dix ans que le petit dieu était son professeur: « Oui maître, je viens de vérifier. Elles y sont toutes sauf la plus petite, celle que vous m’avez toujours interdit de décocher. Celle dont je ne connais pas l’utilité. »

Le petit dieu le regarda quelques instants, puis il battit légèrement des ailes et toucha la joue de Grigor : « Je vais devoir te quitter, Grigor. Tu as été un élève formidable et tu vas pouvoir maintenant devenir un excellent professeur. Et bien d’autres choses encore. La petite flèche, c’est moi qui l’ait tirée hier soir. Tu n’as pas besoin de savoir où. Mais elle a atteint sa cible. Ses cibles plutôt. Alors maintenant je vais remonter dans mon royaume. Pour rétablir la situation, c’est simple. Tu tires la flèche la plus puissante au fond du puits. Au revoir Grigor ».

Et le petit dieu s’envola rapidement sans que Grigor puisse esquisser un mot ou un geste. Il le regarda monter comme une flèche vers les nuages. Puis il regarda le trône. Mais celui-ci avait disparu. A la place était un joli puits, avec une margelle en marbre. Le filet de fumée à l’origine de tout sortait du puits. Grigor s’en approcha. Le puits semblait profond. Très profond.

Avec un dernier regard vers le ciel, où il ne distinguait plus son ancien maître, Grigor tendit son arc et de toute sa force qui était grande, il tira la flèche exactement au centre du puits, vers le bas.

Il n’entendit aucun bruit, mais le filet de fumée s’arrêta de sortir, et tout de suite le nuage se sépara en milliers de petits nuages qui se dissolvaient dans l’air. Grigor regarda le cratère. Tout était vert et fleuri et un petit chemin amenait tranquillement au puits à partir du bord du cratère. C’est celui-ci qu’il emprunta pour remonter la pente. Un chemin que beaucoup d’amoureux emprunteraient certainement à l’avenir, à son avis. Arrivé en haut, il galopa vers le palais. Mais déjà les cloches sonnaient à pleines volées. Un arc en ciel entourait le palais et Grigor sut que les sorcières avaient retrouvé leur Don. Repousser l’invasion du lendemain serait une formalité.

Grigor sut aussi qu’on n’aurait plus besoin de lui et il ralentit son cheval. Ce n’était pas la peine de se presser. Il allait redevenir un simple palefrenier et en plus il n’aurait même plus de cours de tir à l’arc. Il rentra donc tête basse à l’écurie. Le soir tombait déjà (déjà ?) et la nuit était noire quand il eut finit de s’occuper du cheval.

Il s’apprêtait à sortir de l’écurie quand une silhouette (magnifique) apparut en contre-jour devant lui. La cour était illuminée de flambeaux naturels et de sphères du Don. La silhouette s’avança vers lui et la reine l’embrassa. Il l’embrassa aussi.

Depuis ce jour, le royaume des sorcières a changé. La reine et le roi ont engendré beaucoup d’enfants, les mariages mixtes entre sorcières et humains se sont multipliés et la situation de tous s’est améliorée, sauf celle des sorciers qui ont peu à peu quitté le pays. Une école royale de tir à l’arc a été ouverte, où le roi lui-même vient enseigner de temps en temps, quand la reine insatiable lui en laisse le temps. Mais le roi Grigor ne s’en plaint pas. Lui-même ne peut plus se passer d’elle.

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