Culot était un endroit très agréable où vivre, mais passé l'âge de l'enfance on commençait à s'y ennuyer. Les aventures étaient très limitées et on se lassait vite des interminables descentes en toboggan ou des sauts en l'air, vers le bas, attaché à un long élastique par une cheville, puis vers le haut, en rebondissant le plus loin possible. Luigi était d'ailleurs un champion à ce jeu. C'est certainement pourquoi j'ai été choisi parmi tous les autres enfants pour accompagner l'expédition, se disait-il chaque matin depuis l'annonce du départ.
Sur l'île de Culot et depuis toujours, la mer attirait tous les regards. Cette étendue sans limites fascinait l'imagination. Les pêcheurs et autres marins ne s'éloignaient jamais beaucoup de l'île pourtant. La mer était si imprévisible qu'on la voyait monter au ciel de temps en temps, sans aucune possibilité de prédire son humeur. Aucun bateau n'aurait résisté à de telles tempêtes. En tous cas jusqu'à aujourd'hui. L'île de Culot avait acquis ce nom des siècles auparavant, lorsque ses habitants avaient commencé à chercher des moyens de la quitter pour explorer le monde. Aucun n'avait réussi. En tous cas aucun n'était revenu pour dire qu'il avait réussi, mais tous avaient montré un culot et un courage sans limites pour partir. Les histoires qu'on racontait le soir autour du feu aux enfants racontaient l'Histoire de l'île à travers les exploits et les inventions de ces explorateurs culottés. Leurs descendants en étaient fiers et formaient une caste spéciale sur l'île. Luigi n'en faisait pas partie, mais il voulait partir lui aussi, depuis tout petit.
Il n'y avait que trois moyens de quitter l'île pour explorer le monde. La mer bien sûr, avec ses tempêtes et ses mouvements désordonnés. L'air, avec ses tourbillons et ses courants circulaires contre lesquels il était difficile d'avancer. Le fond enfin, dont la texture du sol était semblable à l'île, mais qui était balayé par la mer et l'air sans compter les toboggans sauvages qui avaient piégé tant d'explorateurs. Des tentatives avaient été menées bon an mal an pour chacun de ces espaces.
La plupart avaient eu lieu sur la mer, qui semblait la plus facile. La moins difficile en tous cas. Des navires de tous types avaient été construits, mais jamais assez solides pour à la fois résister aux assauts de la mer et être dirigés intelligemment. Quand les navires résistaient à l'eau, de tous côtés, il étaient impossible à contrôler et se laissaient balloter. Et inversement, quand ils étaient contrôlables, l'eau les pénétrait toujours à un moment. C'était ce type de navire qu'utilisaient les marins et les pêcheurs de l'île, en ne s'éloignant pas trop, ce qui leur permettait de revenir à temps, même après de grosses voies d'eau.
Les dirigeables qui se déplaçaient dans l'air n'avaient jamais la force de lutter contre les courants. Ils s'écrasaient vite sur le fond ou dans la mer. Quant aux véhicules qu'ils avaient imaginé pour le fond, c'étaient les plus prometteurs, mais les tempêtes les décrochaient sans coup férir.
Il n'y avait plus eu d'expédition depuis au moins deux générations. Les savants de l'île avaient gardé tous les plans des vaisseaux précédents et il devenait de plus en plus difficile d'innover. Le moral n'était pas au beau fixe sur l'île, vous pouvez l'imaginer. Lorsque le roi comprit que le niveau de la mer montait inexorablement, il demanda aux savants d'imaginer rapidement une solution pour une nouvelle expédition. Avait-il bu ce jour-là ? Fut-il divinement inspiré ? Est-ce le fruit d'un hasard complet ? En tous cas, il décida à ce moment de réorganiser les équipes de savants.
Auparavant, il y avait trois équipes de trois savants, une pour chacune des voies possibles - mer, air et fond... Il décida de former trois équipes mixtes avec un savant spécialisé dans chaque mode. Il y eut des protestations dans la caste, elle qui n'aimait pas le changement, mais la situation se tassa vite. D'autant plus vite que les nouvelles équipes se mirent à imaginer des solutions mixtes, air-mer par exemple. Chaque semaine étaient placardés sur la grand place les résultats de leurs cogitations. Cela amenait des débats sans fin et développait l'émulation entre les trois équipes. Il s'avéra assez vite qu'une solution séduisante émergeait. Le roi décida de privilégier cette solution pour la prochaine expédition et tous se mirent au travail.
Lorsque Luigi arriva au port, ce matin-là, le vaisseau était prêt. Il avait une drôle d'allure vraiment. Il ne ressemblait à rien de connu. On y reconnaissait des bouts de vaisseau marin, aérien et fondien, mais tout semblait de travers. Le vaisseau flottait, volait et glissait tout en restant navigable la plupart du temps. En théorie, en tous cas. L'expédition prouverait si c'était vrai en pratique. Le vaisseau avait été testé aux alentours et s'était bien comporté par temps calme sur les trois terrains. Ils n'avaient pas osé le tester en situation de tempête. Mais tout le monde avait le sourire. Cette fois, ce serait la bonne ! Ils pourraient enfin visiter le monde !
Luigi n'avait jamais été autant embrassé que ce matin. Ses parents avaient été réticents au début mais s'étaient rangés aux arguments du roi et des savants. Ils avaient besoin d'un homme léger et expert en élastique pour ce voyage et Luigi était le mieux placé. Luigi, lui, n'avait pas hésité une seconde évidemment.
Le roi lui-même lança le navire, entouré des neufs savants un peu nerveux quand même. Le métier de savant était dangereux sur l'île, car quand le navire ne revenait pas, on les exécutait et on en formait d'autres. Sans Luigi, l'équipage se montait à dix personnes. Le temps était calme en ce premier jour et le navire commença à descendre le toboggan sur le fond puis se retourna bien vite sur l'eau. Tous souriaient à bord. Ils se dirigèrent bien vite vers la zone de friction, une zone que tous évitaient pourtant en général, tant elle était dangereuse. C'était en fait une zone frontière entre mer, air et fond, agitée en permanence de tourbillons et qui se déplaçait toujours de manière aléatoire. Mais c'était la zone pour laquelle le vaisseau avait été conçu. En arrivant sur zone, le capitaine donna l'ordre de déployer les attaches. Chaque homme tenait un lien : trois ancres flottantes pour la mer, trois ballons pour l'air et trois ventouses pour le fond. Quand toutes les attaches furent bien fixées, le capitaine ordonna le début de la manœuvre. Chacun détachait un lien à tour de rôle pour avancer dans la direction choisie, puis le rattachait avant de recommencer. Le vaisseau avançait lentement, avec cette méthode, mais il avançait et la première journée se passa dans la bonne humeur générale. Pour la nuit. Ils laissèrent les attaches fixées sans bouger. Le vaisseau vibrait mais tenait en place. Luigi dormit bien, cette première nuit, suspendu entre trois espaces. L'île était hors de vue depuis longtemps dans le léger brouillard qui traînait en permanence. Il n''avait rien eu à faire ce jour-là. Tant mieux, se dit-il, je ne dois agir qu'en cas de problème grave. Le moins il y en a, le mieux c'est.
La première tempête arriva le lendemain. Elle était petite a priori mais elle suffit à balloter suffisamment le vaisseau pour qu'un des neuf liens se détache. C'était un lien vers un ballon aérien. On attacha Luigi à un grand élastique et on le lança par dessus bord. Apres quelques oscillations pour sentir le vent, Luigi réussit à rattraper le ballon et à le rattacher. Puis on le ramena à bord, on se calfeutra et on attendit la fin de la tempête. Les ventouses se déplaçaient lentement sur le fond pour accompagner le mouvement de la mer et suivre les ancres flottantes, tandis que les ballons stabilisaient l'ensemble. La tempête cessa au bout de quelques heures mais Luigi n'eut pas besoin de ressortir. Le capitaine avait un grand sourire. Leur vaisseau avait réussi à passer cette première tempête. Petite, certes. Mais tempête quand même. Leur nuit fut douce ainsi que les deux suivantes. Le vaisseau progressait bien.
La tempête du cinquième jour fut une autre affaire. Elle grondait sur mer et dans l'air et le fond était rempli de toboggans sauvages qui faisaient déraper les ventouses. Luigi dut sortir sept fois, mais il réussit à chaque fois à rattacher leurs liens. Ils dormirent mal cette nuit-là, trop épuisés pour trouver le sommeil. Seul le capitaine veillait. Il avait l'air soucieux le lendemain matin. Il prit Luigi à l'écart. "Ca va, mon garçon ?"
- Oui Capitaine, un peu fatigué c'est tout, répondit Luigi.
- Je pense que le voyage va devenir plus difficile aujourd'hui, j'ai remarqué que le fond montait.
- Le fond monte, capitaine ?
- Oui. Et il y a de moins en moins d'air. Il va falloir surveiller plus les ancres et les ventouses. Tu t'en sens capable ? Je sais que les ventouses, c'est ce qui est le plus difficile pour toi.
- Oui Capitaine, ça va aller, dit Luigi avec un grand sourire. Et pour les ventouses, je m'y habitue. Elles sont plus lourdes c'est vrai mais je crois que si on attache l'élastique à ma ceinture ce sera plus facile pour moi parce que je pourrai aussi utiliser mes deux jambes.
- Ah ? Tu crois ?
- Oui Capitaine !
- Alors OK. Vas te reposer, je vais arranger ça avec les autres.
Lorsque Luigi se réveilla pour la seconde fois, ce jour-là, il était plus reposé. Il vit tout de suite ce qu'avait voulu dire le Capitaine. Il n'y avait presque plus d'air, juste du fond et de la mer. Ils avaient reconvertis deux ballons en une ventouse et une ancre flottante pour contrebalancer. Et ils avaient modifié son harnais pour qu'il le porte comme une ceinture. Luigi était tout excité. Ce changement de décor impliquait forcément une étape majeure dans leur aventure. Il se mit à la proue du vaisseau et essaya de voir devant, pendant que les hommes travaillaient. Le vaisseau était en mode étanche, car l'air était rare maintenant, mais le vaisseau avançait plus vite. De temps en temps il croyait voir le fond tout autour d'eux.
Soudain Luigi poussa un cri. Il venait de voir surgir devant eux quelque chose de nouveau. D'inconnu. Une surface étrange, qui n'était ni de l'eau, ni de l'air, ni le fond. Une surface brunâtre et crevassée de partout contre laquelle le fond venait buter et l'eau se fracasser. Tous regardèrent cette surface torturée. S'agissait-il d'une autre île ? Était-elle habitée ? Comment s'y arrimer ? Après de longues discussions avec l'équipage, le Capitaine décida qu'on s'arrimerait à l'étrange surface avec trois grappins gardés en réserve, et aux trois espaces habituels avec deux liens de chaque. Ils espéraient que comme cela le vaisseau serait bien fixé. Assurer les liens leur prit tout le reste de la journée et ils se promirent de partir explorer le nouveau monde au matin.
Luigi ne dormit pas. Il était trop excité. Un nouveau monde ? Pour sa première aventure ? A dix ans ?
Le matin, le Capitaine emmena avec lui la moitié de l'équipage mais ne voulut pas prendre Luigi. Trop dangereux avait-il dit. Pfffffffffft, pensa Luigi. Et il se mit à les suivre de loin, discrètement, ignoré de tous. Il avait emporté son harnais au cas où. Très vite il réalisa que le terrain était vraiment très bizarre, à la fois spongieux et sec, même quand l'eau le touchait. Il y avait de multiples crevasses mais elles étaient toutes trop petites, même pour lui. Il regardait par terre quand il faillit rentrer dans les jambes du capitaine qui regardait d'un air dubitatif un trou à ses pieds. Le Capitaine n'eut pas l'air surpris de le voir là. Il lui jeta un regard fataliste et se reconcentra sur le trou. Tous regardaient l'un des hommes au fond quelques mètres plus bas. Puis ils le remontèrent. La situation était incompréhensible. Ce "sol" était identique partout avec des crevasses plus profondes que d'autres. Tous sentaient bien que la vérité était au fond des trous. Mais très vite les trous devenaient trop petits pour être explorés. C'était très frustrant.
C'est alors que le Capitaine se tourna vers Luigi en lui disant "Puisque tu es là, toi, ça te dirait d'aller explorer ce trou ? Tu es le plus petit et le seul à pouvoir y passer. On t'attache avec le harnais que tu as si heureusement apporté (gros clin d'œil appuyé) et on te ramène s'il y a un problème. D'accord ?"... Luigi n'eut même pas besoin de répondre, tellement c'était évident. Ils l'attachèrent en quelques instants et Luigi descendit. Très vite il se glissa dans le trou au fond du trou, puis le trou au fond du trou au fond du trou. A l'intérieur, les crevasses s'enchaînaient comme un labyrinthe, mais grâce au fil qui l'attachait il savait toujours dans quelle direction aller, sans plus savoir si c'était le haut ou le bas.
Il avançait. Puis il se trouva face à une paroi dure et molle à la fois. Hermétique. Il détacha son pic de la ceinture et se mît à creuser à travers cette nouvelle surface. Il sentait qu'elle ne serait pas très épaisse et qu'un autre monde était derrière. Il faillit lâcher son pic lorsque celui-ci traversa presque la surface. En quelques coups de maillets il fit un trou assez grand pour lui et sortit. Il se tenait debout sur cette étrange surface noire et lisse. L'air qu'il respirait avait un drôle de goût. Presque pas salé. Il sut tout de suite que jamais personne n'avait respiré un tel air. Ni vu un tel spectacle d'ailleurs. Car autour de lui, il n'y avait que de l'eau et de l'air, et cette étrange surface noire à la place du fond. Une surface percée de quelques trous très petits, comme une vieille peau piquée. Son trou était le plus grand. L'eau l'emplissait déjà et coulait dedans. Il réalisa soudain que cette eau n'était pas la même que dans son monde à lui et qu'elle risquait de mettre son monde en danger. Il se tourna pour vite reboucher le trou, lorsqu'il sentit un choc sur son dos. Sa tête tourna. Il entendit le son sec de son élastique qui se rompait sous la force du choc. Quand il rouvrit les yeux, il était entouré d'air et posé sur une surface douce. Des plumes en fait, comme celles des oiseaux de son monde, mais en tellement grand qu'il faillit ne pas les reconnaître.
Luigi était sur un oiseau. Un oiseau qui devait être aussi grand que son monde, sinon plus. L'oiseau volait sans effort dans l'air. En-dessous de lui, Luigi voyait une étendue d'eau tellement grande qu'il en perdit tout repère. Et juste sous lui, une bouteille flottait, comme celles où son oncle insérait des navires le soir après les avoir bues. Une bouteille ? Son monde ? Luigi était encore un enfant. Il comprenait vite des choses que les adultes refusent d'imaginer. Il voyait son monde-bouteille et comprit tout.
Il espéra juste que le trou qu'il avait fait ne serait pas suffisant pour faire couler son monde. Puis il pensa à son aventure. L'œil de l'oiseau était aussi gros que l'île de Culot. Et le regardait. Luigi lui sourit. Vive l'aventure, se dit-il !
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