dimanche 14 février 2016

Du temps de cerveau pour... Une nouvelle musicale

Lody entendit la sonnette de la porte du magasin dans son oreillette. La photo et le nom de son client s'afficha sur l'une de ses rétines tandis que la commande s'affichait sur la gauche. Madame Merli ? Déjà ? Elle était en avance, son instrument ne serait pas prêt avant une heure et 27 minutes. Elle le savait très bien, comme tous ses clients branchés en permanence sur son réseau sensoriel privé. Et en plus, elle n'avait pas besoin de se déplacer, l'instrument serait livré directement chez elle. Lody soupira. Madame Merli était une cliente spéciale et il ne fallait pas la mécontenter. Il se leva et arriva derrière son comptoir au même moment qu'elle, un timing parfait qu'il avait appris à maîtriser avec les années.

- Bonjour Madame Merli, dit-il avec un grand sourire. Que puis-je pour vous ? Vous êtes légèrement en avance et votre instrument n'est pas encore prêt, j'en suis désolé.
- Bonjour Lody. J'ai un petit problème dont je voulais vous parler. Elle baissa la voix puis ajouta "discrètement".
- Ah ! Mais certainement Madame Merli. Venez par ici nous serons tranquilles. 

Le temps de conduire Madame Merli dans sa pièce spéciale discrétion, à l'abri de tout système d'écoute, même des siens, Lody avait déjà balayé tout l'historique de Madame Merli. Elle avait souvent eu des "petits problèmes". A chaque fois, il avait fallu redessiner une partie plus ou moins grande de l'instrument. Cela avait retardé la livraison et tous ses autres clients, mais elle payait bien. Qu'est-ce que cela serait cette fois-ci, se demanda-t-il ? L'ajout d'un troisième manche à sa guitare liquide, d'un troisième clavier à son orgue delphinien ? Avec elle, cela ne servait à rien d'essayer de deviner. Elle changeait tout le temps d'avis. Ce n'était pas sa faute d'ailleurs. Car Madame Merli était une polymutante rapide. Il lui poussait des membres régulièrement, certains tombaient de temps en temps, et il fallait ajuster régulièrement ses instruments. Lors de la commande de son nouvel oscillophone lumineux, elle avait trois paires de bras et une seule de jambes. Lody la regarda attentivement. Rien ne semblait avoir changé depuis la commande. Ils s'installèrent confortablement dans ses poufs évolutifs et adaptables aux morphologies de tous ses clients (enfin presque tous, se dit Lody en se rappelant la manière dont Monsieur Zyxl les avait détruit en essayant de s'y asseoir).

- Nous sommes seuls, Madame Merli, absolument seuls. Alors quel est ce petit problème ? Le ton de Lody était très professionnel. On ne pouvait se fâcher avec une personne aussi importante que Madame Merli.
- Je vais vous montrer. Retournez-vous. 

Sa cliente avait l'air un peu gênée. Lody sourit et se retourna. Il entendit des bruits de tissu et se mit à pâlir. Elle se déshabillait ? Ici ? En plus elle avait oublié qu'il disposait de quatre yeux et que se retourner n'avait pas grand sens dans son cas. Il garda baissées toutes ses paupières. Elle devait être bien perturbée par ce petit problème... En plus ils étaient seuls ici. Lody frissonnait encore quand il entendit une petite voix lui dire qu'il pouvait se retourner. 
Il se retourna docilement et rouvrit les yeux.

Elle était debout et nue devant lui. Ses vêtements (il y en avait tant, se dit-il dans un éclair) gisaient à ses pieds. Il leva les yeux et eut la surprise de sa vie. "Oh mon génie !" réussit-il à dire. 

- Vous voyez, Lody ?
- Euh oui, Madame Merli. Que vous est-il arrivé ?
- Je me suis réveillée comme ça il y a quelques heures. C'est horrible, non ?
- Horrible ? Euh... L'esprit de Lody tournait à toute vitesse. Comment dire à Madame Merli, la plus célèbre de tous les polymutants rapides qu'elle était effectivement horrible, devenue soudain aussi laide qu'une humaine standard de bas étage. Une humaine à la peau blanche rosée, avec seulement deux bras et deux jambes, sans aucune de ces formations mutantes qui faisait la beauté des êtres civilisés, ici sur la planète la plus civilisée de tout l'Univers connu. En plus elle n'avait que deux seins et ressemblait comme deux gouttes d'eau lourde à ces images anciennes qu'on projetait sur les rétines des jeunes mutants pour les effrayer et leur montrer le chemin parcouru depuis l'époque de ces humains arriérés. Tous les êtres civilisés essayaient d'oublier leurs lointains ancêtres non mutants. Et Madame Merli, la parfaite des parfaites, venait de devenir l'une de ces "humaines", dans tous les détails même les plus intimes. Car elle n'avait qu'un seul sexe. L'horreur absolue ! Lody était pétrifié. 
- Lody ? C'est horrible, non ? Vous pouvez faire quelque chose ? Elle avait un air suppliant maintenant.

Lody la regarda quelques instant puis s'ébroua. Faire quelque chose ? Madame Merli était venue lui demander s'il pouvait corriger cette horrible situation ? Lui, l'humble facteur d'instruments de musique ? Enfin, humble, il ne fallait quand même pas exagérer, il était le meilleur, il le savait et il savait que tous le savaient. Il la regarda plus intensément, avec un regard de vrai professionnel cette fois. Elle était horrible, c'est vrai, mais ses formes étaient intéressantes, en tous cas pour un instrument de musique.

- Faire quelque chose, Madame Merli ? A quoi pensez-vous ?
- Oh Lody, je ne sais pas. Mais vous êtes le meilleur. Je ne peux pas sortir comme cela. J'ai à peine réussi à remettre ma peau et mes membres inutiles au-dessus de cette... de cette... de ce corps horrible. Aidez-moi, je vous en supplie. Je paierai tout ce que vous voulez.

Le sourire de Lody s'élargit (le sourire de ses lèvres intérieures, celui qu'il ne montrait jamais aux clients). Il se mit à tourner autour d'elle. Il osa même toucher à plusieurs reprises cette peau si repoussante, sans écaille ni poil. Ses doigts experts tâtèrent aussi les étranges poils qui couvrait maintenant son crâne autrefois si lisse et veiné. En même temps, il projetait sur sa rétine de derrière les images enregistrées des différentes variations de sa cliente au fil du temps. Elle avait été moins belle lors de certaines mutations, mais jamais aussi gerbante, de loin.

- Oui, je peux peut-être faire quelque chose, si vous me faites confiance. J'ai bien une idée qui pourrait vous mettre à l'abri des regards le temps que cette mutation s'efface (si elle s'efface, pensa-t-il avec effroi). 
- Oh merci, mille mercis, Lody. Pouvez-vous commencer rapidement ? Elle frémissait et son corps nu tremblait légèrement. Ses seins sautillaient. C'était dégoûtant.

Lody lui dit de se rasseoir, la piqua prestement avec son bras seringue, et lui demanda d'attendre quelques instants que l'anesthésiant fasse effet. Il alla chercher ses outils et ses robots mutantoïdes, ainsi que l'oscilloscope en cours de finition. Quand il revint, elle dormait profondément et il se mit au travail. C'était un travail excitant. Il allait la transformer en instrument de musique. Elle serait son chef d'œuvre, un instrument vivant. Il avait de la chance d'avoir déjà presque fini l'oscilloscope lumineux. Ce serait une bonne base pour elle. L'instrument avait à peu près la bonne taille. Il en aurait pour trois heure 46 à peu près. 

Lody mit 5 heures 19 et dût même repiquer sa cliente en cours d'opération lorsqu'elle se mit à bouger. Quand tout fut terminé, il rangea ses affaires, convertit les murs en miroirs absolus et se réinstalla sur son pouf en attendant que Madame Merli se réveille. Il était très fier du résultat. L'instrument était très beau, il sonnait bien, comme un oscilloscope lumineux de très belle facture, et il avait un air vivant et souple qui le faisait remarquer au premier regard. On pouvait même reconnaître un œil qui rappelait indubitablement la Madame Merli d'avant.

Lorsqu'elle se réveilla, Madame Merli eut un peu de mal à se lever. "Vous vous y habituerez vite, Madame Merli, vous êtes le plus bel instrument de musique que j'ai jamais construit". Mais il se demanda si elle l'entendait. Elle s'admirait de tous ses yeux dans la pièce de miroirs. Et elle souriait. Enfin, elle ne souriait pas, mais elle émettait des ondes lumineuses qui clamaient son sourire. Un très beau sourire d'ailleurs. Un sourire comme on n'en avait jamais entendu ni vu dans l'Univers civilisé. Elle resta de longues minutes à s'admirer, puis elle se tourna vers lui.

- Merci Lody. Oui, merci ! C'est extraordinaire.
- Oui, vous êtes très belle. Toutes les autres polymutantes seront jalouses de vous.
- Merci Lody. Et elle lui envoya un clin d'œil sonore et magique. Vous m'enverrez votre note.
- Oui Madame Merli. Merci.
- Merci à vous. Chacun de ces mercis était encore plus beau que le précédent. Lody faillit pleurer de joie devant cette musique génie-ale

Lorsque Lody se retrouva seul, il but un verre d'alcool radiumisé pour se détendre. Quelle journée !

Enfin, ça c'était le premier matin. Car avant même qu'il eut fini son verre, trois clientes lui avaient déjà passé commande pour des tenues instrumentales comme celle de Madame Merli, et elles étaient prêtes à payer le prix fort pour être les premières.

Lody reposa son verre. Une bonne journée, se dit-il, et qui en annonçait d'autres. Il se frotta toutes les mains les unes contre les autres, ce qui lui prit un certain temps, puis il se mit au travail.

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