Ombeline était belle, avec ses tâches de rousseur et ses cheveux roux. Ses ailes étaient blanches avec de jolis dessins qui changeaient avec son humeur, comme pour nous tous. Mais Ombeline était consciente d'être belle, trop consciente de sa beauté. Il faut dire que tous les garçons voletaient autour d'elle et qu'elle aurait été bien bête de ne pas comprendre pourquoi. Sa mère l'adorait et lui avait appris tout ce qu'une vraie femme devait savoir. Ombeline rendait fous tous les garçons. Elle etait encore jeune lorsqu'eut lieu le premier duel pour capter ses faveurs. L'un des garçons perdit, naturellement, et il fut condamné à aller vers la Tour. Il ne revint jamais, évidemment.
Ombeline n'avait jamais vraiment entendu parler de la Tour. On l'évoquait de loin en loin comme une punition formidable mais elle ne s'en souciait pas, tout était tellement agréable : voler, tourner, sentir le vent la soulever, entendre les battements des ailes de ses soupirants. Elle aurait pu danser comme cela toute sa vie. Lorsque le garçon partit pour ne plus revenir, elle posa des questions à sa mère. Celle-ci ne voulut pas lui répondre, elle était encore trop jeune, semble-t-il, pour connaître de tels secrets. Nos ancêtres étaient bien bêtes à cette époque, ils croyaient bien faire. Heureusement nous sommes plus éclairés maintenant et même les petits enfants savent ce qu'est la Tour aujourd'hui. Mais en ce temps là c'était une affaire très sérieuse que de parler de la Tour à un enfant. Ombeline était très persuasive. Elle utilisa sur sa mère toutes les techniques que celle-ci lui avait enseignées. Le soir même Ombeline savait que le garçon avait été condamné à mort et qu'on ne revenait jamais de la Tour aux mille lumières.
Ombeline ne sortit pas de chez elle le lendemain. Ses soupirants l'attendaient dehors et elle ne voulait pas déclencher d'autre catastrophe. Sa mère lui apporta un bon chocolat chaud. Puis elle alla chercher le grand-père et les laissa seuls. Le grand-père expliqua tout à Ombeline, beaucoup plus en détail que sa mère la veille. Il lui fit comprendre que la Tour faisait partie de la vie et qu'il fallait l'accepter. Elle était là, au milieu de la Clairière, la seule de la planète, entourée de tous les côtés par la forêt qui les abritait, les protégeait et les nourrissait. Il ne fallait pas s'en approcher, c'était tout. La Tour était pleine de magie et tous les volants qui s'en approchaient étaient attirés par ses lumières. Seuls quelques héros à la vue perçante avaient eu assez de force et de courage pour s'en approcher à distance raisonnable et l'observer sans être aspirés par la Tour. C'est pourquoi, ils savaient ce qui s'y passait. Le grand-père parla longuement à Ombeline. Quand il la quitta, c'était déjà le soir et l'air bruissait juste des chants des oiseaux. Ses soupirants étaient rentrés chez eux. Ombeline sourit au vieil homme et se coucha plus heureuse, comme soulagée.
Le lendemain, elle sortit comme si rien ne s'était passé et elle reprit ses vols-danses dans les airs. Les soupirants revinrent et Ombeline leur sourit. Les dessins sur ses ailes étaient redevenus joyeux et légers comme l'air. Elle essayait de ne pas provoquer les garçons autour d'elle, mais c'était difficile et son naturel revint. Il ne fallut que dix jours avant un autre duel. Il faut dire qu'Ombeline était de plus en plus belle et que les garçons venaient de partout pour attirer ses regards. Cette fois, Ombeline regarda le combat. Puis elle assista au départ du perdant, vers la Tour. C'était le soir, comme de juste. Et le lendemain, elle recommença à voler. Sa mère la regardait d'un air désolé. Au bout du dixième duel, Ombeline ne se souciait plus du sort de ses soupirants vaincus. Le grand-père était revenu trois fois, mais Ombeline s'était comme endurcie. La dernière fois, il repartit en disant à Ombeline qu'il ne reviendrait plus. Sa mère, ce soir-là, refusa de lui parler.
Ombeline était à ce moment incontestablement la plus belle de toutes les femmes. Les soupirants volaient jour et nuit autour d'elle. Elle avait du mal à se déplacer tellement ils étaient nombreux. Ombeline trouva tout d'un coup que sa vie était nettement moins belle qu'avant. Elle avait grandi, réalisa-t-elle. Et ce jeu lui sembla beaucoup moins drôle. A partir de ce jour, elle resta plus calme, espérant que cela se tasserait. Elle sortit moins, mais les soupirants étaient toujours là, de plus en plus nombreux même. Les duels s'enchaînèrent comme jamais. Un par jour. Ombeline rasait les murs, ses ailes assombries. Les mères la regardaient avec sévérité, leurs fils mouraient les uns après les autres.
Ombeline comprit qu'elle n'avait que deux solutions : choisir un mari ou partir. Mais elle réalisa aussi qu'elle n'aimait pas les jeunes garçons qui volaient autour d'elle. Trop jeunes. Elle repensa au grand-père. Aimait-elle les hommes décrépits ? Malheureusement, il était parti et aucun vieil homme ne volait autour d'elle. En plus si elle s'exilait, belle comme elle était, il y aurait toujours des garçons pour voler autour d'elle et cela recommencerait. Elle comprit vite qu'il n'y avait qu'une seule solution.
Sa mère fondit en larmes quand elle lui annonça qu'elle partait pour la Tour. Mais Ombeline vit dans les yeux de sa mère un éclair de soulagement. Elle ne fut pas choquée, mais résignée. Si même sa mère s'y mettait...
Elle partit le soir même. Ses soupirants volèrent longtemps autour d'elle, mais quand ils comprirent qu'elle allait vers la clairière, ils s'arrêtèrent à la lisière. La Tour resplendissait au loin comme tous les soirs. A cette distance on ne distinguait rien. Ombeline vola quelques mètres dans la clairière, puis elle se retourna et fit un signe d'adieu à ses soupirants. C'était la meilleure solution, elle le savait maintenant. La meilleure pour tous les garçons et pour elle. Elle repartit et vola directement vers la Tour qui se révéla petit à petit à elle. Elle discernait maintenant sa forme, parfaitement ronde et toute noire dans le soir tombant. Le grand balcon qui en faisait le tour au dernier étage brillait de mille feux. Au moins une demi-douzaine de fenêtres étaient visibles et illuminés de son côté et elle imagina qu'il y en avait presque une vingtaine tout autour. C'était fascinant. Elle monta légèrement pour se mettre au niveau du balcon. Elle savait que le châtiment la guettait. Dès qu'elle franchirait une de ces fenêtres, de grands ciseaux lui couperaient les ailes et elle mourrait.
Elle se mit en face de la première fenêtre. Dedans brillait un lustre gigantesque et des couples enlacés dansaient dans des tourbillons de robes colorées. Ses ailes étaient magnifiques, mais ces robes lui parurent plus belles que tout. Elle se déplaça vers la fenêtre d'à coté, et cette fois elle vit une mer bleue et scintillante sur laquelle voguait un navire extraordinaire avec des voiles gonflées par un vent qui paraissait plus doux que les plumes de ses ailes. Ombeline resta longtemps devant cette fenêtre mais elle était curieuse. Elle voulait dévorer le monde avant de mourir et voir toutes les fenêtres. Elle se dit que cela ne lui prendrait pas longtemps et continua son tour. Elle passa devant des fenêtres de palais, de jardins luxuriants, de chambres tendues de velours rouge, de tavernes où les femmes dansaient nues, de plaines gelées où la glace brillait comme un soleil. Elle vit des fêtes, des femmes plus belles qu'elle et des hommes jeunes et beaux, vieux et beaux. Elle vit des soleils couchants, des amoureux enlacés, des pièces sombres éclairées à la bougie où elle entendit des frôlements qui la firent rougir.
Et puis elle s'arrêta devant une fenêtre simplement blanche où on ne distinguait rien. Elle se mit à réfléchir. Laquelle préférait-elle ? C'était difficile. Elle se demanda si ce n'était pas la première finalement. D'ailleurs, combien en avait-elle vues ? Des dizaines et des dizaines, c'était certain. Certain ? Impossible, plutôt. Il ne pouvait y en avoir autant, la Tour n'était pas si grande. Elle décida de rebrousser chemin pour revenir au départ.
Mais elle n'avait jamais vu la fenêtre d'à coté, ni la suivante. Ni la suivante. Toutes les fenêtres étaient différentes. Elle en compta cent puis elle s'arrêta encore. Oui, toutes différentes. Elle sortit un petit morceau de pain et laissa quelques miettes devant cette fenêtre, puis toutes les autres. Elle déposait miette apres miette et elle n'arrivait jamais devant une fenêtre qui avait déjà des miettes à ses pieds, même en faisant subitement demi-tour. Pire, son quignon de pain ne s'épuisait pas.
Ombeline comprit alors que la punition de la Tour était effrayante. Elle ne reverrait jamais deux fois une fenêtre. Elle décida alors d'entrer dans la prochaine, sans regarder. Elle ferma les yeux et vola jusqu'à elle, car elle connaissait maintenant parfaitement la distance entre deux fenêtres, toujours la même. Puis, les yeux toujours fermés, elle attrapa la rambarde du balcon et elle y posa un pied. Le sol vibrait doucement. Elle posa l'autre pied et poussa avec ses mains la fenêtre, qui s'ouvrit sans difficulté.
Ombeline entra. Elle ne sentait rien, n'entendait rien et ne voyait à travers ses paupières qu'une douce lumière orangée. Elle se tint là un moment, puis elle ouvrit les yeux. Elle était dans un arbre.
Le grand-père lui mit un doigt sur la bouche et lui sourit. Il la prit par la main et l'entraîna vers le ciel. Ils volaient tous les deux, seuls, la main dans la main. Il l'emmena vers une grande cascade qu'elle ne connaissait pas. L'eau était comme un miroir, car la cascade était immobile. Ombeline se regarda dans l'eau. Le grand-père etait si beau. Et elle ! Une si jolie vieille femme. Ils formaient un si beau couple. Elle se tourna vers lui et l'embrassa.
La Tour est là. Toujours. Elle abrite les vies et les rêves de celles et ceux qui ont franchi son balcon. Elle nous est indispensable. Comme des larves qui deviennent papillons à sa lumière. Moi, qui vous raconte cette histoire, mes enfants, je le sais car j'y suis allé. J'ai vu Ombeline se baigner nue sous la cascade. J'ai vu toutes les merveilles du monde.
Pourquoi ai-je eu le droit d'en repartir ? Pour vous transmettre la fin du conte ? Peut-être. Si vous voulez. Mais je suis heureux, car je sais que lorsque j'y retournerai, Ombeline sera au même endroit, à m'attendre, moi, son amour, comme si je ne l'avais pas quittée plus que le temps d'un battement d'aile.
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