dimanche 4 septembre 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle planète

22/1
Je me suis réveillée ce matin. Examens médicaux et tout le tintouin. On nous avait dit que ce serait peut-être délicat, mais dans mon cas tout s’est bien passé et vite. Je suis bonne pour le service. Quelques colons ont des problèmes, m’a dit le docteur Jasper (soupir...) mais dans l’ensemble tout le monde est réveillé et prêt à se poser sur Juno.

J’ai décidé d’ouvrir un journal de bord pour moi seulement, une sorte de blog, un space-log. Et aujourd’hui est un bon jour pour cela. J’aurais pu le commencer il y a deux ans quand nous avons décollé, mais à quoi bon ? Pendant deux ans de sommeil artificiel, il n’y a pas rien à raconter, pas même des rêves. Et les vrais aventures commencent maintenant. Après-demain nous atterrissons et une nouvelle vie commence pour moi. A trente ans tout rond ! C’est merveilleux !!!

Bon je vais boire un verre avec les autres pour fêter notre réveil. Jasper sera là. Il n’a pas dormi, lui, pendant ces deux ans, et je le trouve encore plus beau qu’au départ...

23/1
J’ai décidé que je n’écrirai pas tout dans mon journal. On ne sait jamais. Quelqu’un d’autre pourrait le lire et personne n’a besoin de savoir tout ce qui me concerne. Et Jasper... Il n’empêche que la nuit dernière a été terriblement... terrible. Je sens que cette colonie va me plaire énormément. Nous sommes tous censés rester ici. Pas de retour possible et cela ne me fait pas peur. Cela m’excite en fait. Une nouvelle vie... Et Jasper sera là avec nous.

Sinon, la journée d’aujourd’hui a été calme et ordonnée. Nous avons vérifié nos équipements. Tout est en état de marche, comme prévu depuis longtemps. Notre colonie de mille âmes est prête à s’installer. Demain j’écrirai depuis Juno...

24/1
Je suis épuisée. La journée a été plus dure que prévu. On nous avait tellement répété que Juno était exactement comme la Terre à quelques petits détails près dans la composition de l’air, dans la température moyenne et dans la pesanteur. Mais ces infimes détails nous ont tous fatigués depuis ce matin. Il fait assez chaud et moite, nous sommes tous un peu plus lourds et l’air a un goût un peu différent. En plus, deux robots sont tombés en panne et nous avons dû effectuer nous-mêmes les transbordements.

Mais ce soir, notre campement est prêt. Nous passons une dernière nuit dans le vaisseau et demain c’est le grand saut sur la planète car les robots démonteront la centrale d’énergie pour l’installer à terre.
J’adore les couleurs des arbres. Un vert très tendre. Tendre... Comme Jasper... Je ne suis pas en train de tomber amoureuse, je ne crois pas. Mais j’adore être avec lui. Malheureusement, cette nuit il est de garde et je ne peux pas le rejoindre. Vivement demain !

25/1
Juno est une planète extraordinaire. Pendant que les techniciens travaillaient, nous avons commencé à nous répartir les tâches. Je suis responsable de l’école et j’ai passé la journée à aménager les locaux (et nos logements dedans). Les enfants de la colonie - une centaine - sont officiellement encore en vacances, mais je dois les accueillir dans trois jours et j’ai découvert aujourd’hui qu’il manquait des fournitures. Je suis allé voir Luce pour qu’elle m’en fabrique de nouvelles mais ses machines n’étaient pas encore prêtes. Elle me les a promis pour dans dix jours. Je ferai avec en attendant.

J’ai vu Jasper aujourd’hui. L’hôpital est à l’écart du village mais notre petit village n’est pas grand. Il m’a salué de loin. Pendant un certain temps, il faudra que j’aille le rejoindre en cachette. Et de nuit. La nuit est noire ici, mais il n’y a rien à craindre. Pas d’autres espèces intelligentes et les quelques prédateurs sont tenus à l’écart par nos robots. Un vrai petit paradis...

26/1
J’écrivais hier que la nuit était noire ici. C’est une expérience étrange. Il n’y a pas de Lune évidemment et les étoiles ne brillent pas fort. On s’habitue vite dans le noir à distinguer les formes, mais c’est un peu déroutant. En revenant de chez Jasper, j’ai même eu comme une hallucination en croisant Luce. Il faisait presque nuit noire et j’ai cru voir comme un petit halo vert autour de sa tête.

Je n’ai rien dit évidemment. D’ailleurs chacune de nous a fait semblant de ne pas se voir. La vie privée de chacun est privée, ici plus qu’ailleurs, dans notre petite communauté. Ce soir et pendant trois jours, je ne pourrai pas aller voir Jasper. Il part en expédition avec les militaires. Je vais en profiter pour préparer la rentrée des classes ! Il y a beaucoup de travail. Je n’aurai peut-être pas le temps de remplir ce journal.

30/1
Je suis épuisée. Mais je dois écrire dans ce journal. A cause de ce qui est arrivé hier soir. Depuis trois jours j’ai travaillé dur et je me réjouissais hier soir du retour de Jasper. Il m’a beaucoup manqué. Et vu la manière dont il m’a accueillie, je lui ai aussi manqué.

Mais ce n’est pas de ça dont je veux parler. Je ne comprends pas. Quand je suis rentrée cette nuit, j’ai encore croisé Luce. Mais cette fois, nous nous sommes regardées, puis arrêtées. Luce avait sur la tête une petite lumière vacillante, changeant timidement de couleur entre vert et jaune. Comme une petite flamme. Elle n’avait pas l’air de s’en rendre compte, mais elle a ouvert grand les yeux en me regardant. Cela a duré quelques secondes gênantes. Nos yeux regardaient au-dessus de la tête de l’autre. J’ai dit « Tu as une petite flamme sur la tête ». Elle a répondu « Toi aussi ».

Nous sommes restées silencieuses quelques minutes. La flamme de Luce dansait sur sa tête en tourbillonnant comme si elle était prise dans un maelström (de pensées ?). Je savais que la mienne aussi. Elle m’a demandé de lui décrire sa flamme et en a fait de même pour moi. Elles étaient similaires. La mienne un peu plus grosse peut-être et plus rouge. La sienne plus agitée. Nous nous sommes quittées en nous promettant de nous revoir dès le matin. Je l’attends.

30/1 suite
Luce vient de quitter mon logement. Je suis bouleversée. Nous avons bien regardé et les flammes n’étaient plus là. Puis Luce a eu une idée et nous nous sommes mises dans le noir. Les flammes étaient là. Nous en avons conclu que leur lumière était trop faible pour être vue dans le jour brillant de Juno. Luce est l’une des scientifiques de la colonie. Elle a fait quelques expériences : se regarder dans un miroir, prendre des photos avec toutes sortes de filtres, faire des mesures de je ne sais quoi. Nous sommes restées trois heures ensemble dans un noir presque complet. Elle m’a promis les résultats pour ce soir. Pour le moment nous n’en parlons à personne.

30/1 suite
Luce vient de ressortir de l’école. Elle a fini les tests et analysé les résultats. Rien a-t-elle dit. Elle en est la première surprise. Aucune flamme sur aucune photo ou mesure. Rien d’anormal. Et pourtant nous voyons les flammes. Nous avons convenu d’une expérience cette nuit avec nos amoureux (pour elle il s’agit d’un des plongeurs de la colonie, un de ceux qui doivent explorer les lacs et les mers de la planète). Nous devons nous en parler cette nuit en nous croisant. Je dois y aller. J’écrirai les résultats ici demain.

31/1
Nous sommes tous atteints ! L’expérience de Luce a fonctionné. Nous avons, chacune de notre côté, bandé les yeux de nos amants et éteint les lumières. Les flammes sont apparues aussi sur leurs têtes. Ils ne sont rendus compte de rien, trop pris dans un jeu qu’ils croyaient simplement coquin. Nous sommes bouleversées. Quelque chose ne va pas sur cette planète. Ces flammes ne sont pas normales. Il n’y a que les yeux humains qui les voient. Et elles semblent briller de plus en plus chaque nuit. Un jour, elles deviendront assez brillantes pour être vues en plein jour ou sous les lumières artificielles et tout le monde s’en rendra compte.

Puisque nous sommes les premières à avoir réalisé ça, il faut agir. Nous avons décidé de mettre au courant nos amants. A quatre nous serons mieux armés pour comprendre ce phénomène. J’avoue être inquiète. Juno nous réserve des surprises et je n’aime pas les surprises.

32/1
La nuit dernière, nous avions organisé, Luce et moi, un dîner à quatre. Nos deux hommes étaient surpris mais ils ont accepté de bonne grâce. Vers la fin du dîner, nous avons annoncé une surprise et dit que nous allions éteindre la lumière. J’ai bien vu dans le regard de Jasper une lueur s’allumer, mais nous ne leur avons pas laissé le temps de se faire de fausses idées. Une fois dans le noir, ils ont vite compris. Nous avons passé ensuite trois heures à essayer de comprendre et de déterminer quoi faire. Au début les hommes voulaient aller prévenir le chef, mais ils ont vite compris que cela risquait de créer une panique chez les colons. Autant essayer de comprendre un peu avant.

Arno, l’amant de Luce, a dit que cela lui rappelait vaguement un phénomène bien connu des plongeurs à très grande profondeur. Ils avaient de temps en temps des hallucinations et voyaient effectivement des « auras » de ce type autour des autres plongeurs quand ils étaient dans le noir des abysses. Ca nous a fait sourire. Le phénomène devait avoir une explication ! En nous séparant, nous avons décidé de nous revoir tous les soirs pour échanger sur nos avancées. Mais, en nous embrassant un peu plus tard, Jasper et moi, au milieu de rien, je n’ai pas pu m’empêcher de regarder sa flamme. Il regardait la mienne aussi. Il a dit « Ta flamme est très belle, j’aime sa couleur ». Je lui ai souri. J’aime aussi sa flamme, mais je n’ai rien dit.

36/1
Hier soir, nous nous sommes revus tous les quatre. Personne n’a avancé, mais Arno a dit qu’il avait un début d’idée. Il n’a pas voulu en dire plus. Peut-être demain ? Nos flammes se sont nettement affermies. Elles vibrent de manière plus délicate. On dirait qu’elles suivent nos sentiments et nos pensées. C’est juste une intuition mais je sais, maintenant quand Jasper me désire rien qu’à regarder sa flamme. Elles sont aussi plus fortes. C’est une question de jours avant qu’elles ne commencent à être visibles en pleine lumière. Nous devons faire quelque chose avant que la panique se répande.

37/1
Arno a vérifié son idée et cela semble fonctionner. Le mystère est éclairci. Ou alors il s’est épaissi. J’ai du mal à savoir. Je ne suis pas certaine de comprendre. En tous cas demain matin nous allons tous les quatre rencontrer le chef pour lui expliquer. Et Jasper, en me raccompagnant dans la nuit, me tenait par la main, je voyais sa flamme danser de joie et je savais que la mienne aussi dansait. Si Arno a raison, c’est fantastique.

38/1
Le chef a très bien réagi quand nous sommes allés le voir. Il ne s’était rendu compte de rien mais a été convaincu par le test dans le noir et l’expérience d’Arno. Nous avons longuement parlé avec lui. Il a décidé de faire une annonce lorsque les premières flammes seraient visibles dans la lumière du soir, à l’heure du dîner. Nous pensons que ce sera demain. Il fera un discours.

39/1
Comme prévu les flammes ont commencé à apparaitre aujourd’hui. Un peu perdues dans la luminosité ambiante, les gens ne les ont pas vraiment remarquées. Certains ont eu des soupçons mais le chef avait fait placarder une annonce dès le matin, annonçant un discours important ce soir et demandant à chacun d’être présent. Il a très bien géré la situation !

Son discours a été simple. Tous le connaissent ici et ce n’est pas la peine que je le recopie dans ce journal. Il nous a abondamment remerciés tous les quatre pour avoir repéré en premier le mystère et pour l’avoir résolu. Dans cette demi-lumière, beaucoup de flammes étaient faiblement visibles et il a rassuré tout le monde. Puis il a refait devant tout le monde l’expérience d’Arno, une expérience à laquelle seul un plongeur pouvait penser : Il a respiré l’air d' une bouteille de plongeur, un air comprimé venu tout droit de la Terre, et sa flamme a disparu. Dès qu’il a respiré l’air normal de Juno, la flamme a réapparu, timidement, puis plus brillante. Luce a pris la parole pour confirmer que tout cela tenait à la subtile différence dans l’air ambiant. Sur Juno il n’y a pas d’Argon dans l’air. Un pour cent de l’air seulement pour ce gaz rare sur Terre, et zéro pour cent ici. La différence entre pas de flamme et une flamme.

Il y a eu beaucoup de questions et le chef a répondu à toutes. Et puis, il y a eu LA question : « Mais que sont ces flammes ? ».

C’est moi qui ai répondu. J’ai dit « Regardez ». La lumière était maintenant bien tombée et des flammes brillaient sur chacune des têtes, même celles des enfants. Certaines étaient plus brillantes que d’autres bien sûr. Celle du chef, mais aussi celle de Jasper et la mienne, je le savais. Je savais aussi que nos deux flammes brillaient d’une même couleur, tourbillonnant doucement au-dessus de nos têtes. J’étais très calme. J’ai pris la main de Jasper. Il m’a regardée. Sa flamme s’est mise à grandir et à prendre toutes les couleurs de l’univers. Je savais que la mienne aussi. J’ai entendu des cris de surprise et vu des regards émerveillés.

Alors j’ai ajouté « A partir d’aujourd’hui, je propose que nous parlions plutôt de « fl-âmes »...

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