dimanche 12 février 2017

Du temps de cerveau pour... une nouvelle de lit

Arséni
Le lit de vos rêves
Depuis 600 ans
Dormez bien
Pour une fois

Germain regarda encore une fois le prospectus. Aucune illustration. Des caractères simples et élégants. Aucune adresse imprimée. 

Il avait trouvé le prospectus dans sa boite aux lettres ce matin après une nuit épouvantable. Cauchemars, insomnies, crampes comme s'il avait passé mille nuits catastrophiques condensées en une seule. De mémoire de Germain, il ne se souvenait pas d'une nuit aussi dure. Même la nuit après l'accident et toutes celles depuis avaient été moins effrayantes. Depuis presque une année, Germain n'arrivait pas à bien dormir. Les cauchemars le réveillaient, les insomnies se prolongeaient et déclenchaient des crampes qui l'obligeaient à rester dans des positions inconfortables qui lui rappelaient les corps broyés qui étaient gravés dans sa mémoire depuis ce funeste jour où il avait perdu sa famille. Un cercle vicieux qui avait occupé toute sa nuit, encore et encore. Il croyait même avoir crié. 

Comme tous les matins, Germain s'était levé épuisé. Il sentait bien le regard navré des autres sur lui, mais il ne savait plus quoi faire. Même sa jolie voisine n'osait plus le regarder. Elle baissait la tête et pressait le pas quand elle le croisait. Et lui qui avait cru pendant un moment à un possible béguin... 

Germain regarda encore une fois le prospectus. Un papier ancien et épais. D'où venait-il ? Qui avait bien pu le glisser dans sa boite alors que l'immeuble était protégé et interdit aux étrangers ? Il pensa que c'était forcément un voisin mais il ne connaissait personne du nom d'Arséni. La liste des occupants n'en faisait pas mention. Un vendeur de lits ici ? Et depuis 600 ans ? Germain haussa les épaules. Une mauvaise blague certainement. 

Il s'apprêtait à glisser le prospectus dans la corbeille quand il remarqua quelques mots griffonnés au dos. Une adresse. Pas très loin d'ici, à quelques rues. Jolie écriture se dit-il. Il se décida à aller voir cet Arséni. Il n'avait rien d'autre à faire de toutes façons. Sa vie était vide depuis l'accident. 

En marchant vers l'adresse, il eut quand même le temps de fantasmer. Plusieurs fois même. C'était sa voisine qui prenait ce moyen détourné pour l'inviter dans son lit. C'était un signe du divin qui allait redonner vie à sa famille disparue. C'était une publicité pour un lieu interdit où il se ferait assassiner (à l'arsenic évidemment, pensa-t-il avec un petit sourire)... Germain avait beaucoup d'imagination. Souvent il se disait qu'il aurait été moins torturé sans ce foutu esprit d'escalier qui ne le conduisait nulle part. 

Germain arriva devant l'immeuble indiqué. Une porte simple et aucune enseigne. Il sourit. Du mystère ? Hmmmm, le mystère ne lui faisait pas peur. Il appuya sur la petite sonnette sans nom. 

La porte s'ouvrit instantanément. Il entra. 

Vous n'avez jamais entendu parler d'Arséni ? Bien sûr que non, suis-je bête ! Ceux qui connaissent Arséni ne l'ont rencontré qu'une fois et l'ont oublié dès le lendemain. Arséni vous vend une nuit de rêve. Une seule. Ça suffit. Cette nuit dure tout le temps necessaire pour changer votre vie. La nuit de tous vos rêves, seul ou avec les êtres vivants que vous voulez, dans un lit doux comme la brise d'été sur votre peau nue, sur un futon dur comme la terre nourricière que vous arpentez dans un trek éternel, dans l'eau, l'air ou la lave en fusion. Une nuit noire ou lumineuse, en négatif ou toute en couleurs. Une nuit pleine de rêves et de réalités confondues et qui se dissolvent dans les brumes du réveil. 

L'expérience de Germain fut la plus intense de la longue carrière d'Arséni. Il le regarda entrer, choisir son lit - une simple planche et une couverture rêche -, se déshabiller et se coucher. Il le regarda sombrer dans sa nuit en quelques secondes. Puis il activa l'alarme qui l'alerterait au réveil de Germain. Arséni se prépara à s'endormir lui aussi dans son lit favori. C'était son bonheur à lui de se glisser dans la nuit de ses clients pour leur offrir tout ce dont ils rêvaient. C'était aussi son talent.

Il faut dire qu'Arséni ne prenait qu'un client à la fois. La nuit la plus longue avait duré presque dix années. Arséni en était sorti très reposé et son client rajeuni de dix ans. Ce client l'avait oublié juste après avoir franchi le pas de sa porte, comme tous les autres. Arséni se targuait de pouvoir deviner presque exactement la durée de la nuit de ses dormeurs. Pour Germain, il prévoyait une année et s'installa confortablement en conséquence. 

Il posait la tête sur son oreiller en satin lorsque l'alarme sonna. Déjà ? Arséni sursauta. La "nuit" de Germain avait duré trois minutes. Le record, et de loin ! Arséni se leva et observa la chambre d'invité. Germain finissait déjà de se rhabiller. Il avait l'air reposé comme un bébé qui vient de roter après son biberon. Arséni n'avait même pas eu le temps d'entrer dans son rêve. Une première !

Arséni vit Germain sortir dans la rue et s'ébrouer comme tous ses autres clients. Il devait certainement se demander ce qu'il faisait dans cette rue inconnue et peu passante. Arséni soupira. Quelque chose avait dû mal tourner. Il entra dans la chambre où Germain avait passé si peu de temps. La couverture était roulée en boule et la planche était nue sur le sol. On y distinguait deux silhouettes sculptées en creux dans le bois pourtant si dur. La première était immanquablement celle de Germain. Il ne reconnut pas tout de suite l'autre. Puis il comprit que c'était la sienne. 

La sonnette retentit. Arséni entendit s'ouvrir la porte sur la rue. C'était évidemment impossible puisque seul lui pouvait la déverrouiller. Puis la porte de la chambre s'ouvrit elle aussi. Germain se tint un instant sur le seuil et s'avança vers Arséni. La chambre s'agrandit démesurément. Germain se déshabillait en avançant. Il était nu quand il se trouva juste devant Arséni. Sa poitrine effleurait les seins d'Arséni. Les seins ? Arséni tourna la tête vers le grand miroir à sa droite. Germain était debout devant une très jolie fille. On aurait dit la voisine de Germain, celle qui l'avait aidé à donner le prospectus. Une fille, lui ? Dans la réalité ? 

Puis Germain prit la main d'Arséni et le/la coucha sur le lit, le plus moelleux de tous les lits, fait de millions de petites billes qui pressaient sur tous les points sensibles de son corps. 

Arséni s'était doublement trompé. La nuit dura plus qu'une année. Et ils s'en souvinrent longtemps. Tous les deux. 

Arséni & Germain
Le lit de vos rêves
Depuis 600 ans
Dormez bien
Pour une fois
Au moins

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