mercredi 4 avril 2018

Fable de l'usager qui se croyait un client

Il était une fois un groupe de quidams, chalands à leurs heures
Mais qui la plupart du temps passaient leur temps dans les transports :

Pour aller travailler
Pour revenir du travail
Pour commuter entre leurs domiciles éloignés
Pour aller faire des courses
Pour revenir des courses
Pour partir en mission ou en rendez-vous
Pour revenir de ces missions professionnelles
Pour partir en vacances ou en week-end
Pour en revenir
Ou pour des raisons inavouées et inavouables,
Dont le voyage pour le plaisir, le transport amoureux et j'en passe.

Survint la grande grève de 2018, là où c'est possible, à la SNCF. Ils essayèrent de trouver des moyens de transport. Pas facile. Se lever plus tôt ou partir la veille, rentrer plus tard ou le lendemain, ne pas bouger, prendre une RTT, oser des moyens alternatifs de transport... Ils lisaient les journaux locaux et l'Internet source de solutions (mais aussi de problèmes de vie privée).

On y parlait d'usagers, avec un r, pas d'usagés comme des déchets inutiles et bons à jeter, sortes de mouchoirs sales destinés simplement à polluer la planète dont tous les automobilistes se foutent (mais ce n'est évidemment pas leur faute, hein ?)...

Alors, le groupe de quidams se mit à rechercher la signification du mot usager. Il semblerait qu'on parle d'usager d'un service public et de client d'un service privé, ou même d'adhérent pour une personne membre d'une organisation (forcément privée). Les mythologies derrière ces mots, usager-client principalement, sont nombreuses et différentes selon les angles. Un service public, c'est, au sens matériel, une activité d'intérêt général, assurée sous le contrôle de la puissance publique, par un organisme (public ou privé) bénéficiant de prérogatives lui permettant d'en assurer la mission et les obligations (continuité, égalité, mutabilité) et relevant de ce fait d'un régime juridique spécifique (en France : le droit administratif)  Beaucoup de services rendus se targuent d'être des services publics quand ça les arrange et des services commerciaux le reste du temps. C'est le cas notamment dans le transport, où les frontières sont floues et où l'on confond souvent l'organique (l'organisation qui assure le service) et le matériel (le service rendu).

Le groupe de quidams s'interrogea sur les différents critères : service public, service du public, service directement ou indirectement du public, service pour lequel on n'a pas vraiment le choix du fournisseur ? Client qui a son mot à dire puisque c'est lui qui décide d'acheter (influencé quand même par le marketing commercial, politique ou syndical ? Consommateur qui utilise un service qui a été conçu et acheté par quelqu'un d'autre (comme une collectivité territoriale) ?

Et puis, les quidams se rappelèrent que la notion de client supposait de la part de ceux qui le servent une sorte de respect, voire une qualité de service. Lorsqu'un serveur dans un restaurant canadien se fait virer pour cause de service agressif et irrespectueux des clients, il ne trouve par exemple rien de mieux pour se justifier que d'expliquer qu'il est français (et donc que son irrespect est naturel, voire congénital). Maudits français, comme on dit au Québec ! Chaque endroit a ses traditions et sa culture, mais notre groupe de quidams est français et ça le fait rigoler, sauf quand il attend son train sur un quai bondé et devant des rails déserts.

La grève joue un rôle central dans notre système, en France, et tant mieux car c'est l'un des droits fondamentaux, parmi d'autres. C'est souvent le dernier moyen d'enclencher des négociations entre salariés et patrons, comme on dit. C'est parfois le premier, notamment dans les transports où l'usager d'un service public non assuré joue la variable d'ajustement. Il faut dire que c'est très efficace et que chacun est habitué à jouer sa partition avec une habitude certaine, après des années de répétitions bien orchestrées : les syndicats de salariés (cheminots ou pas) préparent les prochaines élections (à l'automne cette année) et cherchent à créer le plus possible de perturbations en coûtant le moins cher aux salariés, en jours de grève non payés ; les patrons ou l'entreprise - dans le cas de la SNCF, il y a les vrais patrons (Pepy et al.) et les patrons vrais (le gouvernement) - cherchent à assurer le plus possible de service y compris en minimisant les effets sur ce qu'ils appellent les clients ; les usagers/clients, justement, cherchent à utiliser d'autres solutions, à se plaindre ou à parler devant les micro-trottoirs de la presse ; la presse cherche des coupables et des histoires à monter en épingle, dès 6 heures du matin sur les quais. De toutes façons, tout se terminera autour de quelques tables de négociation, quels que soient les résultats de la grève.

Dans les transports, on parle de chaîne, au singulier. Au pluriel aussi de temps en temps, car nos pieds sont parfois lourds. Il suffit qu'un maillon soit faible pour que toute la chaîne soit fragilisée et un train, mine de rien, c'est un gros paquet de chaînes, du conducteur au contrôleur, en passant par la gare et les postes d'aiguillage, les ateliers de maintenance et le ménage, sans oublier la planification en amont et le service aux usagers/clients, ou les informaticiens chargés de créer des liens entre des tas de systèmes informatiques différents et qui ne communiquent pas toujours très bien (puisque même les contrôleurs disent passer par l'application mobile grand public pour en savoir au moins autant que les passagers).

Finalement, le groupe de quidams décida de faire comme avant, et advienne que pourra. Carpe diem. On verra bien. De toutes façons, les enjeux nous dépassent... etcétéra.

Ils décidèrent quand même de voter entre eux pour savoir s'ils étaient des usagers ou des clients, sachant que plusieurs étaient aussi adhérents (à des syndicats, des associations ou des groupes sur les réseaux sociaux). Les votes furent partagés à 50-50. Ils cherchèrent alors un quidam pris au hasard dans la rue pour les départager et ils tombèrent sur moi. Ils expliquèrent en long et en large leurs arguments, puis me laissèrent cinq minutes pour réfléchir.

Mais je n'avais pas le temps, j'avais un train à prendre et il n'y en avait pas d'autre après. Alors je les ai laissés là, Grosjean comme devant. J'ai souri, j'avoue, un peu jaune quand même (et malgré le fait que cela soit la couleur des briseurs de grève). Pourquoi serait-ce à moi de trancher un débat aussi vieux que le XIX° siècle ? Aujourd'hui je me sens surtout usager jetable et client jeté. Et je pense à tous ceux qui se sentent mal. Aujourd'hui et lorsque l'inéluctable concurrence privée arrivera, soit pour assurer un service public à des usagers éclairés, soit pour vendre de meilleurs services à des clients en demande, soit les deux. Dans très peu de temps.

Certains parlent d'ailleurs de voyageurs pour remplacer la dualité usager-client par leur objectif : voyager, tout simplement. On sent bien là une source de gêne dans les discours des uns et des autres, car il ne faut pas confondre l'être et le faire, le statut et les rôles. Mais c'est un sujet traditionnel d'amalgame que de confondre les concepts. On parle de PAX dans l'aérien par exemple pour résumer le mot "passagers", ceux qui ne font que passer et qui finalement ne sont donc pas importants, au point de voyager de temps en temps comme des paquets.

Toute fable doit se terminer par une morale comme disent les fabulistes. Alors ? Quelle morale proposez-vous ? Je vous propose celle-ci : Les conseilleurs ne sont pas les payeurs (1568)...

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