dimanche 5 janvier 2014

Du temps de cerveau pour… les bibliothèques du futur

Un peu de prospective, ou d’anticipation, ou de science-fiction si vous préférez. Que seront les bibliothèques du futur ?

D’abord, y aura-t-il encore des bibliothèques, c’est à dire des lieux ouverts (à tous ou à un public limité en fonction du contexte) remplis de livres où les ouvrages et les revues seront conservés, consultés, empruntés ?

En fait, déjà aujourd’hui, il y a plein de sortes de bibliothèques :
- la bibliothèque publique de quartier, fixe et généralement dans un ancien bâtiment car on en construit peu de nouvelles, avec la variante du bibliobus, sorte d’antenne mobile de la bibliothèque principale qui va rouler au plus près de lieux satellites lointains et peu accessibles. Ces bibliothèques s’adressent en priorité aux résidents qui viennent y chercher des contenus mais aussi une ambiance et un lieu (chauffé et climatisé) : une sélection par le lieu de résidence.
- la bibliothèque scolaire, dans les établissements primaires et secondaires avec un public captif d’élèves, mais qui sert surtout d’espace de garde en cas de trou dans l’emploi du temps et qui est fréquenté surtout par les meilleurs élèves : une sélection par le niveau.
- la bibliothèque universitaire, ou spécialisée dans certains musées, qui dessert la communauté des étudiants et des chercheurs. Cette bibliothèque générale est souvent accompagnée de bibliothèques secondaires très spécialisées, selon les départements, et qui sont toujours mieux achalandées en nouveautés. La bibliothèque reste un grand espace de travail solitaire (attention au bruit) : une sélection par les études et le travail.
- la bibliothèque patrimoniale, qui sert à préserver du temps des ouvrages rares ou vieux, des bibliothèques et archives nationales aux bibliothèques des musées ou à celle du Vatican. Ici, silence et respect. Entrées très contrôlées, sorties encore plus : une sélection par l’élite et la rareté.
- les bibliothèques virtuelles, remplies d’ouvrages numériques et accessibles aux mêmes communautés que précédemment (via des « login » et des mots de passe au minimum). Celles-ci ne contiennent évidemment que des livres électroniques, mais il est toujours possible d’en imprimer certains si nécessaire. Ces bibliothèques sont de plus en plus privées, vu la complexité des systèmes de gestion des droits d’auteur ou du copyright, vu les investissements nécessaires pour numériser des ouvrages et vu le juteux marché de publicité qui est derrière… Non, non, je ne dirai pas de mal ici de Google et de ses projets pharaoniques en cours.

Il est facile aujourd’hui d’opposer les modèles papier et numérique des bibliothèques. Presque toutes les bibliothèques papier ont une partie numérique, plus ou moins importante (même celle du Château de Chantilly qui accueille l’exemplaire original des Très riches heures du Duc de Berry et qui reste l’une des plus immobiles en France en a). Les bibliothèques universitaires commencent à devenir à certains endroits entièrement numériques mais elles restent ciblées. On oppose ainsi le modèle individuel (tout seul devant son écran) au modèle collectif (un livre papier se consulte et se partage). Pourtant le lieu « bibliothèque » est un lieu plein d’individus isolés dans leurs ouvrages. C’est le lieu qui guide l’usage. Et quand une bibliothèque organise des animations, on passe à un mode collectif : lectures publiques, discussions et cercles de lecture, ateliers d’écriture, forums et opinions en ligne, etc.

Le débat sur livre papier et livre électronique, dans lequel la France est le pays développé le plus en retard du monde, à cause de la mollesse de ses éditeurs du XIX° siècle (cette opinion n’engage pas que moi, mais elle m’engage), touche aussi les bibliothèques. Pourquoi y aller ? Pourquoi en construire ?

En fait il y a besoin de lieux où lire des livres. Ces lieux peuvent être virtuels ou physiques (de chez soi à des salles spécialement aménagées pour ça) mais ils posent tous la question de l’accessibilité. On ne peut lire que ce à quoi on a accès. Sans accès, pas de lecture. Et l’accès a un coût, donc la question est de savoir qui le paye. Si c’est le lecteur seul, tout seul même dans son coin qui paye, on est dans la logique d’une grande librairie commerciale, même subventionnée en partie ou sponsorisée par la pub (comme dans un journal ou un magazine papier d’ailleurs). Si c’est une collectivité qui paye, on est dans une logique de bibliothèque. Le pari est donc que le besoin de telles bibliothèques continuera à exister, de par la volonté de certaines collectivités à les financer pour le "bien" de leurs populations cibles. Evidemment, cela se fera surtout vers les populations les plus défavorisées, celles qui n’ont pas accès aux autres offres, de type librairies, parce que c’est trop cher, trop loin, trop difficile d’accès ou trop limité.

Sur la base de cette hypothèse, plusieurs scénarios sont possibles pour les futures bibliothèques. Voici mes propositions, pour ce qu’elles valent :

- les bibliothèque patrimoniales se concentreront sur quelques-unes très générales, qui resteront en partie papier (quid du français ?), et sur des myriades d’autres, très spécialisées, mais mourant et naissant au petit bonheur la chance en fonction d’initiatives individuelles et de contraintes budgétaires. Elles seront petit à petit numérisées et ne survivront à terme que « en ligne », un peu comme Google qui numérise les livres tombés dans le domaine public ou les titres qui sont introuvables et qui appartiennent aux fonds perdus des éditeurs volontaires. La quantité d’ouvrages qui nous reste du passé est infime par rapport à tout ce qui a été produit. La quantité de ce qui est produit depuis quelques dizaines d’années est phénoménale. La qualité d’un ouvrage est de temps en temps évidente, mais seul l’Histoire avec un grand H peut donner de la valeur à des contenus conservés. Peut-être Giscard avait-il raison quand il a cédé aux Archives nationales, comme tous les anciens présidents, ses archives personnelles pour l’Histoire et qu’il a ajouté dedans ses notes de pressing ou de restaurant ? Non, je déconne, c’était juste un geste d’ego ;)

- les riches auront toujours accès au livre papier, produit de luxe, de plus en plus rare, mais ils n’existeront que dans des entrepôts de type Amazon, sortes de bibliothèques sans usagers autres que les manutentionnaires, quand ce ne seront pas des robots. Le papier continuera à exister dans le modèle librairie. Pour les bibliothèques d’usage et de prêt, le flux de livres nouveaux sera de plus en plus faible et surtout les livres anciens disparaîtront (faute de place et compte tenu du poids important des livres pour les structures des bâtiments qui les abritent). Il y aura donc des circuits secondaires de bibliothèques, a priori vers des zones de plus en plus défavorisées, si tant est que le coût du transport en vaille la peine. Plein de bibliothèques essayent de se débarrasser d’ouvrages caducs vers des pays en développement et certaines ONG s’en occupent, mais un livre c’est lourd et il faut compter en moyenne un euro par livre pour l’envoyer dans un pays en développement, comme Haïti ou l’Afrique, quand on en remplit des conteneurs. Ce coût augmentera, ce qui assèchera d’autant les bibliothèques « du Sud », sans compter les problèmes liés à la conservation du papier, problèmes qui sont décuplés dans les zones très chaudes, très humides et où l’électricité coûte cher et est rare.

- les bibliothèques de consultation vont passer massivement au numérique et la proportion des espaces consacrés aux écrans des ordinateurs ou des tablettes va croître inéluctablement jusqu’à remplacer les tables vides. Ca vous paraît osé et irréaliste ? Il restera toujours quelques bibliothèques papier pour le grand public pour les nostalgiques de l’odeur du papier, pas de problème. Je serais architecte d’une bibliothèque physique, je rendrais aujourd’hui le « coin numérique » plus accueillant que l’autre, avec force bois, odeurs artificielles de vieux papier et lumières tamisées en fonction de l’heure. Je ne suis pas architecte mais cette évolution me semble évidente. C’est en tous cas bien mieux qu’une simple librairie en ligne, accessible seulement par ceux qui peuvent se permettre cet accès, financièrement, techniquement, culturellement et par rapport à leur temps disponible (de cerveau évidemment ;)


- Combien y aura-t-il de bibliothèques comme celle-ci ? Vous ne la connaissiez pas ? Ici un article qui en parle en anglais et en espagnol et un petit résumé de la situation : C’est une des banlieues les plus pauvres au Texas, c’est une bibliothèque entièrement numérique sans aucun livre papier mais avec tous les attributs d’une bibliothèque publique ouverte aux résidents, c’est un lieu qui a coûté moins cher à construire qu’une bibliothèque ancienne (principalement compte tenu du cubage et du poids des livres), c’est un lieu hyper fréquenté en consultation sur place sur écran et en prêt via des tablettes qui reviennent toutes en bon état, c’est un lieu emblématique que tous les bibliothécaires (intelligents) du monde viennent visiter ou rêvent de visiter… C’est le cauchemar des rats de bibliothèques papier. C’est le rêve d’une nouvelle sorte de rats de bibliothèques. C’est en tous cas un modèle à voir et à analyser. Pour moi, c’est un modèle qui devrait être mis en place en France et en Francophonie, et cela même si les contextes culturels sont différents. Il y a juste des modalités à adapter. Evidemment la France et la Francophonie n’oseront jamais avant une ou deux générations, malgré les désirs de certains.

C’était un billet un peu long, et il est difficile de lire longtemps sur une tablette ou un écran fixe. Mais finalement, est-ce si dur ? Pour moi ce débat est déjà dépassé. Le livre numérique est là pour durer et remplacer le livre papier, progressivement bien sûr. Aux bibliothèques de s’adapter. Il y a plusieurs sortes de comportements pour s’adapter aux innovations, lequel pour vous et votre bibliothèque ?



1 commentaire:

  1. Petit complément suite à une réaction de lecteur :
    Quand je parle (pour les bibliothèques) de "lieux" j'utilise la pleine définition de ce mot, ce qui inclut l'accès physique à un espace mais aussi le lieu humain, modéré, médiatisé et animé par des humains, avec ce qu'il comporte de mémoire aussi. En ce sens la bibliothèque du Texas est un lieu, avec une médiation humaine assurée par les bibliothécaires (comme les libraires dans une bonn -e librairie). Il est vrai pas contre que les espaces numériques ne sont pas des lieux. La médiation humaine est quasiment toujours absente de ces espaces : c'est l'un des problèmes de la manière dont cette technique est mise en place par des marchands de soupe et de royaux pour la faire circuler. Le métier de médiateur dans le monde du livre numérique est encore à inventer !

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